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05/04/2023

La nouvelle loi de Programmation militaire en quatre questions

Entretien avec Bruno Tertrais

La nouvelle loi de Programmation militaire en quatre questions
 Bruno Tertrais
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Le 4 avril, en Conseil des ministres, Sébastien Lecornu, ministre des Armées, a présenté la nouvelle loi de programmation militaire française (LPM). Concrétisant les premières annonces du Président de la République à Mont-de-Marsan au mois de janvier, le budget des armées s’élèvera à 413 milliards d'euros pour les cinq prochaines années (2024-2030). Quels besoins et transformations cette loi porte-t-elle ? Quelle vision stratégique de la France à l’international traduit-elle ? Quelle place enfin pour la dissuasion nucléaire ? Bruno Tertrais, conseiller géopolitique de l’Institut Montaigne et directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique, répond à nos questions.

Interrogeons-nous sur la qualification de cette LPM : selon Emmanuel Macron, il s’agit d’une loi "de transformation", qui suit une loi "de réparation" pour laquelle tous les crédits ont été exécutés (un fait très rare). Quels besoins des armées françaises avaient été identifiés ? En quoi cette loi transforme quantitativement et qualitativement les armées françaises ?

Je ne suis pas sûr qu’il faille accorder beaucoup d’importance aux slogans politiques qui président aux lois de programmation militaire. Mieux vaut regarder les décisions concrètes. La précédente LPM était qualifiée de loi "à hauteur d’homme" et son premier objectif était d’améliorer les conditions d’exercice du métier des armes et le quotidien du soldat. De plus, elle a donné un coup d’arrêt à la déflation des effectifs. Dans le même temps, elle promettait une "modernisation accélérée" des armées. Vous avez raison de souligner qu’elle a été totalement exécutée, avec 100 % de crédits budgétaires, c’est-à-dire sans ressources exceptionnelles. C’est remarquable à l’aune des précédentes et cela a redonné de la crédibilité au processus. La nouvelle LPM naît ainsi sous de bons auspices, et ce n’est pas anodin lorsque l’on souhaite passer en régime "d’économie de guerre", ce qui suppose pour l’industrie une prévisibilité des commandes. Notons aussi que la France a rejoint le club des pays de l’OTAN qui dépensent 2 % de leur PIB pour la défense, ce qui valorise sa contribution à la défense collective. Même si ce critère n’a pour moi guère de sens, notamment parce que le dénominateur peut varier dans les deux sens…

Dans l’ensemble elle fait plutôt le choix de la diversité et de l’agilité, pour faire face à un large éventail de problèmes stratégiques.

Cette LPM risque de décevoir les amateurs de "masse" et "d’épaisseur", même si elle prend pleinement en compte le besoin de reconstituer les stocks de munitions – ce pour quoi on dépensera 16 milliards d’ici 2030 – et qu’elle tire les leçons de la guerre d’Ukraine sur l’importance de l’artillerie à longue portée, de la défense aérienne et bien sûr des drones dans les opérations modernes de haute intensité.

Mais dans l’ensemble elle fait plutôt le choix de la diversité et de l’agilité, pour faire face à un large éventail de problèmes stratégiques sur ce que j’appelle le spectre vertical des menaces, des fonds marins jusqu’à l’espace extra-atmosphérique, en passant bien sûr par le cyber et la sphère informationnelle. Rappelons que la Revue stratégique de 2022 institue une nouvelle fonction, celle de l’Influence. Quant à la priorité accordée au renseignement, elle est difficilement contestable. Il faut aussi insister sur le formidable effort consenti en faveur du maintien en condition opérationnelle (MCO), qui bénéficiera de 49 milliards, soit une hausse annoncée de 40 % ! Le MCO, ce n’est pas très spectaculaire, mais c’est capital : c’est la différence entre des moyens qui existent sur le papier et des moyens véritablement employables. On note aussi de nouveaux programmes de lutte anti drones, ainsi que l’accroissement de certaines cibles, comme pour l’hélicoptère NH90, les avions de patrouille maritime ou les drones. Le prix à payer ? Des réductions de cibles nombreuses et parfois drastiques pour l’horizon 2030 sur des matériels emblématiques, tels que le Rafale, le Leclerc rénové ou les véhicules blindés de l’Armée de terre. C’est un classique des LPM, mais qui vient quelque peu ternir le tableau.

Quelle vision de la posture stratégique et internationale de la France traduit cette LPM ?

Devant le bouleversement de la situation stratégique en Europe, il était tentant d’opérer un pivot vers l’Est, surtout avec la fin concomitante de l’opération Barkhane. C’était la préférence d’une partie des milieux de la défense. Avec l’idée de disposer à l’horizon 2030 d’un volume de forces équivalent à une division aéroterrestre musclée qui aurait pu être déployée aux confins de l’Europe. Je dirais que nous avons choisi de "tenir notre rang" plutôt que "tenir un créneau". Et c’est un choix qui me semble assez raisonnable. Nous avons besoin d’élargir la focale. La France a et continuera d’avoir d’autres priorités, du fait de ses engagements bilatéraux de défense, de sa présence en Afrique, de l’importance de ses outremers : pas moins de 13 milliards y seront consacrés d’ici 2030. L’importance économique et stratégique croissante de l’Indopacifique justifie un réinvestissement de notre part. Et si la Chine n’est pas une menace militaire pour la France, son intention d’étendre sa domination sur le Pacifique occidental est chaque jour plus avérée. Sans compter que le développement des marines hauturières peut nous réserver des surprises. Le renforcement qualitatif des forces dites de souveraineté, qui se traduira notamment par la mise en service de six patrouilleurs modernes, est une urgence difficilement contestable. La consolidation de nos principaux partenariats dans la zone indopacifique – avec les Émirats arabes unis, l’Inde et l’Indonésie, tous trois équipés de Rafales – contribuera aussi à asseoir une politique française indépendante dans la région. 

