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02/10/2024

Nouvelle commission européenne : où est l’emploi ?

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Nouvelle commission européenne : où est l’emploi ?
 Franck Morel
Auteur
Expert Associé - Travail et Dialogue Social

Union européenne : aucun commissaire n’a explicitement le mot d’”emploi” dans son intitulé de poste. Pourtant le sujet de l’Europe sociale devrait être un chantier prioritaire. Quelle pourrait être l’ambition politique européenne en la matière ? Les pistes de Franck Morel pour inspirer utilement le travail de la nouvelle Commission européenne.

Alors que le nouvelle commission européenne von der Leyen s’installe peu à peu, on constate, à l’examen des fonctions de chaque commissaire, que, pour la première fois depuis au moins l’arrivée de la Commission Delors voici donc quarante ans, aucun commissaire n’a nommément le mot d’”emploi” dans son intitulé de poste. Que dirait-on en France si un gouvernement ne comportait pas de ministre du Travail alors qu’à chaque nouvelle équipe, on scrute les dénominations et les éventuels “oublis”, qu’il s’agisse tantôt de celui du “logement”, tantôt de celui du “handicap”… ? À la lecture détaillée des lettres de missions, on constate que c’est la Roumaine Roxana Mînzatu, vice-Présidente de la commission, qui sera en charge des personnes, des compétences et de l’état de préparation dévolus à la Direction générale de l'Emploi, des Affaires sociales et de l'Inclusion. La commissaire reprend pour l’essentiel les attributions de l’ancien commissaire luxembourgeois Nicolas Schmit, à l’Emploi et aux Droits sociaux.

Cet “oubli” de l’emploi et des “affaires sociales” peut paraître révélateur d’une volonté politique ou d’une ambition de plus en plus difficile de l’Union européenne en matière d’Europe sociale

Mais pour autant, cet “oubli” de l’emploi et des “affaires sociales” peut paraître révélateur d’une volonté politique ou d’une ambition de plus en plus difficile de l’Union européenne en matière d’Europe sociale. S’agit-il d’une volonté politique en vertu de laquelle l’emploi ne serait en réalité qu’un sous-produit de la politique économique et n’aurait pas vocation à être singularisé dans son objet ? L’influence de la CDU, l’union chrétienne-démocrate d’Allemagne, aurait-elle induit cette suppression ?

Europe sociale ? Une ambition mesurée

Au plan national, c’est en 2007 que pour la première fois, l’emploi n’était plus rue de Grenelle mais rattaché à Bercy, au ministère de l’Économie de Christine Lagarde, au nom de la cohérence et de l’efficacité… Il existait par ailleurs un ministère du Travail de Xavier Bertrand, qui a mené avec les partenaires sociaux deux des réformes les plus ambitieuses en la matière de ces dernières années, celle de la représentativité syndicale et la création de la rupture conventionnelle. Toutefois, nulles attributions relatives à l’emploi et au travail dans le portefeuille des commissaires européens en charge de l’économie… S’agit-il alors d’un regard différent porté sur la manière dont les politiques publiques doivent traiter la question de l’emploi, alors que le taux de chômage en Europe, qui a oscillé entre 8 et 13 % des années quatre-vingt-dix à 2015, s’établit aujourd’hui à environ 6 % ? Ce sont les pénuries de main-d'œuvre et la qualité de l’emploi, la mobilité professionnelle – avec un taux d’emplois vacants dans l’Union européenne au moins deux fois plus élevé qu’il y a dix ans - qui nourrissent aujourd’hui les préoccupations.

On retrouve en fait la réponse dans les attributions de la commissaire en charge des personnes (people), compétences (skills) et surtout de l’état de préparation (preparedness), ces derniers termes pouvant au vu de la lettre de mission viser l’adaptation aux changements et crises… thèmes très transversaux en réalité !
Surtout, la lecture de la lettre de mission permet de constater que l’ambition fixée en matière sociale reste mesurée. L’essentiel des objectifs est organisé autour d’un fort tropisme pour les questions de formation, de compétences et d’éducation : désormais, c’est cette société de la connaissance, à l’heure de la révolution numérique, qui doit occuper prioritairement notre énergie. Le chantier de la reconnaissance des qualifications, avec une initiative à préparer autour de la portabilité des compétences, illustre par exemple cette orientation, notamment autour d’une stratégie européenne de l’éducation et de la formation professionnelle visant à élever le nombre des personnes qualifiées.


