AccueilExpressions par MontaigneLe syndicalisme britannique dans les années 2020 : un retour aux conflits des années 1980 ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.14/08/2023Le syndicalisme britannique dans les années 2020 : un retour aux conflits des années 1980 ? Europe SociétéImprimerPARTAGERAuteur Ewan Gibbs Maître de conférences en histoire économique et sociale à l'université de Glasgow Tour d'Europe des syndicats Notre Tour d'Europe des syndicats fait étape au Royaume-Uni ce lundi. Marquée par des épisodes de grève inédits, l'année 2023 y laisse comme un air de déjà vu et une surprenante réminiscence des mobilisations sous "l'ère Thatcher". Faut-il y voir l'élan d'un nouveau souffle pour les syndicats britanniques ? Ou à l'inverse, un ultime sursaut avant le dernier soupir ? Rien n'est moins sûr. Mais pour inverser la tendance de 40 années de trajectoire déclinante, les défis, eux, sont certains. Décryptage d'Ewan Gibbs, professeur d'histoire économique à l'université de Glasgow.Retrouvez ici l'ensemble des papiers de notre Tour d'Europe des syndicats.En 2023, la Grande-Bretagne a connu une vague de conflits sociaux d’une ampleur inédite depuis les années 1980. Une série de grèves historiques s'est répandue dans tout le pays, touchant aussi bien les syndicats des secteurs public que privé. Dans les écoles, les universités, les services postaux, les chemins de fer, les bus, les ports, les entrepôts, les raffineries, les plates-formes pétrolières et gazières offshore… Partout, les travailleurs ont manifesté leur mécontentement, galvanisés par des niveaux d'inflation élevés et d’importantes baisses des salaires réels. L'Office des statistiques nationales a indiqué que le nombre de jours perdus en raison des grèves avait battu tous les records du XXIème siècle, et ceux des années 1990. Il faut remonter à 1989, lorsque Margaret Thatcher était encore au pouvoir, pour trouver des ordres de grandeur similaires. À l’époque, des secteurs clés de l'économie, comme l'approvisionnement en électricité, l'extraction du charbon, la sidérurgie et les chemins de fer, appartenaient encore à l'État. Or, la Première ministre cherchait à les privatiser, ce qui engendrerait des vagues de licenciements sans précédent. Les manifestations de 1989, quatre ans après la défaite historique de la grève des mineurs de charbon en 1984-1985 (grève qui avait duré un an), ont eu lieu avant que la reconfiguration des emplois ne soit pleinement ressentie. Aujourd’hui, Mick Lynch, secrétaire général du Syndicat national des travailleurs du rail et du transport maritime (RMT), s’est érigé en (improbable) figure de proue de ce mouvement, dépassant le seul périmètre de son syndicat, incarnant dans sa totalité cette nouvelle mobilisation des travailleurs dès l'année 2022."Enough Is Enough"Lors des rassemblements organisés dans tout le pays par l’intersyndicale "Enough Is Enough", les deux slogans de Mick Lynch étaient brandis par les manifestants : "The working class is back" (La classe ouvrière est de retour) et "We refuse to be poor anymore" (Nous refusons d'être toujours pauvres).Si ce regain d’activité a permis aux syndicats britanniques de regagner de la confiance, force est de constater qu’ils n'ont pas encore retrouvé la posture dont ils jouissaient auparavant, celle d’acteurs intégrés et légitimes de la société industrielle, capables de peser sur les décisions gouvernementales. L'accélération de la désindustrialisation au cours des dernières décennies du XXème siècle, comme la délégitimation politique concomitante des syndicats, restent de sérieux obstacles à leur renforcement. Plus particulièrement, les syndicats sont confrontés au défi permanent de l’élargissement de leur influence, au-delà de leurs bases historiques que sont le secteur public et les domaines du secteur privé hérités de la privatisation ou de l'ancienne économie industrielle. Gagner et perdre la reconnaissanceC'est dans les années 1960 et 1970 que les syndicats britanniques ont connu leur âge d’or. Ils étaient alors pleinement reconnus en tant qu'organisations légitimes, défendant les intérêts à la fois des travailleurs de l'industrie, mais aussi des cols blancs du secteur public. Sortis renforcés de la Seconde Guerre mondiale, ils se sont développés pendant les années de plein emploi qui ont suivi, bénéficiant d’un environnement industriel en expansion grâce aux nationalisations, et des efforts des gouvernements en faveur de la productivité - par le biais d'organismes tels que le Conseil national de développement économique par exemple. Ces initiatives ont renforcé l'engagement en faveur d'une organisation du travail tripartite entre employeurs, syndicats et gouvernement.Les conflits liés au statut des travailleurs sont toutefois restés un sujet sensible en Grande-Bretagne. Les