Mais le jeu n’est évidemment pas à somme nulle. La France maintient ses engagements de réassurance, de dissuasion et de défense à l’Est. Elle a d’autres moyens de montrer qu’elle est, selon ses termes, un "allié exemplaire". La constance de l’effort de défense, la pérennisation des forces nucléaires, la présence au nord-est et au sud-est en font partie.

Comment la LPM aborde-t-elle la question de la dissuasion nucléaire ?

La dissuasion va être plus visible dans la future LPM car nous entrons maintenant de plain-pied dans la phase de mise en place de la prochaine génération de forces. Bien que l’on ait lissé autant que possible la bosse budgétaire – contrairement à ce que font les Britanniques – il va bien falloir passer par son sommet, c’est-à-dire plus de sept milliards par an… Le gros des programmes, ce sera bien sûr le début de la construction des quatre sous-marins nucléaires SN3G.

Nous entrons maintenant de plain-pied dans la phase de mise en place de la prochaine génération de forces.

Un format indispensable pour en avoir au moins un à la mer en permanence – et on a vu début 2022 qu’un président pouvait même souhaiter en mettre trois à la mer en temps de crise ! Il y aura aussi la mise en service des missiles M51.3 et ASMP Rénové, et le début de la transition vers la deuxième génération d’armes robustes.

Le porte-avions est lié à la dissuasion du fait de son mode de propulsion, qui l’inscrit dans le cadre du maintien des compétences nucléaires, et bien sûr du fait de son emport de la Force aéronavale nucléaire (FANu), mais celle-ci ne serait générée que sur décision présidentielle. La décision de son lancement était attendue mais s’il fait les gros titres, c’est du fait de son poids budgétaire et de sa symbolique politique. Faut-il dépenser dix milliards pour une base aérienne mobile et flottante ? Prenons le problème à l’envers : à l’heure où l’on s’inquiète volontiers d’un "déclassement" de la France, comment une décision de renoncer à un instrument dont la Chine, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Russie vont continuer à disposer aurait-elle été perçue ? Le porte-avions est un formidable instrument pour assurer la supériorité aérienne dans le cadre d’opérations en mer. Et pour être nation-cadre dans le cadre d’une coalition. Ajoutons que la conception et la mise en œuvre de porte-avions nucléaires modernes est un savoir-faire dont aucun autre pays ne dispose à l’exception des États-Unis.

Comment assurer l’acceptabilité sociale de tels montants alloués à la défense à l'heure des arbitrages budgétaires sur les retraites et après la période Covid, caractérisée par le “quoi qu’il en coûte” ?

Depuis bientôt dix ans, deux menaces ont permis le maintien du consensus français sur la dépense de défense : d’une part le terrorisme islamiste, d’autre part le revanchisme russe. Or la première est actuellement moins prégnante et la seconde reste distante. Certes, les Français soutiennent l’Ukraine mais il ne me semble pas qu’ils soient réceptifs à l’argument selon lequel notre armée ne pourrait pas résister à un choc du même ordre. Et ils ont raison… car si la France peut se trouver engagée dans des opérations de haute intensité, y compris pour défendre ses alliés, elle n’est nullement menacée d’invasion.

Cette dépense est sans doute le minimum nécessaire pour préserver notre autonomie stratégique face à des risques et menaces plus divers, et pour maintenir notre "rang".

Par ailleurs, ils constatent en effet que la prudence voire la rigueur budgétaire sont de retour. Et pourraient donc être troublés par l’annonce d’une dépense programmée de 413 milliards d’euros, même étalée sur six ans. L’argument "la défense, ce sont des emplois" est vrai mais peu convaincant dans une période de faible chômage. Il reste, pour convaincre les Français, d’autres justifications. On peut dire que cette dépense est sans doute le minimum nécessaire pour préserver notre autonomie stratégique face à des risques et menaces plus divers, et plus généralement pour maintenir notre "rang", y compris sur le plan des technologies de défense.

On peut aussi se référer à la menace cyber, que nombre de nos concitoyens expérimentent désormais, dans leur vie professionnelle ou personnelle. Enfin, il conviendra de rappeler que l’inflation entamera une bonne partie du "pouvoir d’achat" des armées…

 

Copyright Image : Charly TRIBALLEAU / AFP

Un parachutiste français saute en parachute d'un avion A400M lors d'un exercice militaire à grande échelle appelé "Orion" à Castres, dans le sud-ouest de la France, le 25 février 2023.

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