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17/04/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Israël, l’Iran et leur voisinage instable

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[Le monde vu d'ailleurs] - Israël, l’Iran et leur voisinage instable
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Les réactions de la Jordanie, de la Syrie et de l’Irak à la brusque montée des tensions, consécutive à l’attaque massive lancée par Téhéran contre Israël dans la nuit du 13 au 14 avril, montrent que, malgré leurs positionnements différents, la préoccupation première de ces voisins d’Israël ou de l’Iran est éviter un engrenage au proche et au Moyen-Orient. Une conflagration régionale exacerberait leurs fragilités internes et les exposerait encore plus aux menées du régime de Téhéran.

La priorité du régime syrien reste sa propre survie

Le 1e avril, Mohammad Reza Zahedi, commandant de la force al-Qods en Syrie et au Liban, son adjoint et plusieurs autres responsables militaires iraniens ont été tués par une frappe israélienne, qui a détruit le consulat d'Iran à Damas. C'est le plus haut dirigeant militaire iranien éliminé depuis que Qassem Souleimani, chef de la force al Qods des Gardiens de la révolution islamique d’Iran (GCRI), a été la cible d'un drone américain sur l'aéroport de Bagdad en 2020. Cette attaque, imputée à l'armée israélienne, a avivé les craintes d'un conflit régional, souligne le FT, qui rappelle que, depuis le massacre du 7 octobre 2023, qui les a pris au dépourvu, les responsables israéliens ont clairement marqué qu'ils entendaient restaurer leur capacité dissuasive. Dix jours plus tard, l'Ayatollah Khamenei a assuré que le "régime maléfique" israélien serait "puni" pour cette attaque, le Guide suprême a également appelé les capitales arabes à "suspendre temporairement les relations avec le régime sioniste et à ne pas lui apporter d'aide aussi longtemps qu'il continue ses crimes" à l'encontre des Palestiniens.

L’attentat de Damas s'inscrit dans une longue série d'actions menées par Tsahal pour affaiblir le dispositif militaire iranien dans son voisinage.

L’attentat de Damas s'inscrit dans une longue série d'actions menées par Tsahal pour affaiblir le dispositif militaire iranien dans son voisinage. En janvier, Haj Sadiq Ameed Zada, chef des services de renseignement du corps des Gardiens de la révolution en Syrie, était tué dans le bombardement d'un immeuble du quartier des ambassades à Damas.

Les frappes israéliennes se sont intensifiées depuis le 7 octobre dernier. Selon le WINEP, ces six derniers mois, Tsahal a procédé à plus de 50 frappes en territoire syrien, visant notamment les aéroports d'Alep et de Damas, causant la mort de 18 officiers du CGRI et d'une trentaine de responsables du Hezbollah, bilan nettement supérieur à celui des dix premiers mois de l'année passée.

Bien que le nombre de victimes syriennes des bombardements israéliens soit également important et qu'une partie du territoire syrien, le Golan, soit occupée par Israël depuis 1967, la réaction de Damas est restée très modérée, note le WINEP. Depuis une décennie, souligne Marianna Belenkaya, la Syrie est l'un des principaux terrains d'affrontement entre l'Iran et Israël. Avec la Russie, Téhéran a apporté un soutien militaire, économique et financier essentiel pour maintenir au pouvoir Bachar al Assad, menacé en 2011 par les manifestations populaires. Le territoire syrien est utilisé par l'Iran pour acheminer des armes à ses alliés du Hezbollah au Liban. Néanmoins, à la différence de la frontière libanaise, le front syrien est demeuré calme. En premier lieu, souligne l'Orient-Le Jour, les difficultés économiques et sociales du pays (pénuries, inflation, destructions, populations déplacées, sanctions) font que 90 % des Syriens vivent sous le seuil de la pauvreté. Depuis plusieurs mois, la communauté druze manifeste à son tour contre l’insécurité et la carence des services de base. Le régime de Bachar al Assad n'a pas rétabli son contrôle sur une partie de son territoire, notamment à Idlib et dans les régions kurdes, où des forces américaines sont toujours présentes, il ne peut se permettre de se lancer dans un affrontement avec Israël, sa priorité est sa survie.

Profitant du contexte favorable créé par la reprise des relations entre Riyad et Téhéran, Damas a entamé un rapprochement avec les États du Golfe, pour briser son isolement et financer sa reconstruction. L'an dernier, la Syrie a été réintégrée dans la Ligue arabe, 12 ans après en avoir été exclue.

Damas a entamé un rapprochement avec les États du Golfe, pour briser son isolement et financer sa reconstruction.

