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12/04/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - La Pologne et ses voisins

[Le monde vu d'ailleurs] - La Pologne et ses voisins
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il revient sur les reconfiguration des relations de la Pologne envers ses voisins, en pleine guerre en Ukraine.

À Varsovie, le Président Zelensky a célébré la "communauté de destin" nouée avec la Pologne à la faveur de la guerre déclenchée par la Russie. Ce conflit a en revanche crispé les relations germano-polonaises, les officiels et experts moscovites échafaudent quant à eux l’hypothèse d’un partage de l’Ukraine à l’issue du conflit.

La "communauté de destin" polono-ukrainienne

"Zelensky a été reçu comme un héros", note la FAZ, à propos de la venue à Varsovie du Président ukrainien le mercredi 5 avril, son troisième déplacement à l'étranger depuis le début de l'invasion russe. Le premier ministre Morawiecki avait été le premier chef de gouvernement étranger, conjointement avec ses homologues tchèque et slovène, à aller à Kiev après l'attaque russe. Le Président Duda s'est pour sa part rendu à trois reprises en Ukraine depuis un an. L'Ukraine et la Pologne, et pas seulement les responsables politiques, se considèrent désormais comme "unis dans une communauté de destin", estime le quotidien de Francfort. 1,3 million d'Ukrainiens vivaient déjà en Pologne avant le 24 février 2022, plusieurs millions y ont ensuite trouvé refuge, dont 600.000 accueillis dans des foyers polonais, un million d'entre eux bénéficie toujours de la protection temporaire, beaucoup souhaiteraient y rester après la guerre. "Aucun autre pays en Europe ne s'est autant engagé en faveur de l'Ukraine", souligne aussi le Spiegel. D'où les remerciements particulièrement chaleureux du Président ukrainien au peuple polonais.

L'Ukraine et la Pologne, et pas seulement les responsables politiques, se considèrent désormais comme "unis dans une communauté de destin".

Cette proximité permet d'aborder "sans tabou" les épisodes difficiles des relations bilatérales, comme les massacres perpétrés en Volhynie pendant la seconde guerre mondiale, et les difficultés posées aujourd'hui par l'exportation en Pologne des céréales ukrainiennes ("un casse-tête" selon Mateusz Morawiecki), qui ont provoqué une baisse des prix et conduit à la démission du ministre polonais de l'agriculture.

Alors que le blé et le maïs ukrainiens auraient dû être exportés sur les marchés étrangers, une large partie de ces produits agricoles est finalement restée massée sur le territoire polonais. Cela explique la baisse importante du prix des céréales nationales. Incapable de limiter l’afflux de ces produits agricoles, le ministre avait ainsi présenté sa démission.

La visite du Président ukrainien a également été l'occasion pour le Président Duda d'annoncer la livraison à Kiev de nouveaux chasseurs Mig-29 et d'assurer son homologue ukrainien que Varsovie continuera d'appuyer l'adhésion de l'Ukraine à l'UE et à l'OTAN et poursuivra ses efforts pour l'octroi à Kiev de "garanties de sécurité". Ces propos font écho à ceux de Volodymyr Zelensky qui a appelé les États membres de l'OTAN à se montrer "ambitieux" lors du sommet de Vilnius prévu pour juillet 2023, "des garanties collectives de sécurité" étant seules à même de dissuader une nouvelle agression russe. Dans un entretien accordé au FT en février dernier, le Président Duda a souligné la nécessité de mettre en place des garanties de sécurité plus contraignantes que celles figurant dans le mémorandum de Budapest de 1994, qui s'est avéré impuissant à prévenir l'agression russe.

L'approfondissement des liens entre l'OTAN et l'Ukraine a donné lieu, selon ce quotidien britannique, à un débat animé entre les ministres des Affaires étrangères des pays de l'Alliance, les États-Unis, l'Allemagne et la Hongrie s'opposant à la Pologne et aux États baltes, favorables à une "feuille de route" accordée à Kiev. Washington, explique le quotidien, redoute que ce rapprochement n'alimente le narratif du Kremlin sur la menace que représenterait l'OTAN pour la Russie et ne conduise à une escalade du conflit ukrainien.

Washington redoute que ce rapprochement n'alimente le narratif du Kremlin sur la menace que représenterait l'OTAN pour la Russie et ne conduise à une escalade du conflit ukrainien.

Un nouveau partage de l’Ukraine ?

Les réactions russes à cette visite sont très différentes, Certes, la coopération en matière d'armements est relevée, de même que, note la Nezavissimaïa gazeta, "la déception" des Polonais qui attendaient de la part de Volodymyr Zelensky des excuses sur les massacres commis par les nationalistes ukrainiens il y a 80 ans en Volhynie. Le journal indépendant Novaya gazeta relève la référence du Président ukrainien à une phrase bien connue de Jerzy Giedroyc (1906-2000), le rédacteur en chef de la revue polonaise d’émigration Kultura - "la Pologne indépendante ne survivrait pas sans une Ukraine indépendante" - propos que Volodymyr Zelensky a complétés en ajoutant que, "jamais, la Russie ne gagnera en Europe tant que Polonais et Ukrainiens sont côte-à-côte".

