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26/06/2024

Les irréductibles Britanniques : vers une victoire travailliste ?

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Les irréductibles Britanniques : vers une victoire travailliste ?
 Colm Murphy
Auteur
Maître de conférences en Science politique - Queen Mary University of London.

Les élections générales au Royaume-Uni, qui permettent l’élection des 650 “members of Parliament”, devaient se tenir en janvier 2025 : Rishi Sunak a annoncé les avancer au 4 juillet. Le Premier ministre espère ainsi bénéficier d’un contexte économique relativement favorable, avec une inflation maîtrisée à 2,3 % et une croissance de 0,6 %, et limiter les dégâts d’une impopularité croissante de son parti. Au pouvoir depuis 14 ans, les Tories ont des raisons de se montrer inquiets et les sondages leur sont défavorables. À l’inverse, l’espoir est grand du côté des Travaillistes : leur nouveau président, Keir Starmer, paraît susciter l’enthousiasme parmi les électeurs. Comment comprendre une dynamique britannique qui semble aller à rebrousse-poil de celle qu’on observe ailleurs en Europe ? Entretien avec Colm Murphy. 

Qui est Keir Starmer ? Comment le positionner politiquement entre l’héritage d’un Tony Blair et celui de son prédécesseur controversé, Jeremy Corbin ?

Ancien avocat spécialisé dans les droits de l'homme, Keir Starmer est aussi haut fonctionnaire. Il a rejoint la politique parlementaire en devenant député travailliste en 2015, alors qu’il était âgé d’une cinquantaine d’années. Cette entrée relativement tardive rend sa ligne idéologique plus difficile à déterminer car son héritage en tant que travailliste est mince. On sait que, dans sa jeunesse, il avait des engagements plus radicaux et qu’il a participé à la rédaction d'un obscur journal trotskiste dans les années 1980, mais on connaît aussi ses tentatives pour réformer les institutions de l'intérieur, comme lorsqu’il fut directeur des poursuites publiques (une sorte de procureur général) pour l’Angleterre et le Pays de Galles entre 2008 et 2013 - avec tous les compromis que cela implique.

Une fois au Parlement, Starmer a d'abord été considéré comme un membre de la "gauche consensuelle" (soft left), terme vague pour désigner ceux qui sont à gauche du New Labour sans pour autant rejoindre la ligne plus dure, tant sur le plan de la stratégie électorale que de la politique, des partisans de Jeremy Corbyn. Starmer a abandonné les promesses qui le rattachaient à cette "soft left" à partir de 2020 (comme l'abolition des frais de scolarité) et s’est de plus en plus rapproché de la “droite" du parti travailliste en interne. Si le manifeste de son parti pour 2024 contient toujours des propositions fortement marquées à gauche (renforcement des droits des travailleurs, énergie propre d'ici 2030, taxes sur les écoles privées), il laisse, à dessein, certains sujets dans un clair-obscur prudent, notamment en ce qui concerne les dépenses publiques.

Le vote en sa faveur est-il, comme le disent certains commentateurs, une sanction infligée aux Conservateurs, après 14 ans de règne et les difficultés du Brexit, ou un vote d’adhésion ?

Si l’on en croit The Economist, 2024 s'annonce comme une année d’"élections punitives". Après les chocs du début des années 2020 (la pandémie, l'Ukraine) et leurs conséquences inflationnistes et polarisantes, les gouvernements en place se trouvent en difficulté dans tout l'Occident. La crise de l’inflation et du coût de la vie au Royaume-Uni, qui fait baisser le soutien au gouvernement, s'inscrit donc dans une tendance plus large.

Toutefois, l'ampleur de l'effondrement du soutien aux conservateurs est également imputable à l’échec des politiques qu’ils ont menées. Qu'on en juge : politiques d’austérité menées entre 2010 à 2015 qui ont conduit à l'effondrement de l'État-providence, juste avant une pandémie ;  incapacité à revenir à une croissance soutenue des salaires réels après 2008 ; gestion désastreuse des attentes en matière de contrôle de l'immigration (les chiffres de l'immigration ont grimpé en flèche après le Brexit) ; insouciance fiscale de Liz Truss, sans compter les maigres réalisations législatives de Sunak.