Les Émirats arabes unis ont nommé un ambassadeur à Damas. Quant aux relations avec le Hamas, elles ont été tumultueuses, le mouvement s’installe en Syrie en 2004 après avoir été expulsé de Jordanie, rappelle l’Orient - Le Jour. Mais, au début de la "révolution syrienne" de 2011, le Hamas soutient les opposants à Bachar al Assad, ce qui contraint alors Khaled Mechaal et les dirigeants du mouvement à un nouvel exil, en Égypte et au Qatar. La réconciliation n'intervient qu'en 2022. Tout en faisant partie de "l'axe de la résistance" dirigé par Téhéran, la Syrie est un État avec des intérêts spécifiques qui ne peut être comparé au Hezbollah, au Hamas ou aux Houthis. Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, en convient, relève l’Orient - Le Jour, qui admet que "nous ne pouvons pas demander plus à la Syrie et devons être réalistes. Ce pays est en guerre depuis 12 ans". En outre, observe le WINEP, tout comme les Émirats arabes unis, la Russie appelle Bachar al Assad à se tenir hors du conflit, elle est en effet soucieuse de ne pas perdre en influence à Damas, alors qu’elle a été contrainte d'y réduire ses moyens pour les concentrer sur le front ukrainien et que Moscou ne dispose pas en Syrie de réseaux comparables à ceux de l'Iran.

La Jordanie s’efforce de maintenir sa stabilité interne

La Jordanie a été un "acteur inattendu" de la frappe massive décidée par Téhéran dans la nuit du 13 au 14 avril, avec l'interception, dans son espace aérien, de plusieurs dizaines de drones iraniens tirés contre le territoire israélien, souligne le New York Times. Plusieurs de ces drones ont été abattus alors qu'ils se dirigeaient vers Jérusalem, où la monarchie jordanienne exerce des responsabilités particulières dans la protection des lieux saints de l'islam, note le site Ynet.com.

Le gouvernement jordanien a tenu à préciser qu'il s'agissait non pas de venir en aide à Israël, mais d'un "acte d'auto-défense".

Le gouvernement jordanien a tenu à préciser qu'il s'agissait non pas de venir en aide à Israël, mais d'un "acte d'auto-défense". Une partie importante de la population est composée de descendants des Palestiniens, rappelle le New York Times, chassés de leurs terres en 1948 lors de la création de l'État hébreu.

Toutefois, en 1994, les deux pays ont signé un traité de paix. La Jordanie coopère avec les États-Unis, qui lui octroient jusqu'en 2029 une assistance militaire et économique annuelle de 1,45 milliard de dollars. Avant même l'attaque du 13 avril, note Ynet.com, le Roi Abdallah avait marqué qu'il ne permettrait pas à l'Iran d'opérer à partir de son pays. L'agence iranienne Fars a cependant prévenu la Jordanie qu'elle serait la "prochaine cible" si elle "coopérait" avec Israël. L'Ambassadeur d'Iran a été convoqué au ministère des Affaires étrangères jordanien qui a protesté contre les ingérences de Téhéran dans les affaires intérieures du Royaume. L'opération militaire de Tsahal à Gaza a accru le sentiment anti-israélien dans la population jordanienne, rapporte al-Jazeera, des manifestations ont eu lieu pour demander la révision des accords, politiques et économiques, conclus avec Israël et les États-Unis.

En janvier dernier, "l'un des pires cauchemars de la Jordanie est devenu réalité", écrit Hanna Davis, un poste militaire américain ("Tower 22") en territoire jordanien, situé non loin des frontières avec la Syrie et l’Irak, a été attaqué par un drone. Trois soldats américains ont été tués. L'action, présentée comme une riposte à l'intervention militaire israélienne à Gaza, a été revendiquée par un groupe pro-iranien ("la Résistance islamique en Irak"). L'assistance militaire des États-Unis a été accrue, les exercices conjoints avec les forces américaines se sont multipliés. Les milices pro-iraniennes, présentes dans quatre pays du voisinage de la Jordanie - Liban, Syrie, Irak, Yémen - sont également de plus en plus actives à la frontière jordano-syrienne. Le Royaume hachémite n'est plus seulement un pays de transit pour le trafic de drogue, notamment le captagon, c'est désormais un marché et un vivier pour le recrutement de ces réseaux, explique Hanna Davis. L'emploi est un problème majeur en Jordanie, début 2024, le taux de chômage est supérieur à 20 %, les jeunes sont particulièrement touchés (près de la moitié sont sans travail). La confrontation directe entre l'Iran et Israël place la Jordanie en position délicate, observe l’Atlantic council, elle pourrait déstabiliser ce pays, jusqu'à présent considéré comme une "île de stabilité" dans un environnement chaotique. Avec une économie fragile, une importante population de réfugiés palestiniens, une position géographique exposée et un mécontentement de la population à l'égard d'Israël, la Jordanie, dont les dirigeants sont accusés de collusion avec l'État hébreu, a beaucoup à perdre.