gouvernements travaillistes et conservateurs ont tenté de s'attaquer au pouvoir des élus du personnel, les délégués syndicaux, qui étaient alors considérés comme des agents de la grève, cherchant à protéger le statut des travailleurs au détriment de l'efficacité et de la production industrielle. Les syndicats britanniques se distinguaient alors par leur caractère diffus et décentralisé.Les syndicats britanniques se distinguaient alors par leur caractère diffus et décentralisé. Même au sein des grands syndicats qui exerçaient une influence considérable sur la politique du Parti Travailliste, tels que le Syndicat mixte des ingénieurs (l'Amalgamated Engineering Union) et le Syndicat des transports et des travailleurs généraux (Transport and General Workers' Union), qui dominaient l'industrie manufacturière, les branches et les groupes au sein des usines jouissaient souvent d'une forte indépendance. Le puissant syndicat national des travailleurs des mines (National Union of Mineworkers) se caractérisait par une structure fédéralisée, avec des différences notables entre secteurs, des plus modérés aux plus radicaux, qui tenaient à leur autonomie. Alors que le syndicat des travailleurs des mines a atteint son apogée lors des grèves nationales du charbon de 1972 et 1974, au cours desquelles les mineurs ont obtenu d'importantes augmentations de salaire, leur nombre avait déjà décliné de façon considérable. Leurs effectifs se sont en effet divisés par deux depuis les années 1950, où l’on comptait environ 700 000 travailleurs dans le charbon. Les dockers, les travailleurs de chemins de fer et d'autres grands secteurs syndiqués ont connu des baisses similaires, l'emploi global dans l'industrie manufacturière atteignant son pic en 1966, et n’ayant cessé de chuter depuis. Les syndicats ont néanmoins continué à se développer jusqu'à la fin des années 70, lorsque le nombre d'affiliés a culminé à plus de 13 millions, soit 55 % de l'ensemble des travailleurs britanniques. Les conditions de travail d'une large proportion de travailleurs étaient encore définies dans le cadre de négociations collectives entre les syndicats et les employeurs, le taux de couverture atteignant plus de 70 % des travailleurs à peu près à la même époque. Ce sont les gouvernements Thatcher qui, dans les années 1970 et 1980, mettent le syndicalisme au pas, en adoptant une batterie de mesures limitant leurs capacités d’actions et leur poids politique. Les Employment Acts adoptés au Parlement au début des années 80 prévoient notamment une limitation drastique de la définition des piquets de grève, qui ne peuvent concerner que les travailleurs qui sont eux-mêmes parties prenantes au conflit, et dans les locaux de leurs seuls employeurs (ce qui réduit de fait toute solidarité inter-professionnelle ou mobilisation inter-usine). Les ateliers ne peuvent être fermés que si leur blocage est soutenu par 80 % des travailleurs. Les bulletins de vote pour les grèves et les élections syndicales, qui avaient lieu sur le lieu de travail, sont remplacés par des votes par correspondance. Plus récemment, la législation s'est encore durcie : la loi sur les syndicats de 2016 a ainsi introduit des seuils de participation minimale très stricts pour les scrutins de grève. Une grève n’est légale qu’à condition que "50 % des personnes habilitées à voter participent au scrutin, et si la majorité des votants y est favorable". Pendant les dix-huit années de gouvernement Conservateur, l'emploi dans le secteur public a chutéCes changements, accompagnés d'une modification de la structure économique du pays, ont conduit à la marginalisation progressive des syndicats. De 1979 à 1997, pendant les dix-huit années de gouvernement Conservateur, l'emploi dans le secteur public a chuté, passant de plus de 7 millions à 5 millions. L'emploi dans l'industrie manufacturière, les mines et les services publics a connu des baisses similaires, passant d'environ 7,5 millions à 3,5 millions entre la fin des années 1970 et le début des années 2000. Le syndicalisme britannique du XXIème siècle Depuis le début des années 2000, le syndicalisme britannique a connu une triple dynamique de réduction des effectifs, de fusion des structures syndicales, et de persistance du poids des secteurs publics et industriels. Dans le même temps, les syndicats ont conservé une influence politique (quoique relative) au sein du Parti Travailliste. Ces dernières années, ils se sont également tournés vers des modes d’actions plus combatifs.De 8 millions de membres en 2000, le nombre d'affiliés est passé à 6,25 millions en 2022. La seule année 2021 se solde par une diminution inédite du nombre d'adhérents : avec une perte de 200 000 syndiqués. Au milieu des années 2000, le taux de syndicalisation se stabilise autour de 30 %. Il diminue ensuite à un rythme beaucoup