AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d’ailleurs] - Le pari risqué de Friedrich MerzL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.05/02/2025[Le monde vu d’ailleurs] - Le pari risqué de Friedrich Merz Union EuropéenneImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Le monde vu d'ailleursAprès le vote d’une motion sur l’immigration grâce aux voix conjointes de l’AfD et de la CDU, la campagne des élections fédérales allemandes est entrée en ébullition, et Friedrich Merz, dont la victoire paraissait acquise, est fragilisé. Comment la population allemande perçoit-elle ce que d’aucuns dénoncent comme la remise en cause du cordon sanitaire ? Comment se positionnent les principales forces politiques, le SPD, les Verts, die Linke, la BSW ou la CDU et quelles pourraient être les conséquences sur la possibilité de coalition post-23 février ? Alors que l’Europe plaçait beaucoup d’espoir dans le rétablissement de la marge de manœuvre - et le regain de leadership - allemands, ce nouveau tournant politique n’est pas sans rappeler la situation française, qu’il s’agisse de la place de l’immigration, de l’attitude à adopter vis-à-vis de l’extrême-droite ou de la difficulté à former une coalition.Journées historiques au BundestagLe 29 janvier, la CDU/CSU a fait adopter, avec les voix des députés du groupe d’extrême droite AfD, une motion qui exige du gouvernement fédéral des mesures plus strictes en matière d'asile et d'immigration. Ce vote intervient une semaine après l'agression au couteau perpétrée à Aschaffenburg par un demandeur d'asile afghan débouté, qui a fait deux morts dont un enfant de deux ans, dernier épisode en date d'une série d'attaques meurtrières commises en Allemagne par des réfugiés ou par des demandeurs d'asile (Mannheim, Magdebourg, Solingen...). Jamais le Bundestag n'avait connu de tel vote, rapporte le Tagesspiegel, accompagné de "cris de triomphe, d'indignation profonde et de larmes de désespoir, dans une atmosphère empoisonnée". Cette motion en cinq points présentée par Friedrich Merz, président de la CDU et candidat à la succession d'Olaf Scholz, prévoit notamment, explique la Süddeutsche Zeitung, le maintien des contrôles temporaires rétablis récemment aux frontières allemandes, le refoulement de tous les étrangers tentant d'entrer illégalement dans le pays, ainsi que le placement en détention des personnes faisant l'objet d'une mesure d'éloignement ("ausreisepflichtig") jusqu'à leur départ volontaire d'Allemagne ou leur expulsion. Lors de ce débat, qui a coïncidé avec le jour anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, voici 80 ans, note la FAZ, Friedrich Merz a exclu toute alliance avec l’AfD et a pris soin de marquer ses distances avec le parti d’extrême-droite, qu’il a accusé d’exploiter les "problèmes, les inquiétudes et les peurs, suscités par l'immigration illégale de masse pour attiser la xénophobie et promouvoir des théories complotistes", l’AfD s’est quant à elle félicitée de "l'avènement d'une nouvelle époque".Ce vote intervient une semaine après l'agression au couteau perpétrée à Aschaffenburg par un demandeur d'asile afghan débouté [...] dernier épisode en date d'une série d'attaques meurtrières commises en Allemagne par des réfugiés ou par des demandeurs d'asile.Le texte de la CDU a obtenu une courte majorité (348 pour, 344 contre, 10 abstentions), il n'aurait pu être adopté sans les voix du groupe libéral (FDP), mais il a également bénéficié de l'absence de 11 membres des députés de gauche (SPD, Verts, Linke, BSW), relève la Tageszeitung. Le Chancelier Scholz, note die Zeit, voit dans ce vote une rupture avec l'héritage de Konrad Adenauer, d'Helmut Kohl et d'Angela Merkel et reproche à la CDU d'avoir rompu le consensus en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qui excluait "toute collaboration entre les partis démocratiques et l'extrême-droite". Aussi, d'après Olaf Scholz, le 29 janvier restera "vraisemblablement comme une