AccueilExpressions par MontaigneLe nouvel agenda stratégique européen face au risque du repli national L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.27/11/2024Le nouvel agenda stratégique européen face au risque du repli national Europe Union EuropéenneImprimerPARTAGERAuteur Thierry Chopin Conseiller spécial de l’Institut Jacques Delors, Professeur invité au Collège d’Europe à Bruges Après le vote d'investiture de la nouvelle Commission, quel est le nouveau cycle politico-institutionnel qui se dessine pour l'Union européenne ? Montée en puissance des droites nationales-populistes et fragmentation, affaiblissement des leaderships français et allemand, place grandissante des défis extérieurs et réorientation des politiques publiques sous l'angle économique et stratégique : la nouvelle Commission von der Leyen doit bâtir un agenda stratégique dans un contexte périlleux. Thierry Chopin en éclaire les principaux enjeux en soulignant l'importance du rôle de président du Conseil européen ainsi que des entreprises, face aux enjeux stratégiques externes et au défi de la compétitivité.Après les élections européennes de juin dernier, le choix des "top jobs" en juillet et le vote d'investiture, mercredi 27 novembre, de la nouvelle Commission par le Parlement européen (370 voix pour, 282 contre et 36 abstentions), il convient de faire le point sur les nouveaux équilibres politiques à l’échelle de l'Union et leurs conséquences sur les principales priorités des nouvelles institutions pour le cycle politico-institutionnel de cinq ans qui s'ouvre.Nouveau Parlement, nouvelle Commission : un reflet des nouveaux équilibres politiques et géopolitiquesÀ l’issue du scrutin de juin, le centre-droit (PPE), le centre-gauche (S&D) et les centristes/libéraux (Renew) restent en mesure de commander une majorité à la fois au Conseil européen et au Parlement européen, en dépit d’un net recul de Renew, qui a perdu 31 sièges. Le centre-droit (PPE), les sociaux-démocrates (S&D) et les libéraux (Renew) représentent une majorité de 55,7 % des sièges du nouveau Parlement européen ; le PPE, où domine la droite conservatrice allemande des CDU/CSU, est le grand gagnant du scrutin avec 26,1 % des sièges ; S&D reste stable avec 18,9 % des sièges ; Renew recule avec 10,7 % des sièges ; et les Verts baisse également avec 7,4 % des sièges et que la Gauche (GUE) progresse légèrement avec 6,3 % des sièges.Mais elle sera plus faible, avec le risque que des majorités ne se dégagent pas au Parlement européen sur des dossiers controversés au sein du PPE, du S&D et de Renew (par exemple en matière de politique environnementale, de politique agricole ou encore en matière d'immigration). En outre, l'équilibre du Parlement européen se déplace vers la droite. Une coalition de gauche n'est plus possible, tandis que des majorités de droite seront envisageables. Le centre-droit (PPE), qui sera l'acteur clé, pourrait alors chercher à renforcer son influence et à réorienter politiquement l'Assemblée de Strasbourg vers la droite, ce qui créerait des tensions avec le centre-gauche (S&D) et une partie des libéraux (Renew). On voit déjà des exemples de ce positionnement du PPE et des tensions que cela peut créer même si le test réel sera au moment des votes législatifs en commission et en plénière, y compris sur le vote des amendements. Comme on le verra plus bas, face au risque d’instabilité, la nouvelle Commission recherchera un soutien plus large que la coalition précédente, quitte à réduire ses ambitions politiques en se concentrant sur des questions susceptibles d'obtenir des majorités plus larges : les politiques liées aux défis extérieurs, en particulier la compétitivité économique et la sécurité extérieure. Par ailleurs, la voix de la droite nationaliste et de l’extrême droite est désormais plus forte : les Patriotes pour l'Europe (groupe créé par Viktor Orbán au sein duquel siègent les eurodéputés du Rassemblement national, du Fidesz hongrois et du parti d’extrême-droite espagnol Vox), ECR (où siègent les eurodéputés de Fratelli d’Italia et du PiS polonais), et L'Europe des nations souveraines (où siège notamment l’AfD allemande) représentent à eux trois 26 % des sièges du nouveau Parlement européen.Si la représentation des