Les objectifs fixés dans le plan d’action pour la mise en œuvre du socle européen des droits sociaux  - adoptés en 2017 et qui comporte 20 grands principes  ”boussoles” pour l’action des institutions de l’Union - sont réaffirmés et devront donner lieu à un nouveau plan d’action en 2025. Il s’agit d’atteindre un taux d’emploi des 20-64 ans de 78 % en 2030 (objectif quasi atteint, puisque ce chiffre était de 75 % en 2023), de viser une proportion de 60 % des adultes suivant chaque année une formation – ils étaient moins de 44 % en 2023 - et enfin de réduire de 15 millions le nombre de personnes risquant la pauvreté ou l’exclusion. Sur quelle méthode reposeront ces ambitions ? Comment renforcer la stratégie européenne pour l’emploi, dès lors l’Union européenne a su, au plus fort de la crise en 2020, mobiliser des moyens à hauteur de 750 milliards d’euros pour soutenir l’économie via l’emprunt européen? En France, le plan ”un jeune, une solution” a ainsi été financé quasiment à moitié grâce à ce plan.


Un nouveau pacte pour le dialogue social européen doit également être adopté en 2025. La commission notait début 2024 qu’au cours de la dernière décennie, les partenaires sociaux interprofessionnels européens n’ont négocié aucun nouvel accord à mettre en œuvre par l’intermédiaire du droit de l’Union. Dix accords avaient été conclus auparavant dont trois ont donné lieu à des directives sur le temps partiel, les contrats de travail à durée déterminée et le congé parental. Les partenaires sociaux avaient par exemple par ailleurs échoué à se mettre d’accord pour réviser la directive européenne sur le temps de travail, vieille de trente ans. Enfin, le taux de couverture conventionnelle a baissé en Europe.

 Comment donner plus de force au dialogue social ? La question se pose aussi en France, avec des constats différents puisqu’on n’a jamais conclu autant d’accords d’entreprise par an (80 000). Cette interrogation suppose sans doute de réinterroger les mécanismes à l’œuvre en matière d’application du droit dérivé – c’est-à-dire le droit de l’Union édicté en application des Traités. Nous y reviendrons.

 

 Comment donner plus de force au dialogue social ? La question se pose aussi en France

Mais on constate également qu’une initiative doit être prise en matière de management algorithmique, sujet essentiel déjà abordé par la directive en cours d’adoption sur les travailleurs indépendants des plateformes. Le texte garantit qu’une personne effectuant un travail via une plateforme ne peut pas être licenciée sur la base d'une décision prise par un algorithme ou un système de prise de décision automatisé. Au lieu de cela, les plateformes doivent assurer une surveillance humaine sur les décisions importantes qui affectent directement les personnes effectuant un travail via une plateforme. En lien avec l’AI Act, règlement européen sur l’intelligence artificielle applicable dès 2025, un tel sujet mérite effectivement une intervention de l’Union et l’initiative est à soutenir.

Mais de la même manière que la directive sur les plateformes de travailleurs indépendants a vu son contenu heureusement édulcoré en matière de présomption de salariat, pour éviter de détruire un modèle économique et une méthode fondée sur la négociation collective de garanties sociales en France, le fait que la commission envisage de proposer un droit à la déconnexion ne peut susciter que l’interrogation. Sera-t-il encadré et si oui comment, alors qu’on ne parvient déjà pas à réviser la directive sur le temps de travail et la vision binaire du travail et du repos qu’elle induit, entravant le développement des nouvelles formes d’emploi ?

Inventer la bonne méthode

Une modernisation, simplification et digitalisation des règles de coordination en matière de sécurité sociale est également demandée, ce qui doit permettre de faciliter la mobilité, chantier toujours essentiel.
Enfin, il est également question d’améliorer l’approche européenne en matière de santé et de sécurité au travail, avec une prise en compte notamment de la santé mentale et des défis de long terme qui se présentent en matière de gestion des ressources humaines, incluant la reconnaissance des compétences et des qualifications ainsi que la progression de carrière.