date très importante dans l'histoire de la République fédérale d'Allemagne".Pour autant, le Chancelier a marqué ses réserves à l'égard d'une interdiction de l'AfD, qui est également discutée ces jours-ci au Bundestag. Le groupe parlementaire CDU a fait preuve de cohésion, seule une députée chrétienne-démocrate s'est opposée au texte. Une autre voix dissidente s'est toutefois fait entendre, celle d'Angela Merkel, qui s'est largement retirée de la vie politique depuis qu'elle a quitté le pouvoir. Dans une "déclaration", l'ancienne Chancelière rappelle que, le 13 novembre 2024, Friedrich Merz avait proposé aux partis de la coalition de n’inscrire à l'ordre du jour des travaux du Bundestag que des textes susceptibles d'être adoptés sans les voix de l'AfD. "Je soutiens pleinement cette proposition", écrit Angela Merkel et "je pense que c'est une erreur de s’en affranchir", prise de position saluée par les responsables du SPD et des Verts, qui ont souligné le "respect" qu'elle leur inspire.L’immigration au cœur de la campagne électoraleDeux jours plus tard, un projet de loi ("Zustrombegrenzungsgesetz"), présenté par la CDU au Bundestag, ayant pour objet notamment de restreindre le regroupement familial des réfugiés et d’élargir les prérogatives de la police, était en revanche rejeté, en dépit là aussi de l’apport des voix de l’AfD. Une douzaine de députés CDU/CSU n’ont pas voté et 23 parlementaires FDP ne l’ont pas soutenu (vote contre, abstention) ou n’ont pas pris part au vote. L'attitude adoptée par Friedrich Merz à l'égard de l'AfD a suscité la protestation des églises et d’importantes manifestations dans plusieurs villes d'Allemagne, y compris devant le siège de la CDU à Berlin, qui ont réuni des dizaines de milliers de personnes. Selon les résultats d'une enquête réalisée à la veille du vote de la motion de la CDU, les Allemands souhaitent une politique d'immigration plus restrictive. Depuis le début de la "crise des réfugiés", en septembre 2015, une part toujours croissante de l’opinion (aujourd’hui 68 % des sondés) se prononce en faveur d'une réduction du nombre de réfugiés accueillis. Un pourcentage voisin (67 %) est favorable au maintien durable des contrôles sur l'ensemble des frontières du pays et une majorité d'Allemands (57 %), y compris parmi les sympathisants du SPD (52 %), approuve le refus d'entrée sur le territoire, opposé à tous les étrangers sans papiers, y compris aux demandeurs d'asile. Selon ce sondage ARD-Deutschlandtrend, un Allemand sur dix juge l'État actuellement en mesure de contrôler l'immigration. Dans le même temps, seuls trois Allemands sur dix estiment que cette question peut être traitée au niveau national, ils sont deux fois plus nombreux à privilégier une solution européenne. L'équation personnelle des candidats à la Chancellerie, qui a pu avoir un effet d'entraînement sur le vote - c'était le cas avec Angela Merkel - ne joue pas dans le cadre de ce scrutin, alors que les partis subissent une érosion de leur électorat traditionnel (les "Stammwähler", littéralement "sentiment tribal", pour désigner l’attachement de principe à un parti en dépit de ses réalisations effectives). Selon le Tagesspiegel, les dirigeants du SPD ont ainsi envisagé de substituer la candidature de Boris Pistorius, le populaire ministre de la Défense, à celle d’Olaf Scholz, pour susciter un peu plus de ferveur.Bien que son parti soit en tête des intentions de vote, l'image de Friedrich Merz dans l'opinion demeure mitigée. 