groupes politiques eurosceptiques a augmenté, la part des groupes politiques clairement pro-UE représente 63 % du nouvel hémicycle.Le nouveau groupe "Les Patriotes pour l’Europe" est devenu le troisième groupe politique par la taille, ce qui n'a néanmoins pas conduit à rompre le "cordon sanitaire" empêchant les eurodéputés de ce groupe d’obtenir des postes de responsabilité dans le nouveau Parlement européen. De son côté, le groupe des "Conservateurs et réformistes européens" (ECR) constitue le 4e groupe devant Renew. Toutefois, dans l'ensemble, si la représentation des groupes politiques eurosceptiques a augmenté, la part des groupes politiques clairement pro-UE représente 63 % du nouvel hémicycle. La reconduction d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne, le 18 juillet dernier, a constitué le premier test clé des équilibres politiques de la nouvelle législature : investie plus largement qu’en 2019, avec 401 voix sur 720, elle est parvenue à définir un programme qui a obtenu le soutien d'un nombre suffisant de députés européens issus des trois groupes politiques (PPE, S&D et Renew) composant la coalition majoritaire et de quelques autres eurodéputés issus d’autres groupes politiques. À cet égard, l'asymétrie est frappante entre d'un côté la relative stabilité des grands équilibres politiques au Parlement européen et l'investiture récente de la présidente de la Commission européenne - qui dirigera pendant les cinq années qui viennent ce qui s'apparente aujourd'hui à un gouvernement - et de l'autre le chamboulement de la situation politique en France après les élections législatives anticipées et les difficultés à nommer un Premier ministre et à constituer un gouvernement dont la fragilité est évidente.La composition de la nouvelle Commission dévoilée le 17 septembre dernier par sa présidente reflète ces nouveaux équilibres et plus directement la composition du Conseil européen puisque ce sont les États membres qui proposent des personnalités pour siéger au sein de la Commission. Avec 13 représentants du PPE, 5 S&D, 4 Renew, 1 CRE et 1 PfE, le barycentre du nouveau collège se déplace clairement vers la droite.Il est intéressant de noter que cela a pour résultat une surreprésentation du PPE au sein du collège des commissaires, à la fois par rapport au poids du PPE au sein du Parlement européen et par rapport au poids des pays gouvernés par le PPE au sein de la population européenne.Par ailleurs, l'octroi de portefeuilles stratégiques, notamment sur des sujets régaliens (souveraineté technologique, sécurité, politique étrangère, défense), mais aussi de postes influents de vice-présidences exécutives, à des représentants de pays nordiques et baltiques met en évidence les nouveaux équilibres géopolitiques et la transformation des relations de pouvoir au sein de l'UE sous l’effet de la guerre en Ukraine. L'octroi de portefeuilles stratégiques à des représentants de pays nordiques et baltiques met en évidence les nouveaux équilibres géopolitiques et la transformation des relations de pouvoir au sein de l'UE.La nouvelle Commission vient d'être investie par le vote des eurodéputés le 27 novembre, suite à une série d'auditions au Parlement européen. Il convient de souligner qu'il s'agit du Collège le moins bien élu depuis 1995. Ursula von der Leyen a réduit son assise au regard du nombre de voix qu'elle avait réussi à obtenir sur son nom au mois de juillet dernier (situation inverse à celle de 2019).Cela illustre bien les conséquences de la fragmentation évoquée plus haut. Beaucoup d'eurodéputés socio-démocrates et écologistes ont exprimé leur désaccord avec la présence, au sein du Collège, d'un Commissaire issu de l’ECR comme on a pu le voir lors des auditions des commissaires pressentis même si, in fine, le jeu de la "partitocratie" n'a pas conduit à rejeter telle ou telle personnalité pour tel ou tel poste. Cela illustre aussi la contamination de la polarisation dans certains États membres (en particulier en Espagne où, face aux inondations récentes, les eurodéputés du Partido Popular espagnol ont voté contre la Commission pour protester contre Teresa Ribera). La Commission risque donc d’être fragilisée et de manquer de cohésion interne, rendant le jeu parlementaire