plus rapide que le nombre de membres, malgré un contexte d’augmentation de la main-d’œuvre. Il s'établit aujourd’hui à environ 22 %. La structure organisationnelle des syndicats reflète ces changements. Depuis le milieu des années 2000, les travailleurs du secteur public sont plus nombreux que ceux du secteur privé à être syndiqués, alors que le secteur public ne représente qu'un cinquième de la main-d'œuvre britannique. Notons également que les femmes sont aujourd'hui plus susceptibles que les hommes d'être membres d'un syndicat. Cependant, on observe également une diminution globale du taux de syndicalisation dans des secteurs autrefois fortement syndiqués. Depuis le milieu des années 1990, la proportion de travailleurs dans le secteur de l'électricité et du gaz a chuté de plus de 40 %, tandis que le taux de syndicalisation dans le secteur public est passé d'environ 60 % à moins de la moitié au cours des vingt dernières années. Dans le secteur privé, le taux de syndicalisation a chuté à 12 %.Face à ces changements majeurs, les syndicats britanniques ont réagi en se concentrant sur la mise en commun de leurs forces. Certains anciens syndicats sectoriels très puissants, comme le NUM, ont pratiquement disparu, tandis que d'autres, comme l'Iron and Steel Trades Confederation (la "Confédération du commerce du fer et de l'acier"), ont fusionné avec d'autres syndicats plus petits pour former Community en 2004. Trois grands syndicats représentent aujourd'hui plus de la moitié des travailleurs syndiqués en Grande-Bretagne : Unite, issu de la fusion d'AMICUS, successeur syndicat mixte des ingénieurs (AEU), et du Syndicat des transports et des travailleurs généraux (TGWU) ( au milieu des années 2000, revendique actuellement 1,4 million de membres. Unison, syndicat du secteur public issu de la fusion de trois syndicats de la santé et des collectivités locales en 1993, compte quant à lui 1,3 million de membres. GMB, né de la fusion du National Union of General and Municipal Workers et de l'Amalgamated Society of Boilermakers, Shipwrights, Blacksmiths and Structural Workers, compte environ un demi-million de membres. Il est le symbole de cette évolution récente vers un syndicalisme "généraliste", en opposition aux syndicats sectoriels traditionnels. Le GMB n'est d’ailleurs plus un acronyme et, comme Unite, il s'est engagé à s'organiser au-delà des lignes traditionnelles qui séparaient les syndicats les uns des autres. Notons que ces trois grands syndicats restent affiliés au Parti Travailliste, et rien ne laisse présager de changements en la matière dans les années à venir. En participant à l'élaboration des programmes travaillistes, ils façonnent les politiques de protection de l'emploi et la politique industrielle. Ces relations ont connu des hauts et des bas et ont varié en fonction des préférences politiques des syndicats. Ces trois grands syndicats restent affiliés au Parti Travailliste.Le soutien des syndicats a par exemple permis à Ed Miliband de battre son frère David lors de l'élection à la direction du parti en 2010, donnant au Parti Travailliste une orientation plus sociale-démocrate. La ligne du parti engagée par Jeremy Corbyn, son plaidoyer en faveur de l'élargissement du secteur public et d'une révolution industrielle verte, ont été menés en étroite collaboration avec le syndicat Unite. L'actuelle feuille de route travailliste de Keir Starmer, plus prudente, a néanmoins poursuivi la défense d’une politique industrielle active et la promotion d’un modèle public de l’énergie, en lien avec GMB.Des spécificités nationales et régionales demeurent, dessinant les contours d’une carte syndicale toujours contrastée. Le syndicalisme bénéficie d’une reconnaissance importante dans les anciennes régions industrielles, où le taux d'emploi dans le secteur public est traditionnellement plus élevé. En Écosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord, ces régions sont également associées à des administrations décentralisées. Les gouvernements écossais et gallois se sont montrés plus favorables à l'implication des syndicats dans l'élaboration des politiques et se sont engagés dans des programmes de "fair work" (travail équitable).Le syndicalisme pour les années 2020Aujourd’hui, le taux de syndicalisation en Grande-Bretagne se situe à peu près au niveau de la moyenne de l'Union européenne, soit entre un cinquième et un quart des travailleurs. Les travailleurs britanniques bénéficient d'un taux de syndicalisation plus élevé qu'en Allemagne (18 %), en Espagne (19 %) et en France (8 %). Il demeure néanmoins bien plus faible que dans les pays Scandinaves ou en Belgique, où les syndicats occupent une place prépondérante dans le système de protection sociale. Contrairement aux pays où des syndicats puissants ont développé des systèmes de cogestion, comme