43 % des personnes interrogées le jugent compétent, 24 % lui font confiance et 16 % le trouvent sympathique. Sa stratégie est aussi diversement appréciée. Dans un éditorial, la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) regrette que le SPD et les Verts aient empêché l'adoption de la loi sur l'immigration voulue par la CDU. "Une victoire à la Pyrrhus, dont presque personne ne tire profit, à l'exception peut-être de l'AfD", estime le quotidien suisse. "Ce vote a montré que les Sociaux-démocrates et les Écologistes sont prêts à tout pour conserver le pouvoir aussi longtemps que possible, écrit la NZZ. Ils ne craignent pas de refuser une loi importante en établissant des parallèles qui ne sont absolument pas pertinents avec le passé de l'Allemagne ni de susciter la polémique en ignorant la volonté d'une forte majorité de la population". Beaucoup de commentateurs s'interrogent cependant sur la stratégie du candidat de la CDU à la Chancellerie. Le Bundestag a rarement connu une séance aussi dramatique, observe The Economist, qui juge que Friedrich Merz, "le probable prochain Chancelier, a pris un pari énorme et provoqué un tollé". Beaucoup d'analystes craignent qu'en focalisant le débat sur la lutte contre l'immigration illégale, il n'apporte de l'eau au moulin de l'AfD et n'effraie les électeurs centristes de la CDU, dont une grande majorité rejette une coopération avec l'AfD. D'après la chercheuse Nathalie Tocci, interrogée par le Guardian, l'ouverture manifestée par Friedrich Merz à l'égard de l'AfD s'apparente à un "suicide politique", les électeurs tendant à préférer, selon la formule consacrée, "l'original à la copie".Dans la perspective de son accession au pouvoir, la CDU, réunie en congrès le 3 février, a adopté un programme d'urgence en 15 points, qui reprend les mesures discutées ces derniers jours (plan en cinq points, restrictions au regroupement familial, pouvoir accrus de la police) et qui entend aussi remettre en cause la libéralisation de l'acquisition de la nationalité, décidée par le SPD ("le passeport allemand doit être attribué à la fin et non au début de l'intégration").L'ouverture manifestée par Friedrich Merz à l'égard de l'AfD s'apparente à un "suicide politique", les électeurs tendant à préférer, selon la formule consacrée, "l'original à la copie".Le FDP a annoncé pour sa part vouloir négocier, une ultime fois avant le scrutin du 23 février, un compromis avec le SPD et les Verts sur un "pacte" en matière d'immigration, avec un calendrier jugé "ambitieux" par le Spiegel, proposition que les partis de gauche ont refusée. Quant au candidat des Verts, l'actuel vice-Chancelier Robert Habeck, il a dévoilé un plan en dix points intitulé "offensive sécuritaire pour l'Allemagne", qui contient des "mesures visant à limiter et à réduire l'immigration illégale", en particulier par l’application rapide du Pacte européen sur la migration et l'asile et la mise en œuvre effective des décisions d'expulsion du territoire (170 000 mandats d'arrêt non exécutés). Selon un premier sondage réalisé depuis ces débats au Bundestag, la tendance à l'effritement des intentions de vote en faveur de la CDU/CSU s'accélère, qui n’obtiendrait que 28 % des suffrages, soit deux points de moins que la semaine précédente, au bénéfice des Verts (15 %) et des autres partis de gauche (Linke, Bündnis Sahra Wagenknecht), qui gagnent un point chacun, les scores du SPD (16 %), du FDP (4 %) et de l'AfD (20 %) demeurant inchangés. 59 % des personnes interrogées jugent négativement la décision du Président de la CDU de faire voter la motion sur les questions d'immigration avec les voix de l'AfD, les électeurs de gauche se montrant très hostiles à ce choix (88 % au sein du SPD, 94 % chez les Verts). D'après cette enquête, la protection de la démocratie et la lutte contre l'extrême-droite sont au premier rang (62 %) des préoccupations des électeurs, suivies par la situation économique (55 %), la criminalité (49 %) et par les questions d'immigration et d'asile (36 %).Les clivages actuels pourraient rendre difficile la formation de la nouvelle coalitionLe "cordon sanitaire" ("Brandmauer") en place en Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est largement fissuré, s'inquiète Jörg Lau, et la principale puissance de l'UE pourrait entrer dans une ère d'instabilité, tout cela est "le résultat du mauvais calcul spectaculaire de Friedrich Merz". Sa stratégie n'a pas fonctionné, il a brisé un tabou, ses