moins prévisible et pouvant générer des incidents et des frustrations entre les groupes soutenant la Commission. Ces difficultés pourraient s’installer dans la durée, voire empirer. Défis extérieurs et changement de priorités : compétitivité et sécuritéLa composition et l'architecture de la nouvelle Commission reflètent les priorités qui seront placées au cœur de l'agenda stratégique de l'UE pour les cinq années qui viennent. D’abord, sur le front économique, la compétitivité de l'UE et sa capacité à renforcer les sources nationales de croissance sont désormais des questions clés dans un contexte de fragmentation croissante des échanges et de subventions massives accordées par les États-Unis et la Chine à leurs entreprises dans un contexte de concurrence géopolitique et technologique. Le rapport d'Enrico Letta sur le marché unique et celui de Mario Draghi sur la compétitivité européenne proposent des pistes possibles qui structurent désormais l’agenda stratégique européen et qui alimentent d’ores et déjà le débat politique entre les États membres ainsi qu’entre les États membres et les institutions européennes. Certaines questions - comme le financement des investissements publics nécessaires pour que l'UE soit à la hauteur de ses priorités, suscitent la controverse.À la lecture des "Orientations politiques pour la prochaine Commission européenne" mais aussi de l'"Agenda stratégique 2024-2029" du Conseil européen, cela devrait conduire à mettre davantage l'accent sur les sources de financement privé, notamment via l'intégration et l'approfondissement du marché européen des capitaux, dont le Conseil européen s'est récemment saisi. Cela devrait également conduire à un nouvel effort de révision de la législation européenne existante - dans la mesure où elle est considérée comme un obstacle à la compétitivité européenne - et à une réponse politique plus affirmée face aux distorsions de concurrence induites par les politiques industrielles et commerciales de la Chine et des États-Unis. Plusieurs commissaires auront pour mission de mettre en œuvre cette dimension du nouvel agenda stratégique européen. Ce sera notamment le cas de Stéphane Séjourné, vice-président exécutif, dont on ignore aujourd’hui quelle pourra être sa capacité d’initiative compte tenu, notamment, de l’affaiblissement de l’influence de la France au sein des institutions européennes - aussi bien au sein du Conseil européen et du Parlement européen que de la Commission.L'autre grande question clé pour la prochaine législature réside dans le positionnement stratégique de l'UE, dans un monde où elle semble comparativement moins déterminée et unie pour affirmer ses intérêts et ses valeurs que d'autres grandes puissances géopolitiques telles que les États-Unis, la Chine ou la Russie. Après le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, l'UE se retrouvera isolée, notamment lorsqu'il s'agira de soutenir l'Ukraine, d'organiser sa propre sécurité et de promouvoir ses intérêts et ses valeurs sur la scène mondiale. La nouvelle législature sera donc probablement confrontée à des questions difficiles sur la défense, la politique étrangère et l'autonomie stratégique de l'UE.Ce qui précède montre que la direction politique et l'agenda stratégique de l'UE à l’horizon 2030 seront largement déterminés par les défis extérieurs. Cela impactera également d'autres priorités déjà présentes dans l'agenda de la législature précédente, telles que les transitions verte et numérique. La transition verte étant désormais confrontée à un contrecoup politique, elle sera de plus en plus abordée sous l'angle de la compétitivité et de l'autonomie stratégique. La concurrence des États-Unis et de la Chine dans le domaine des technologies vertes et les risques liés à la dépendance extérieure vis-à-vis des combustibles fossiles signifient que l'UE devra poursuivre son effort en faveur de l'écologie, mais il est désormais clair que cette question sera désormais abordée sous un angle plus économique qu'environnemental, ce qui aura un impact sur l'orientation des politiques vertes. Ambition européenne vs. fragmentation et repli nationaux : un risque réel à surmonterLa fragmentation politique accrue, issue des élections européennes, et que l’on