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17/12/2025
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[Le monde vu d’ailleurs] - L’UE et l’enjeu migratoire

[Le monde  vu d’ailleurs] - L’UE et l’enjeu migratoire
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères
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Le monde vu d'ailleurs

Après la publication de la Stratégie de sécurité nationale américaine, qui brandit le spectre d’un "effacement civilisationnel" de l’Europe en raison d’une immigration jugée incontrôlée, et avant l'entrée en vigueur du Pacte asile et migration, en mai prochain, la question migratoire est au centre des débats. Nouvelles procédures d’asile, solidarité entre États-membres, mécanismes de retour, centres pour migrants : quels sont les changements en cours ? Comment les dirigeants européens tentent-ils de trouver un équilibre entre contrôle des flux migratoires et respect de l’État de droit ? 

L’Europe menacée d’un "effondrement civilisationnel" ?

La question migratoire tient une place centrale dans la nouvelle Stratégie de sécurité nationale (NSS), publiée début décembre par la Maison Blanche. Les développements consacrés à l’Europe font écho au discours de J.D. Vance à la conférence sur la sécurité de Munich en février dernier, qui avait provoqué la stupeur de l’establishment politico-militaire présent. L’Europe est confrontée à la perspective d’un "effacement civilisationnel" et pourrait devenir méconnaissable du fait de l’immigration et du "politiquement correct", peut-on lire dans la NSS, qui juge "plus que probable que, d’ici quelques décennies au plus, la majorité de la population de certains États-membres de l’OTAN soit non européenne" et se demande si ces pays auront alors "la même appréhension de leur place dans le monde et de leur alliance avec les États-Unis". Dès lors, l’objectif affiché de l’administration Trump est de "cultiver au sein des nations européennes la résistance à la trajectoire actuelle de l’Europe". Selon le site spécialisé Defense one, une version antérieure du projet était encore plus radicale, qui proposait de "soutenir les partis, les mouvements, les personnalités intellectuelles et culturelles qui aspirent à la souveraineté et à la préservation/restauration du mode de vie européen traditionnel tout en demeurant pro-américain". Ce projet recommandait d’intensifier la coopération avec certains États-membres - Autriche, Hongrie, Italie, Pologne - avec pour objectif de les "détacher" de l’UE. La version finale est plus prudente ("L’Amérique encourage ses alliés politiques en Europe à promouvoir cette renaissance spirituelle, l’influence croissante des partis patriotiques européens donne effectivement des raisons d’un grand optimiste"). L’entretien accordé par le président des États-Unis à Politico au lendemain de la publication de la NSS est empreint de la même approche. Faisant l’éloge de Viktor Orbán et de Recep Tayyip Erdoğan, il juge "faibles" les dirigeants européens, tout particulièrement du fait de leur politique migratoire ("un désastre"), il fustige en particulier l’Allemagne et la Suède, ainsi que l’image donnée par Londres et Paris. Si cette situation persiste, affirme Donald Trump - qui laisse ouverte ("it depends") la question de la protection militaire américaine - "beaucoup de pays sur le continent ne seront plus viables".

L’Europe est confrontée à la perspective d’un "effacement civilisationnel" et pourrait devenir méconnaissable du fait de l’immigration et du "politiquement correct", peut-on lire dans la NSS.

La sécurité est traditionnellement définie en termes militaires et économiques, mais l’ambition de la nouvelle NSS est de lui donner un contenu civilisationnel, analyse le Financial Times, ce qui contredit la vision européenne de la "civilisation occidentale" fondée sur la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit.

Le quotidien britannique y voit en réalité l’expression des craintes de l’administration Trump quant à la composition ethnique des États-Unis, dont la population devrait être majoritairement "non blanche" vers 2045, bien avant le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Dans les capitales européennes, observe la FAZ, les réactions demeurent toutefois mesurées. À Londres, en dépit des appels de l’opposition à condamner cette Stratégie, le gouvernement travailliste s’est employé à relativiser son importance, le Foreign office soulignant que "les États-Unis demeurent un allié fort, fiable et vital" et marquant son accord avec certains aspects de la NSS. À Bruxelles, Antonio Costa, président du Conseil européen, et Ursula von der Leyen, ont dénoncé une ingérence dans les affaires internes de l’UE, la présidente de la Commission soulignant toutefois son engagement "transatlantique" et sa "très bonne relation de travail" avec le Président Trump. En Pologne, le Premier ministre Tusk a rappelé aux "amis américains" que "l’Europe est votre plus proche alliée, et non pas votre problème", des conseillers du Président Nawrocki ont eu des consultations au Conseil national de sécurité à Washington, "première délégation européenne à avoir l’occasion de discuter des détails et des intentions derrière ce document", selon un membre de la délégation. En Italie, on a pris note de la nouvelle stratégie américaine considérant qu’il fallait renforcer l’autonomie stratégique de l’UE, mais que le lien transatlantique demeure fondamental. C’est d’Allemagne qu’est venue la réaction la plus forte, Friedrich Merz jugeant "inacceptables" certains éléments de la NSS et soulignant qu’il ne voyait pas "la nécessité pour les Américains de vouloir sauver la démocratie en Europe". Le Chancelier a estimé que les critiques de Donald Trump en matière d’immigration ne concernent pas son pays, qui a "réduit de moitié le nombre de demandes d’asile" et que le Président des États-Unis devait "reconnaître que Berlin a modifié sa politique dans un domaine qui a effectivement été un fardeau considérable pour nous".