D'après certains experts pro-russes, l'idée d'une confédération ukraino-polonaise est discutée dans l'entourage de Volodymyr Zelensky et serait en réalité un moyen pour Varsovie de réaliser des ambitions hégémoniques.

Mais, les commentateurs russes proches du pouvoir retiennent surtout que Volodymyr Zelensky a déclaré qu’"à l'avenir, les frontières politiques, économiques et, ce qui est très important, historiques, entre nos deux peuples, cesseront d'exister", ce qui leur rappelle le vaste ensemble ayant existé aux XVI-XVII siècles ("Rzeczpospolita") autour de la Pologne. D'après certains experts pro-russes, l'idée d'une confédération ukraino-polonaise est discutée dans l'entourage de Volodymyr Zelensky et serait en réalité un moyen pour Varsovie de réaliser des ambitions hégémoniques. Cette idée peut aujourd'hui sembler "exotique", mais elle serait une manière de répondre à la question des garanties de sécurité de l'Ukraine, avance le site russe  rubaltic.ru.

Les commentateurs moscovites s'appuient sur une déclaration de Vladimir Poutine fin 2022, qui accuse des "éléments nationalistes" polonais de vouloir reprendre "leurs soi-disant territoires historiques", ceux acquis par l'Ukraine "suite aux décisions de Josef Vissarionovitch Staline à l'issue de la seconde guerre mondiale", conduisant le Président russe à soutenir que "la Russie pourrait être le seul véritable garant de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de l'Ukraine" (sic).

C'est également une hypothèse évoquée, à plusieurs reprises, par Sergueï Narychkine. En novembre 2022, le directeur du service de renseignement extérieur russe (SVR) attribue à Varsovie un projet d'union avec Kiev et des vues sur l'Ukraine occidentale. La veille de la visite du Président ukrainien, à Minsk, à l'issue d'un entretien avec Alexander Loukachenko, Sergueï Narychkine accuse à nouveau Varsovie d'attendre le moment propice pour contrôler la partie occidentale de l'Ukraine, le "rêve des nationalistes polonais". Le MID, par l'intermédiaire du directeur du deuxième département européen, n'hésite pas non plus à prétendre que, "dans les milieux nationalistes polonais, les ambitions impériales sont vivantes". Les dirigeants polonais aspirent, d'après Alexeï Polichtchouk, à "créer leur propre sphère d'influence dans l'espace post-soviétique, en premier lieu en Ukraine" - dont témoignent le "partenariat oriental", "l'initiative des trois mers" et "le triangle de Lublin" - cet activisme de Varsovie, selon le diplomate russe, "ne pouvant pas ne pas susciter d'inquiétude du point de vue de la sécurité régionale".

"Garantir la souveraineté de Kiev de la manière dont l'envisagent l'Occident et la partie ukrainienne n'a pas de perspective", tranche Mejdunarodnaïa jizn, revue proche du MID, qui exclut aussi bien la défaite de la Russie sur le champ de bataille que le retour aux frontières ukrainiennes de 1991.

"Une occupation polonaise et le renforcement de l'influence de Varsovie sur les territoires ukrainiens profiteraient au pouvoir ukrainien et à Zelensky", explique l'article, "dans un premier temps, cette présence serait considérée comme une garantie de l'OTAN contre une avancée de la Russie", mais "dans un second temps, après la guerre, les nationalistes-nazis au pouvoir en Ukraine ne seront plus indispensables, ils seront même dangereux", car "l'expansion polonaise en Ukraine n'a pas besoin d'une victoire de Kiev, mais plutôt du contraire". Ainsi, le scénario conçu par Vladimir Jirinovski pourrait se réaliser : "la Russie reçoit les régions qui sont les siennes par l'histoire et la mentalité.

D'après cet expert proche du Kremlin, l'intégration européenne "ne survivra pas aux bouleversements actuels et à l'issue de la guerre tout sera reconstruit différemment". 

La Pologne met la main sur la partie la plus russophobe de la population", solution qui "permettra d'éviter une escalade à l'avenir et qui convient tout à fait à la Russie". Sans évoquer une telle perspective, le politologue Fiodor Loukjanov juge utile d'avoir en tête les précédents historiques (Rzeczpospolita) et conclut que, dans la situation actuelle, "la modification des alliances et des frontières devient possible". Il est clair, d'après cet expert proche du Kremlin, qu'une "nouvelle confédération à proximité des frontières russes constituera un défi pour Moscou", mais aussi que l'intégration européenne "ne survivra pas aux bouleversements actuels et qu'à l'issue de la guerre tout sera reconstruit différemment".