L’Irak tente d’équilibrer des influences géopolitiques opposées

Dans le cadre d'une visite prévue de longue date aux États-Unis, indique le Middle East Institute, le Premier ministre irakien a rencontré le Président Biden, le 15 avril, au lendemain des représailles iraniennes contre Israël.

Les relations entre Bagdad et Washington ont connu de nombreux aléas depuis l'intervention militaire américaine de 2003, qui a notamment eu pour conséquence une montée en puissance de l'influence du voisin iranien. Le territoire irakien est devenu un théâtre d'affrontements entre Téhéran et Washington (souvenons-nous de l'assassinat de Qassem Soleimani à Bagdad en 2020). Élu à la tête du gouvernement irakien en octobre 2022 par le "cadre de coordination", coalition chiite sous influence iranienne, Mohammed al-Soudani, s'est efforcé de garantir une stabilité géopolitique précaire.

Les relations entre Bagdad et Washington ont connu de nombreux aléas depuis l'intervention militaire américaine de 2003, qui a notamment eu pour conséquence une montée en puissance de l'influence du voisin iranien.

"Mon gouvernement est conscient de sa position difficile et du délicat équilibre qu'il doit maintenir entre les États-Unis et des groupes qui, parfois, sont en conflit ouvert avec les forces américaines", écrit-il dans une tribune publiée quelques jours avant sa visite. La confrontation, désormais directe entre Israël et l'Iran, ne peut, à terme, qu’accroître l’importance des "proxies" de Téhéran, observe le Middle East Institute (MEI). Le maintien du déplacement aux États-Unis du dirigeant irakien avant la conclusion d’un cessez-le-feu à Gaza est un signal positif, relève le WINEP, alors que plusieurs congressmen républicains avaient demandé le report d’une visite qui, de leur point de vue, pouvait saper la position de Benyamin Netanyahou et manifester une volonté d’"apaiser" l'Iran. Mais Bagdad et Washington ont un intérêt majeur à trouver un compromis sur le sort des quelque 2 500 soldats américains, encore stationnés en Irak pour lutter contre la menace que continue à faire peser l'État islamique (comme l’a démontré l'attentat de Moscou), et pour former les unités irakiennes. Mohammed al-Soudani est sous la pression des forces pro-iraniennes, à l'origine de plusieurs attentats anti-américains (comme le bombardement de la "Tower 22"), et qui souhaitent leur retrait rapide d'Irak, explique le MEI.

Recevant le Premier ministre irakien, le Président Biden a souligné le rôle "central" du partenariat entre leurs deux pays, notamment pour assurer la stabilité du Moyen-Orient. Cette coopération prend un relief particulier aujourd'hui en raison du risque d'escalade engendré par les représailles massives décidées par Téhéran, pour la première fois, directement contre le territoire israélien, après le bombardement de son consulat à Damas, note Associated press. La plupart des drones et des missiles iraniens ont traversé son espace aérien pour frapper Israël, un missile balistique a notamment été abattu par une batterie de Patriot, stationnée à Erbil. Mohammed al-Soudani a tenté un "exercice d'équilibriste" entre Téhéran et Washington, estime l'agence. L'Irak a en effet pour singularité d'être l’allié tout à la fois de Téhéran et de Washington, relève à ce propos Reuters. Mais, pour le chef du gouvernement irakien, la coopération dans les domaines civils revêt aussi une importance particulière, aussi a-t-il appelé de ses vœux une "transition douce d'une relation militaire et sécuritaire vers un partenariat global", notamment économique.

Les États-Unis ont toutefois limité l'usage du dollar par les banques irakiennes afin de lutter contre le blanchiment et de restreindre les flux financiers vers l'Iran, pays qui couvre actuellement environ le tiers des besoins en énergie de l'Irak.

Les États-Unis ont toutefois limité l'usage du dollar par les banques irakiennes afin de lutter contre le blanchiment et de restreindre les flux financiers vers l'Iran, pays qui couvre actuellement environ le tiers des besoins en énergie de l'Irak. Le Président Biden a néanmoins "salué les progrès accomplis" par l'Irak, grand producteur d'hydrocarbures, vers "l'autosuffisance énergétique en 2030, avec l'aide des entreprises américaines". S'agissant de la coopération sécuritaire, les deux pays ont réitéré leur engagement à maintenir une relation forte pour que l'Irak soit en mesure de se défendre dans un environnement instable.

Le Président Biden et le Premier ministre irakien examineront la question du retrait des quelque 2 500 soldats américains, déployés en Irak, au vu des conclusions de la commission militaire mixte, qui poursuit ses travaux, indique le communiqué conjoint publié par la Maison blanche.

Copyright image : Atta KENARE / AFP

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