Le gouvernement conservateur s’est [...] illustré par son instabilité, faisant se succéder à la tête du gouvernement trois Premiers ministres (Boris Johnson, Liz Truss et Rishi Sunak) depuis les dernières élections, ayant été associé à des scandales de corruption et prêtant le flanc à des accusations d'hypocrisie.

Le gouvernement conservateur s’est également illustré par son instabilité, faisant se succéder à la tête du gouvernement trois Premiers ministres (Boris Johnson, Liz Truss et Rishi Sunak) depuis les dernières élections, ayant été associé à des scandales de corruption et prêtant le flanc à des accusations d'hypocrisie. Mis ensemble, ces facteurs se sont soldés par une chute vertigineuse du parti dans les sondages et par des résultats très négatifs dans les enquêtes de confiance. Les enquêtes d’opinion montrent que la "compétence" économique des conservateurs est jugée faible et la popularité personnelle de Sunak est également très basse.

De son côté, le parti travailliste de Keir Starmer a su tirer parti de ces faiblesses et s’est concentré sur les électeurs indécis et leurs principales préoccupations, telles que la crise du coût de la vie et le National Health Service (NHS, système de soins britannique). La cote de popularité de M. Starmer, sans être spectaculaire, est comparativement meilleure que celle d'autres figures récentes des deux partis, et elle s'est améliorée au cours de la campagne, ce qui s'explique en partie par un environnement médiatique relativement plus favorable que celui auquel son prédécesseur, Jeremy Corbyn, a été confronté. On ne peut toutefois minorer la part personnelle que prend Starmer dans ce succès électoral. 

Comment comprendre la stratégie de Rishi Sunak en avançant les élections ? Quel est le bilan des Conservateurs après quatorze ans de règne ? 

Les conservateurs n'ont pas de stratégie : c'est là tout leur problème. Les diverses stratégies qu’ils ont tenté de développer se sont avérées peu probantes ou mal conçues et n’ont pas résisté à l’épreuve du réel. M. Sunak a par exemple présenté sa proposition d’interdire aux jeunes de fumer comme une réalisation législative phare avant de l'abandonner quelques jours plus tard pour dissoudre le parlement. Les actions du gouvernement au cours des derniers mois - telles que sa tentative, malheureuse et compliquée, d'expulser les migrants vers le Rwanda - avaient un air de panique. La campagne électorale a été tout aussi confuse et pleine de messages contradictoires (les conservateurs ont simultanément accusé Keir Starmer d’être insignifiant et d’être un dangereux socialiste) ou de politiques gadgets (le service national pour les jeunes de 18 ans). Le parti met trop en avant les réductions d'impôts, qui n’attirent plus des électeurs inquiets des dysfonctionnements des services publics et qui sont d'autant plus difficiles à promouvoir que la charge fiscale a augmenté de manière significative sous le gouvernement conservateur.

Cette incohérence ne doit pas surprendre. Dans une large mesure, les problèmes des conservateurs sont des problèmes politiques (longues listes d'attente dans les services de santé, inégalités en matière de logement, réfugiés qui traversent la Manche) liés à l'échec de leurs principaux programmes depuis 2010 : l'austérité, le Brexit et le "nivellement par le haut". En conséquence, ils ont réussi à s'aliéner certaines franges-clefs de l'électorat aux préférences radicalement divergentes, qui se tourneront toutes vers des alternatives plus proches de leurs opinions (le Labour, les Libéraux-Démocrates ou les Réformistes).

Comment comprendre que le Royaume-Uni connaisse une dynamique politique à rebours de celle que l’on observe dans le reste de l’Europe ? 

Voir dans la situation actuelle une “dynamique à rebours” du reste de l’Europe est à la fois vrai et faux. N'oublions pas que le Royaume-Uni ressemble à une grande partie de l'Europe occidentale (et des États-Unis) en ce sens que le parti au pouvoir est très mal perçu et qu’il se trouve en difficulté sur le plan électoral. Inflation en forte hausse et élévation des coûts de l'énergie l’expliquent, ici comme ailleurs. 