observe aussi dans les États membres de l'UE, creusera toutefois l'écart entre l'ampleur des défis à relever et la capacité à s'accorder sur des réponses ambitieuses. Alors que la fragmentation politique risque de rendre difficile la poursuite de l'intégration, la nouvelle Commission pourrait tirer parti de ces défis externes pour rallier des soutiens en faveur de mesures audacieuses, comme elle a pu le faire au cours de la législature 2019-2024. Mais cela suggère que les progrès pourraient être réalisés de manière réactive plutôt que proactive, sous la pression des événements, aggravant la perception d'une UE en mode de gestion de crise plutôt que confiante dans sa vision de l'avenir. Cela continuerait d'offrir alors un terrain fertile au mécontentement et à une nouvelle augmentation du soutien aux partis populistes. En d'autres termes, d'un côté, l'agenda politique européen fait l’objet d’un consensus analytique (dont témoigne la réception des rapports alarmants mais lucides d'Enrico Letta et Mario Draghi) sur l'état de la situation économique et stratégique et le moment critique dans lequel se trouve l’UE ; mais, de l'autre, la situation politique dans les États membres suggère que la tentation du repli national est forte comme le montre par exemple la décision récente du gouvernement allemand d'un retour des contrôles aux frontières. Dans ce contexte, le sujet de l'immigration sera sans doute à nouveau clé ; s'accorder sur une politique d'immigration et d'asile est essentiel pour éviter les contrôles intérieurs mais ce sera très difficile. Le risque de guerres intestines entre les États membres ne doit ainsi pas être minoré et cela d'autant moins que cela pourrait conduire à une fragmentation du marché unique ainsi qu’à une mise en cause des règles européennes. La question qui doit être posée aujourd’hui est celle des conditions permettant d’éviter cet écueil et de surmonter cette situation afin que l'agenda stratégique de l’UE puisse être mis en œuvre. Les personnalités qui dirigeront les institutions de l'UE et la manière dont elles exerceront leur rôle, seront déterminantes à cet égard en jouant notamment un rôle essentiel de contrepoids vis-à-vis des États membres qui seraient tentés par le repli national. En particulier, à côté du rôle de présidente de la Commission européenne, qui a connu une politisation accrue et se concentre désormais sur la conduite du processus législatif, le rôle du président du Conseil européen pourrait être très important ; il pourrait évoluer de celui de facilitateur des échanges entre chefs d'État et de gouvernement à celui de gardien de la cohésion de l'Union ainsi que des objectifs, des intérêts et des valeurs de l'UE, semblable au rôle joué par le président de la République en Allemagne ou en Italie.Compte tenu de la centralité des priorités économiques, placées au cœur de l’agenda européen, il convient de souligner le rôle très important que pourraient jouer les entreprises.L'avenir dira si l'évolution de la fonction de président du Conseil européen dans cette direction sera facilitée par son nouveau titulaire Antonio Costa, l’ancien Premier ministre socialiste portugais. En outre, dans un contexte où le tandem franco-allemand est affaibli, la question se pose également du rôle que pourront jouer d’autres États membres, notamment la Pologne. Enfin, compte tenu de la centralité des priorités économiques, placées au cœur de l’agenda européen, il convient de souligner le rôle très important que pourraient jouer les entreprises afin de favoriser la mise en œuvre de l’agenda "Draghi" aux échelles européenne, nationale mais aussi territoriale et locale. Souvenons-nous ici de la contribution essentielle qu’avaient apportée les acteurs privés lors de la fondation ainsi que du développement du marché unique et aussi de l’euro…Copyright image : FREDERICK FLORIN / AFPLa présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et la Présidente du Parlement, Roberta Metsola, posent avec le nouveau collège des commissaires européens le 27 novembre 2024 à Bruxelles. ImprimerPARTAGERcontenus associés 04/10/2024 Rapport Draghi : façonner l’Europe puissance Raphaël Tavanti-Geuzimian 02/10/2024 Nouvelle commission européenne : où est l’emploi ? Franck Morel