pressions sur le SPD et sur les Verts ont été infructueuses et une AfD enhardie a saisi l'occasion de diviser le centre, analyse le commentateur de die Zeit. Le parti d’extrême-droite, qui entretient un rapport critique à l’égard de la "culture du souvenir" de la Seconde Guerre mondiale, est encouragé dans cette voie par Elon Musk, qui a invité les militants de l'AfD à surmonter "la culpabilité du passé". Le niveau de récriminations atteint la semaine dernière entre les différents partis de gouvernement montre qu'il leur sera difficile de parvenir à des compromis après le scrutin du 23 février, estime Jörg Lau, qui évoque le scénario d'un gouvernement minoritaire, soutenu officieusement par l'extrême-droite. Friedrich Merz s'est résolu à un ultime "coup de dés", qui pourrait inciter une partie de ses électeurs à se tourner vers l'AfD pour pousser la CDU à durcir sa politique d'immigration, estime le Spectator. Les experts redoutent aussi que cette stratégie ne complique la formation de la future coalition, les partenaires les plus probables de la CDU/CSU demeurant le SPD et les Verts, hostiles à une modification constitutionnelle visant à restreindre le droit d'asile, note The Economist.Le risque d’une impasse politique est envisagé par Albert von Lucke, une grande coalition (CDU/CSU, SPD) n’étant cette fois pas certaine de disposer d'une majorité parlementaire. Markus Söder, le dirigeant de la CSU bavaroise, refuse pour sa part d’inclure les Verts dans une coalition, éventualité également écartée par le parti libéral FDP, qui quant à lui pourrait échouer devant le seuil des 5 % des suffrages, nécessaire pour être représenté au Bundestag. D'après le politologue, Friedrich Merz est tombé dans le "piège de la cannibalisation", attaqué à la fois par Olaf Scholz, qui multiplie les critiques à son égard (attitude complaisante envers l'AfD, agenda économique trop libéral, discours jugé belliciste dans la guerre russo-ukrainienne) et par Markus Söder, qui a adopté un positionnement plus droitier. Plutôt que de dénoncer les positions radicales de l'AfD et ses contradictions, les partis de gouvernement s'entre-déchirent, déplore Albert von Lucke, le paradoxe étant que les partis en compétition n'ont jamais été aussi nombreux et les options de coalition aussi réduites. "Jamais dans son histoire, la République fédérale n'a connu une telle campagne électorale", qui soit autant déterminée par des facteurs extérieurs, souligne d’autre part Albert von Lucke. Le politologue mentionne le soutien apporté par Elon Musk à l'AfD et souligne la gravité de l’enjeu. "Pour la première fois depuis 1945", le continent européen est en proie à un conflit majeur par lequel la Russie tente d'annexer son voisin, écrit-il.Pour la première fois également, l'Europe et l'Allemagne sont confrontées à des États-Unis qui, depuis la réélection de Donald Trump, ne se considèrent plus comme des alliés et des amis, mais comme des adversaires.Pour la première fois également, l'Europe et l'Allemagne sont confrontées à des États-Unis qui, depuis la réélection de Donald Trump, ne se considèrent plus comme des alliés et des amis, mais comme des adversaires. Jusqu’à présent, la CDU/CSU était le partenaire du Parti républicain, cette année, ce n'est pas Friedrich Merz qui a été invité à l'investiture de Donald Trump, mais Tino Chrupalla, le co-Président de l'AfD, qui affiche sans complexe sa proximité avec la Russie de Poutine.Copyright image : Tobias SCHWARZ / AFP Friedrich Merz, président de la CDU, lors du débat sur le vote d’une motion sur l’immigration au Bundestag le 31 janvier 2025 à Berlin.ImprimerPARTAGERcontenus associés 04/12/2024 [Le monde vu d’ailleurs] - Les mémoires d’Angela Merkel, chant du cygne de ... Bernard Chappedelaine 25/09/2024 [Le monde vu d’ailleurs] - Espace Schengen : le début de la fin ? Bernard Chappedelaine 04/09/2024 [Le monde vu d’ailleurs] - Allemagne : élections en Saxe et en Thuringe, un... Bernard Chappedelaine