Il n’en reste pas moins exact que le basculement à gauche du Royaume-Uni apparaît comme une anomalie par rapport aux élections européennes, en particulier en Europe occidentale. Cela s'explique en partie par le fait que la sévère austérité appliquée depuis les années 2010 a ouvert l’espace politique et a rendu les électeurs réceptifs à des arguments sur la réduction des inégalités et la reprise des investissements dans les services publics. Il faut également prendre en compte un facteur générationnel : l'électorat tend à devenir plus libéral sur certaines questions (par exemple, l'immigration).

Il n’en reste pas moins exact que le basculement à gauche du Royaume-Uni apparaît comme une anomalie par rapport aux élections européennes.

Enfin, on peut l’attribuer au mode de scrutin et à l'organisation du système électoral, qui récompense les partis dont les voix sont "efficacement" réparties entre les sièges disputés plutôt que concentrés dans des sièges acquis (les travaillistes en 2024, les conservateurs en 2019, le Scottish National Party en 2015), et qui punit sévèrement les partis ayant perdu des voix simultanément sur leurs ailes droite et gauche (comme ce fut le cas des conservateurs en 2024).

La santé figure parmi les principaux motifs de préoccupation des Britanniques et le service public semble en piteux état : quelles réponses pourrait apporter le Labour sur la crise traversée par le National Health Service ? 

Les travaillistes ont choisi de faire de la relance du NHS l'une de leurs cinq "missions" principales, et l'une des premières "mesures" de leur manifeste est de créer 40 000 rendez-vous supplémentaires à l'hôpital par semaine, financés par l'abolition des échappatoires fiscales. Rien de surprenant à cela : le NHS est l'une des principales préoccupations de l'électorat. Le parti travailliste a longtemps devancé ses adversaires sur cette question et, lors des dernières élections, il a promis de "sauver le NHS". Les politiques de santé mobilisent également tout particulièrement les membres du parti travailliste car le NHS est doté d’une profonde signification symbolique, lui qui plonge ses racines dans le gouvernement travailliste mythifié de 1945-1951.

Cependant, les économistes experts des dépenses publiques estiment que les tendances démographiques actuelles rendent la trajectoire de financement du Labour radicalement insuffisante pour maintenir et reconstruire les services du NHS à moyen terme. Les travaillistes ont promis de ne pas revenir à l'"austérité". Par conséquent, ils placent beaucoup d'espoir dans la "réforme" pour trouver des gains d'efficacité, et espèrent que la croissance économique produise davantage de recettes fiscales, qui pourront alors être affectées aux soins de santé. Faute de quoi, le parti travailliste de Keir Starmer devra choisir entre trois options difficiles : sous-financer le NHS, contrevenir aux règles fiscales ou augmenter les impôts.

Le Labour est-il désormais un parti “centriste”, ayant effectué sa mue d’un parti contestataire à un parti de gouvernement ? Quel est notamment son programme économique ? 

Keir Starmer a rapproché le parti travailliste d’une ligne plus tempérée sur certaines questions politiques symboliques. Le programme économique du Labour reflète en partie cette évolution. Il s'agit d'une approche délibérément orthodoxe de la politique macroéconomique, qui lie le gouvernement à des règles fiscales promettant l'équilibre des dépenses courantes et la réduction du ratio dette/PIB en cinq ans. En agissant de la sorte, le parti comptait rétablir sa cote de "compétence" économique et l’approche semble avoir fonctionné. Les travaillistes affirment également que la "stabilité" conduira à une croissance plus élevée grâce à la reprise des investissements. Les acteurs du marché et les commentateurs restent toutefois sceptiques. 

La politique du parti travailliste s'inspire explicitement de la politique de Bidenomics menée aux États-Unis, mais avec moins de moyens financiers.

En réalité, la situation est plus complexe. Dans un récent discours qui a fait date, la Chancelière de l'Échiquier, au sein du cabinet fantôme travailliste, Rachel Reeves, a préconisé la "securonomie", une approche qui implique une politique industrielle plus interventionniste et une vision plus "stratégique" des questions commerciales et monétaires. Cette approche s'accompagne de promesses d'énergie propre d'ici 2030 et d'une "nouvelle donne pour les travailleurs", soit un ensemble de politiques favorables aux travailleurs telles que l'interdiction du "fire and rehire" (“licencier et réembaucher”) et l'abrogation de la législation anti-syndicale.