les comités d'entreprise allemands, les syndicats britanniques n'ont pas non plus été en mesure de se rabattre sur des formes de soutien institutionnel après avoir perdu de leur force dans des négociations collectives conflictuelles.En dépit de leur ouverture, les syndicats britanniques restent fortement affiliés à des industries ou à des professions. Des syndicats pourtant généraux comme Unite, le GMB ou Community conservent de fortes démarcations sectorielles internes. Leur affiliation au Parti Travailliste ne devrait pas se distendre, et ils restent affiliés au Trades Union Congress ainsi qu'au Scottish Trades Union Congress et au Wales TUC. Il s'agit donc d'un modèle persistant, qui se distingue d’autres modèles aux affiliations politiques plus diverses, comme c’est le cas en France. Pas d’immobilisme pour autant : les syndicats britanniques se modernisent. Ils déploient de nouvelles campagnes pour recruter de nouveaux membres et ont, pour la plupart, changé leur organisation interne ; un virage qui s'est consolidé après la victoire des Conservateurs aux élections de 2019. Sharon Graham a été élue secrétaire générale de Unite en 2021 sur un programme qui critiquait la stratégie du syndicat consistant à s'appuyer sur le Parti Travailliste, en s'engageant au contraire à revigorer l'activisme industriel. Unite a récemment déclaré qu'au cours des deux dernières années, le syndicat avait obtenu entre trois et quatre mille livres sterling d'augmentation salariale, à l’issue de 460 conflits. Les grèves ont été concentrées dans les transports publics, mais d'autres grèves importantes et des augmentations de salaire ont été obtenues à la centrale électrique de Drax, dans les Midlands, et au port de Felixstowe sur la côte sud. Les plates-formes pétrolières et gazières de la mer du Nord ont également été touchées par des grèves menées par des travailleurs confrontés à l’augmentation du coût de la vie, mais produisant des "bénéfices exceptionnels" pour les compagnies pétrolières et gazières. Ces conflits révèlent une tension importante pour l'avenir des syndicats britanniques, dont l'histoire est étroitement liée à celle de la production d'énergie, du charbon au pétrole et du gaz à l'électricité. Le GMB a récemment critiqué la proposition de Keir Starmer, chef du Parti travailliste, de mettre fin à l'octroi de licences d'exploitation du pétrole et du gaz pour des raisons liées au changement climatique, se prononçant en faveur de "plans et non d'interdictions". Les débats sur la forme que doit prendre une "transition juste" pour les travailleurs des secteurs de l'énergie et des économies régionales seront de plus en plus importants pour les syndicats dans les années et décennies à venir, puisque Ccs filières dépendent fortement de secteurs extractifs et producteurs de carbone. Le succès ou l'échec des combats menés par les Syndicats représentant des travailleurs du secteur privé seront également déterminants pour l’avenir du syndicalisme. Des batailles comme la lutte en cours pour obtenir la reconnaissance syndicale d'une branche du GMB dans l'entrepôt d'Amazon à Coventry, ou les tentatives de s'appuyer sur le succès du syndicat dans le magasin Apple à Glasgow, détermineront si les travailleurs britanniques peuvent véritablement refuser d'être pauvres à l'avenir.ConclusionLe principal défi des syndicats britanniques est celui de leur renforcement, en déjouant quarante années de déclin de leurs effectifs. Au cours d'une année 2023 marquée par des actions syndicales de grande ampleur, alimentées par une inflation élevée et un marché du travail particulièrement tendu, les syndicats ont gagné le soutien de l'opinion publique et encouragé les travailleurs à renouveler ou à approfondir leur engagement dans le mouvement syndical. En revanche, les syndicats ont continué à se réduire malgré cette embellie porteuse d'espoir.Le plus grand défi reste l'établissement d'une présence forte dans le secteur privé des services.Là où les syndicats sont déjà présents, ils sont généralement plus faibles qu'autrefois et doivent relever le défi de leur élargissement. Des changements favorables dans la politique industrielle d'un gouvernement travailliste, ou l'abrogation de certaines lois récentes, comme la loi sur les syndicats de 2016, y contribueraient.Le plus grand défi auquel les syndicats sont confrontés reste toutefois l'établissement d'une présence forte et reconnue dans le secteur privé des services, où la plupart des travailleurs britanniques sont employés, mais où leur présence reste très limitée. Copyright Image : JUSTIN TALLIS / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 07/08/2023 Les syndicats suédois : entre rôle clef et évolutions déstabilisantes Annie Jolivet 24/07/2023 Syndicalisme en Allemagne - Un modèle en crise ? Brigitte Lestrade