De la même manière que lors de la précédente législature, et à l’exception notable du plan de relance, les questions sociales semblent rester plutôt secondaires en Europe

Au total, de la même manière que lors de la précédente législature, et à l’exception notable du plan de relance, les questions sociales semblent rester plutôt secondaires en Europe par rapport à ce qu’on a pu connaître aux grandes heures de la stratégie européenne pour l’emploi à l’orée du siècle ou des grandes directives dans les dernières décennies du siècle précédent.

La directive 2022/2041 relative à des salaires minimums adéquats dans l’Union européenne promeut la négociation collective de manière très générale et se heurte à la difficulté fort logique d’aller plus loin sur un sujet très divers entre États au regard des niveaux de vie et système sociaux. En matière d’information sur le contrat de travail ou de congé parental, d’autres directives ont fait évoluer le droit dans un sens intéressant.

L’éléphant dans la pièce dont personne ne parle en réalité, c’est la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui, avec l’intervention plus restreinte et rare des ”législateurs ” européens, Conseil, Parlement et même partenaires sociaux, occupe une place croissante avec un droit de plus en plus prétorien. Les récents déboires que nous avons connus, avec la nécessité de modifier notre législation pour permettre à un salarié malade d’acquérir des congés payés à raison de sa période de maladie trouvent par exemple leur source dans cette jurisprudence. Il y a eu plus de 80 arrêts de la CJUE rendus sur la directive temps de travail dont 32 depuis 2017, premier domaine en matière sociale ! Cette “production”, plus soutenue que celle du “ législateur”, compense de fait la faible élaboration de droit positif européen. Les prochains épisodes concerneront-ils les plateformes de travailleurs indépendants avec la future directive qui sera, n’en doutons pas, “interprétée” par les juges européens et nationaux ?

 La subsidiarité : principe européen essentiel

Mentionné dans le traité de l’Union européenne, il encadre son action. Ainsi, dans les domaines qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de l’Union, le principe de subsidiarité entend protéger la capacité de décision et d’action des États membres, et il légitime l’intervention de l’Union si les objectifs d’une action ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres, mais peuvent mieux l’être au niveau de l’Union, “en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée”.

Mais ce principe aboutit à un “tout ou rien”. Il peut être pertinent de réinterroger son application pour aboutir à sa déclinaison plus fine en matière sociale.
Il existe en droit national en matière sociale un principe dit de faveur en cas de concours de normes qui conduit à appliquer la plus favorable…mais sur la base, selon la jurisprudence, d’une comparaison globale et non avantage par avantage. La comparaison est effectuée par groupe d’avantages ayant le même objet et la même cause ou sur une base plus large lorsqu’il résulte qu’une garantie a été instaurée comme contrepartie d’autres dispositions. Ceci pourrait nous inspirer.

On pourrait ainsi distinguer le socle des droits sociaux intangibles et communs à tous les pays de l’Union européenne et un bouquet de garanties issues de directives dont la transposition pourrait être appréciée globalement, le caractère socialement très avancé d’un pays sur l’application de certaines garanties sociales, au-delà de ce qui est requis par le droit européen, pouvant compenser son absence de transposition de certaines dispositions de ces directives. Le débat est ouvert. Doit-on par exemple ouvrir droit à des congés payés aux salariés malades au titre de leur période de maladie si par ailleurs, le nombre de nos jours de congés est plus élevé que le minimum requis ?


Il ne fait pas de doute qu’une telle souplesse nouvelle permettrait au législateur européen de reprendre la main et de faire preuve d’une nouvelle ambition dans une Europe sociale à 27. Autant de pistes stimulantes qui doivent inspirer un programme de travail courageux : le débat au Parlement européen autour des lettres de mission des commissaires pressentis pourrait utilement être nourri par ces questions.


copyright JOHN THYS / POOL / AFP
Roxana Minzatu le 18 septembre 2024, à la Commission européenne

 

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