La politique du parti travailliste s'inspire explicitement de la politique de Bidenomics menée aux États-Unis, mais avec moins de moyens financiers. Elle s'inspire également des débats sur la politique économique du parti après sa défaite en 2010, caractérisés par une critique de l'approche conciliante de Tony Blair et Gordon Brown à l'égard de la mondialisation et de la déréglementation financière.

Marier un programme interventionniste, écologiste et de défense des droits des travailleurs avec un message de prudence économique, tout en trouvant l'argent nécessaire pour financer des services publics qui s'effondrent, sera un immense défi pour le gouvernement. Il est probable que des tensions internes surviendront entre les ministres du gouvernement et au sein des parlementaires. Le gouvernement de M. Starmer devra probablement faire des choix difficiles, lorsque le moment sera venu de passer à l'action.

Quelle est la position du Labour vis-à-vis de l’UE ? Du Brexit et de son éventuel retour en arrière ? Qu’attendre de la prochaine réunion de la CPE à Londres sur ces différents dossiers ?

Les travaillistes ont délibérément évité de parler de l'Union européenne. Le Brexit constitue une sorte de “tabou” au sein des principaux partis mais les dirigeants ont manifesté leur volonté de se rapprocher de l’UE sur certaines questions, telles que les accords vétérinaires et la coopération en matière de sécurité. Toutefois, le groupe de réflexion "UK in Changing Europe" a rejeté ces propositions où il dénonce du simple “bricolage” - même si l'UE devait les accepter. Le changement le plus important sera probablement celui du ton, surtout par rapport au gouvernement conservateur de Boris Johnson. Le gouvernement de la République d'Irlande, qui est membre de l'UE, serait particulièrement favorable à une réinitialisation des relations, afin de s'appuyer sur les progrès réalisés par l'accord de Windsor signé par le gouvernement de Sunak - l'une des rares réussites de son gouvernement.

Quelles sont les positions de Keir Starmer concernant le soutien britannique à l’Ukraine et compte-t-il poursuivre la politique de soutien total engagée par les Conservateurs ? 

Un gouvernement Starmer devrait poursuivre la politique britannique actuelle de soutien diplomatique, financier et militaire à l'Ukraine, que les travaillistes ont toujours soutenue dans l'opposition.

Quelle est la position du président des Travaillistes vis-à-vis de Gaza ? Comment le Labour renouvelé se distingue-t-il des positions de Corbyn et comment peut-il donner confiance aux interlocuteurs internationaux ?

Les travaillistes ont eu du mal à définir leur position sur Gaza. La réponse initiale de Keir Starmer au 7 octobre a été de soutenir le droit d'Israël à se défendre. Il a semblé insinuer (lors d'une interview radio désastreuse) qu'Israël pouvait commettre des crimes de guerre tels que priver d'eau les civils, mais il s'est rétracté par la suite. Au sein du parti, on trouve des tendances et des acteurs favorables à Israël, qui appuient les otages et les civils innocents tués par le Hamas. Toutefois, la réponse extrêmement violente d'Israël a suscité le tollé d'autres composantes du parti et de la gauche au sens large, ainsi que de certains électeurs musulmans (qui soutiennent massivement le parti travailliste). Plusieurs indépendants et partis contestataires se disputent désormais des sièges habituellement acquis aux travaillistes en mettant en avant Gaza - bien que la plupart d'entre eux ne soient pas susceptibles d'avoir un grand impact électoral.

Depuis le mois d'octobre, et après de douloureuses contestations internes, y compris des votes controversés au Parlement, le parti travailliste s'est engagé à soutenir un "cessez-le-feu immédiat" et à reconnaître le statut d'État palestinien dans le cadre du processus de paix. Ce compromis a atténué les conflits internes. Toutefois, cette question reste controversée au sein de la gauche britannique. M. Starmer voudra probablement travailler en étroite collaboration avec les États-Unis et d'autres alliés pour faire avancer un cessez-le-feu et un processus de paix multilatéral. Mais il faut s'attendre à des pressions internes sur un gouvernement Starmer pour qu'il adopte une ligne plus ferme en faveur de la cause palestinienne - surtout si la solution des deux États s’éloigne - et pour qu'il envisage de revoir les exportations d'armes du Royaume-Uni vers Israël, qui sont modestes mais qui important sur le plan symbolique. 

Copyright : Oli SCARFF / AFP

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