Le difficile partenariat germano-polonais

La guerre en Ukraine a accru les tensions avec l'Allemagne, l'autre grand voisin de la Pologne et son premier partenaire commercial. Pour l’ancien ambassadeur d'Allemagne à Varsovie Rolf Nikel, la Pologne et son histoire, notamment la seconde guerre mondiale, restent mal connues de ses compatriotes, qui adoptent souvent une attitude paternaliste à l'égard des Polonais et qui méconnaissent les conséquences externes de leurs décisions internes (Nord stream). Dans le conflit systémique actuel entre l'Occident et la Russie, la Pologne est un "État de la ligne de front" ("Frontstaat"), comme le fût la RFA à l’époque de la guerre froide, les Allemands en sont-ils conscients, demande l'ancien diplomate ? Ceux-ci doivent admettre un triple échec dans leur politique vis-à-vis de la Russie, de l'Ukraine et en matière énergétique, et ce en dépit des mises en garde adressées de longue date par les Polonais et par les Baltes.

"Aujourd'hui, personne en Europe ne dit à la Pologne de "se taire’""

Avec le conflit ukrainien et ses conséquences géostratégiques (adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN), le "centre de gravité" de l'Alliance se déplace vers l'est et le nord, la voix de la Pologne, où des troupes américaines sont déployées, porte plus, souligne Rolf Nikel.

L'image de l'Allemagne en Pologne a fortement souffert de l'invasion de l'Ukraine, explique le chercheur Piotr Buras au New York Times, qui consacre une longue enquête à cette nouvelle donne géopolitique. En matière de sécurité, de défense et de politique étrangère, "la position de la Pologne au sein de l'UE n'a sans doute jamais été aussi solide", ajoute le chercheur.Les Polonais ont un sentiment de supériorité morale à l'égard du pays voisin, auquel ils sont tentés d’attribuer une part de responsabilité dans cette guerre, ils critiquent les hésitations du gouvernement fédéral en matière de livraisons d'armes à l'Ukraine. "Aujourd'hui, personne en Europe ne dit à la Pologne de "se taire’"", titre le New York Times, en référence aux propos de Jacques Chirac de 2003.

Dans un entretien récent à Politico, le premier ministre polonais se montre ouvertement critique de l'Allemagne, qu'il invite à "envoyer plus d'armes, plus de munitions et plus d'argent à l'Ukraine, parce qu'elle est de loin le pays le plus grand et le plus riche" de l'UE. "Les Allemands n'ont pas été aussi généreux qu'ils auraient dû l'être", déplore Mateusz Morawiecki, il les invite à suivre l'exemple de la Pologne et à allouer 3 % de leur PIB à la défense. Tous ces thèmes sont évoqués dans le discours prononcé le 20 mars 2023 à Heidelberg par le chef du gouvernement polonais. Pour l'éditorialiste Christoph von Marschall, il s'agit d'une "déclaration de guerre à Macron et à Scholz". Cette intervention n'a pas manqué d'être rapprochée des discours tenus par le Président de la République à la Sorbonne (2017) et à l'université Charles de Prague (2022) par le chancelier allemand, mais Mateusz Morawiecki s'abstient quant à lui de développer une vision d'avenir, il se contente d'en appeler à une Europe des "États-nations" et de se déclarer favorable à un élargissement de l'Union européenne, tout en rejetant un approfondissement de l'intégration.

Ce sentiment de supériorité morale est présent dans l'intervention du premier ministre polonais, relève Christoph von Marschall. L'université de Cracovie (1364) a été fondée avant celle de Heidelberg (1386), rappelle le dirigeant polonais, de même fait-il référence aux demandes de réparations de 1.300 milliards d'euros, formulées à l'automne dernier par Varsovie à l'adresse de Berlin, car "pendant que l'Allemagne de l'Ouest a pu se développer librement, à la suite de la seconde guerre mondiale, notre avenir nous a été dérobé ". "Le chef du gouvernement polonais rend aussi l'Allemagne co-responsable de la guerre" en Ukraine, note la Berliner Zeitung, il fustige ceux qui, "pendant des décennies, ont recherché une alliance stratégique avec la Russie" et qui ont commis une "terrible erreur".

Le chef du gouvernement polonais rend aussi l'Allemagne co-responsable de la guerre" en Ukraine. Il fustige ceux qui, "pendant des décennies, ont recherché une alliance stratégique avec la Russie" et qui ont commis une "terrible erreur".

"Sans l'intervention des États-Unis - et peut-être aussi de la Pologne - il n'y aurait aujourd'hui pas d'Ukraine", affirme encore Mateusz Morawiecki. De fait, note le quotidien berlinois, aucun autre pays européen ne bénéficie autant des faveurs de Washington, en une année, Joe Biden s'est rendu deux fois en Pologne, alors que, depuis le début de son mandat, le Président des États-Unis n’a séjourné ni à Berlin ni à Paris. 

 

Copyright Image : Wojtek Radwanski / AFP

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président polonais Andrzej Duda se serrent la main lors d'une cérémonie de bienvenue devant le palais présidentiel à Varsovie, Pologne, le 5 avril 2023.

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