Quelle politique migratoire pour l’UE ?

C’est dans ce contexte que le conseil des ministres de la Justice et de l'Intérieur (JAI) de l’UE a décidé le 8 décembre de mesures visant à rendre plus efficaces les procédures d’asile et à accroître la solidarité entre États membres, négociations qui s’inscrivent dans le cadre du pacte asile-migration adopté en 2024 et qui entrera en vigueur en juin prochain. Au cours du premier semestre, 399 000 nouvelles demandes de statut de réfugié ont été déposées dans l’UE, en Suisse et en Norvège ("EU +"), soit une baisse de 23 % par rapport à 2024, l’Allemagne se situant désormais à la troisième place (70 000), devancée par la France (78 000) et l’Espagne (77 000). Le Danemark, critiqué autrefois pour sa politique restrictive, a mis à profit sa présidence de l’UE pour convaincre les autres États membres d’adopter sa ligne de fermeté en matière d’immigration, note Politico, qui fait état du "soulagement" perceptible après l’accord intervenu au conseil JAI. "Cet accord pourrait modifier radicalement l’avenir de l’Europe dans les années à venir", a déclaré Rasmus Stoklund, le ministre danois de l'Immigration et de l'intégration, cité par le FT, qui a conduit les négociations. Magnus Brunner, le commissaire européen compétent pour les questions de migration, y voit "un tournant". Les 27 ont décidé la mise en place d’un nouveau mécanisme de répartition des demandeurs d’asile entre États membres, prévoyant un quota de relocalisations (21 000 personnes) dans le cadre d’une "réserve de solidarité" afin d’alléger la pression migratoire qui s’exerce sur certains États. Le règlement relatif au retour a également été modifié, alors que 3 migrants sur 4 concernés par une mesure d’éloignement se maintiennent sur le territoire de l’UE. Les personnes en séjour irrégulier se voient imposer des obligations de coopérer avec les autorités européennes. Des "plateformes de retour" ("return hubs") seront ouvertes dans des États tiers afin d’accueillir des étrangers déboutés du droit d’asile. Les ministres européens ont également approuvé une liste "d’États tiers sûrs", qui autorise un examen plus rapide des demandes d’asile émanant de leurs ressortissants et des expulsions vers ces pays. Ces dispositions devraient entrer en vigueur en juin 2026.

Le Danemark, critiqué autrefois pour sa politique restrictive, a mis à profit sa présidence de l’UE pour convaincre les autres États membres d’adopter sa ligne de fermeté en matière d’immigration.

Les réactions à ces nouvelles dispositions sont très variées. Les organisations de défense des droits de l’homme comme Amnesty international se montrent très critiques, rapporte le FT, qui note que le projet de "return hubs" n’est pas sans rappeler le projet britannique, très critiqué, d’ouverture d’un centre pour réfugiés au Rwanda.

Giorgia Meloni s’est néanmoins félicitée de constater que l’UE s’inspire des "solutions innovantes" imaginées par l’Italie en coopération avec l’Albanie, même si la FAZ observe que les centres pour migrants créés dans ce pays, dont on estime le coût annuel à 130 millions d’euros, sont pour l’essentiel vides du fait des décisions des tribunaux européens. La présidente du Conseil italien espère qu’ils montreront leur utilité avec l’entrée en vigueur du pacte asile-migration. D’après la FAZ, le recul du nombre d’arrivées illégales en Italie est d’abord lié aux accords migratoires conclus avec la Libye et la Tunisie. Jusqu’à présent, l’existence d’un lien entre le migrant et l’État vers lequel il devrait être expulsé était nécessaire, ce ne sera plus le cas, déplore la Tageszeitung, quotidien alternatif berlinois, un étranger pourra être envoyé dans un pays dans lequel il n’a jamais mis les pieds. 

Certains États-membres comme l’Espagne s’inquiètent de la rigueur de certaines dispositions au regard du droit humanitaire, rapporte Politico, alors que pour d’autres, elles ne vont pas assez loin. Les autorités hongroises, en conflit depuis des années avec la Commission notamment sur ce sujet, ont clairement indiqué qu’elles n’entendaient pas mettre en œuvre les décisions du 8 décembre. À Varsovie, en revanche, le ministre de l’Intérieur Marcin Kierwiński se montre satisfait ("pas de réfugiés, pas de compensation"). Conséquence de la création du mécanisme de solidarité mis en place, dont bénéficient les pays soumis à une "forte pression migratoire", son homologue allemand Alexander Dobrindt a annoncé que l’Italie et la Grèce ont accepté ce qu’elles refusaient depuis des années, à savoir mettre en œuvre le règlement de Dublin, qui impose aux pays de première entrée dans l’UE l’examen des demandes d’asile. Le ministre fédéral de l’Intérieur a cependant annoncé le maintien des contrôles aux frontières allemandes. Autre point très contesté, la question de la reconnaissance mutuelle des décisions de retour, indique le site Euractiv. Le compromis négocié prévoit un mécanisme en deux temps, les États membres ont désormais la possibilité d’exécuter directement une décision de retour prise par un autre État membre ; le caractère obligatoire de cette reconnaissance sera réexaminé dans deux ans.

Le délicat équilibre entre respect des droits de l’homme et contrôle des flux migratoires

Parallèlement aux initiatives prises dans le cadre de l’UE, Giorgia Meloni est également à l’origine en mai dernier, conjointement avec la Première ministre danoise, d’une lettre ouverte visant à octroyer aux États signataires une plus grande marge d’interprétation dans l’application de la Convention européenne des Droits de l’homme, adoptée en 1950 par le Conseil de l’Europe, lettre à laquelle se sont associés sept autres pays européens. "Nous voulons ouvrir un débat politique sur des conventions européennes qui remontent à plusieurs décennies afin d’aborder les grands problèmes de notre temps, en premier lieu l’immigration", explique alors Giorgia Meloni. Le 9 décembre dernier, c’est le Premier ministre britannique qui conjointement avec Mette Frederiksen, dans une tribune publiée par le Guardian, la veille de la réunion ministérielle du Conseil de l’Europe, appelle les autres gouvernements européens à travailler à une "modernisation de l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme afin qu’elle reflète les défis du XXIe siècle". "Si les gouvernements responsables ne prennent pas en compte les préoccupations légitimes de leurs citoyens, les populistes gagneront", avertissent les deux dirigeants.

À Strasbourg, le 10 décembre, après un vif débat, ce travail de réinterprétation a été engagé, rapporte Euractiv, les ministres représentant les 46 États membres du Conseil de l’Europe "ont appelé à élaborer une déclaration politique sur les questions liées aux migrations et à la Convention européenne des droits de l’homme", ce qui, explique Euractiv, ouvre la voie à une interprétation plus flexible des textes. Cette déclaration politique devrait être adoptée lors de la prochaine réunion ministérielle, organisée en mai 2026 à Chisinau. Alain Berset, Secrétaire général du Conseil de l’Europe, refuse pour sa part de se prononcer sur une réforme de la Convention européenne des droits de l’homme, tout en soulignant qu’elle est "un instrument vivant en développement". Le Conseil de l’Europe est confronté aux préoccupations sécuritaires des États et à l’impératif d’assurer l’indépendance de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’interprétation qu’elle fait de la Convention, explique le site spécialisé Verfassungsblog, qui note que la déclaration séparée, signée par 27 États membres à l’issue de la réunion ministérielle, traduit l’affirmation d’une ligne plus dure et les divisions internes au Conseil. Des États importants comme l’Allemagne, l’Espagne et la France ne se sont pas toutefois associés à cette initiative, relève le Guardian qui donne la parole au commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Michael O’Flaherty met en garde contre des simplifications dans ce débat et contre les "fausses attentes" suscitées par une réforme de la Convention européenne des droits de l’homme.

Contrairement à ce que prétend la NSS, écrit cet ancien membre du tribunal constitutionnel de Karlsruhe, "ce n’est pas le maintien, mais l’abandon des institutions européennes en charge de la protection des droits universels de l’homme qui menace l’Europe de déclin civilisationnel".

L’apparition en Europe et en Allemagne de la critique américaine des droits de l’homme n’était qu’une question de temps, déplore le juriste Andreas Paulus. Contrairement à ce que prétend la NSS, écrit cet ancien membre du tribunal constitutionnel de Karlsruhe, "ce n’est pas le maintien, mais l’abandon des institutions européennes en charge de la protection des droits universels de l’homme qui menace l’Europe de déclin civilisationnel".

Copyright image : Simon Wohlfahrt / AFP
Ursula von der Leyen, le 10 décembre 2025 à Bruxelles, lors de la Conférence internationale contre le trafic de migrants.

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