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17/03/2023

Barkhane : échec, réussite ou bilan nuancé

Barkhane : échec, réussite ou bilan nuancé
 Jonathan Guiffard
Auteur
Expert Associé - Défense et Afrique

L’intervention de la France au Sahel a fait l’objet de nombreuses controverses. Loin des évaluations et condamnations, Jonathan Guiffard revient sur l’opération Barkhane, sa création et ses objectifs, pour mieux en analyser les réussites et les échecs. Ce bilan vient clore la série d’analyses de notre expert sur le Sahel, qui s’est penché sur le mirage de l’offre sécuritaire russe, l’évolution des stratégies de négociations au Sahel, les ressorts du sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest, l'avenir de la crise au Mali et au Burkina Faso pour les jihadistes et les risques d’extension du terrorisme dans le golfe de Guinée. Retrouvez l’ensemble des ces analyses sur la crise sahélienne, ses enjeux actuels et son extension à l’ensemble de la région, dans la série “Sahel : une crise qui s’étend”.


Après 10 ans, l’heure des bilans

Le 9 novembre 2022, le président de la République française a annoncé la fin officielle de l’opération militaire Barkhane. Les derniers soldats français venaient, en août, de remettre aux Forces Armées Maliennes les clés de la base de Gao et de quitter le Mali. Pour des raisons logistiques et pour honorer les accords de coopération avec le Niger, des troupes françaises se trouvent toujours, pour l’heure, au Niger, mais les autorités françaises travaillent à une nouvelle stratégie régionale. Une chose est claire : un cycle de 10 ans d’intervention militaire française au Sahel se termine et c’est l’heure du bilan.

Dans l’ensemble, cette opération est très critiquée. La situation sécuritaire se dégrade fortement au Mali et au Burkina-Faso, avec un réel accroissement de la violence depuis 2019 et 2020. Cette situation a entraîné une succession de coups d’État dans la région, menés par des acteurs militaires et politiques qui souhaitent prendre de la distance avec la France. La Russie en profite pour insérer ses pions dans la zone, en soufflant sur les braises d’un sentiment anti-français. La situation humanitaire est catastrophique, le nombre de déplacés internes explose et les risques de guerre civile intercommunautaire augmentent. Le tableau est noir : il est donc relativement aisé d’en attribuer la responsabilité à la politique française des 10 dernières années.

La réalité appelle une analyse sensiblement plus nuancée. Retracer les responsabilités, les succès et les échecs de cette opération militaire, est susceptible d‘offrir un cadre de compréhension plus juste, plus précis et de servir de base pour les réflexions futures de toutes les parties prenantes.

Pourquoi Serval ? Une reconquête éclair et efficace

Le 11 janvier 2013, en réponse à la demande d’aide formulée par le président de transition malien, Dioncounda Traoré, et alors qu’une légère panique saisit Bamako, les armées françaises lancent l’opération Serval. Elle consiste à stopper la descente vers le Sud d’une coalition d’organisations jihadistes (AQMI, Ansar Eddine, Ansar Charia, MUJAO) qui se trouvent alors à Diabali, à 3 heures de route de Sévaré et 6 heures de la capitale Bamako.

En réponse à la demande d’aide formulée par le président de transition malien, les armées françaises lancent l’opération Serval. Elle consiste à stopper la descente vers le Sud d’une coalition d’organisations jihadistes.

L’opération militaire consiste à l’engagement en premier des forces spéciales de la TF Sabre pour mener des raids héliportés contre les fameuses « colonnes » qui descendent vers le Sud, et des avions de l’armée de l’air française qui bombardent les emprises occupées par les jihadistes au Nord du Mali, dans les villes occupées de Gao, Tombouctou, Kidal, Ansongo ou Douentza. Cette guerre aérienne gèle la situation, et permet l’arrivée fulgurante, selon les standards militaires, de troupes au sol pour appuyer l’armée malienne et entamer une reconquête des villes vers le Nord. Sous le double effet de la puissance de feu de l’armée française et de la collecte de plusieurs années de renseignement, les jihadistes subissent de larges pertes et se replient jusque dans leur sanctuaire de l’Adrar des Ifoghas ou Tigharghar en langue touarègue (tamashek).

 

Le choix judicieux des responsables français de poursuivre ce combat sur ce terrain très difficile permet à l’armée française, appuyée par des unités tchadiennes arrivées depuis l’Est et la région de Ménaka, de réduire à néant les emprises en dur des groupes jihadistes et leurs capacités militaires. Cela met un terme à la menace portée par ces groupes contre le Nord et le Sud du pays. Malgré ce succès indéniable,  après deux mois de combats intenses, la pression retombe, et les chefs des groupes jihadistes entrent dans la clandestinité, la plupart ayant survécu à ces opérations.

Trois mois après le début de la guerre, deux difficultés structurantes apparaissent pour les responsables français et maliens. Elles auront des effets politiques de long-terme :

  • La lutte contre les jihadistes a impliqué une traque longue et difficile des chefs, rôdés à la vie clandestine et insérés dans le tissu social malien depuis le début des années 2000. À partir du printemps 2013, la nature de la guerre a changé et le contre-terrorisme est devenu la priorité. Ce type de guerre était très différent de la guerre « semi-conventionnelle » qui venait de prendre fin et nécessitait un effort spécifique du renseignement français, des forces spéciales, des appuis aériens ou logistiques fournis par Barkhane, des drones américains et français, et de renseignements des Maliens, Nigériens, Burkinabé, Mauritaniens, Marocains ou Algériens ;
  • L’humiliation subie par l’armée malienne en 2012, massacrée ou forcée à fuir devant la conquête des groupes rebelles et jihadistes, a nourri un fort sentiment de vengeance au sein d'une armée qui peine à contenir la violence à l’égard des civils. Alors que la ville de Tombouctou venait à peine d’être libérée, une série d’exactions contre les communautés arabes et touarègues a confirmé ces craintes et amené les autorités françaises à désinciter fortement l’armée malienne de s’installer à Kidal. Cette capitale symbolique était sous contrôle des mouvements rebelles qui se sont “rachetés” en aidant la progression française contre les jihadistes lors des dernières batailles. Cette prudence politique a été vécue comme une trahison par les autorités maliennes qui ont cru, à tort, que la France jouait sur deux tableaux. Cette divergence d’analyse venait aussi du fait que les autorités de Bamako considéraient les groupes rebelles comme des terroristes, ce qui n’était pas le cas de Paris.

Pourquoi Barkhane ? Les succès de la lutte contre le terrorisme

Avant de poursuivre, il apparaît nécessaire de rappeler la vision stratégique parisienne concernant le Sahel, qui prévaut début 2013 :

  • La France a sept otages au Sahel et comme tous les pays occidentaux, elle subit fréquemment des enlèvements menés impunément par Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) contre ses ressortissants ;
  • La France travaille avec ses partenaires sahéliens pour empêcher régulièrement des projets terroristes d’aboutir contre ses emprises diplomatiques dans la région ;
  • La France observe la volonté des jihadistes d’AQMI de s’insérer dans la guerre civile libyenne, dès l’intervention de 2011, et constate la prise de contrôle du nord du Mali en 2012, leur lot d’exactions et la formation de plusieurs centaines de nouvelles recrues dans un contexte où la France a été désignée comme ennemi n°1 d’AQMI ;
  • Cette dégradation a lieu alors qu’avant 2012, la France avait attiré à plusieurs reprises, et sans succès, l’attention du président malien Amadou Toumani Touré sur l’installation durable des jihadistes et l’utilisation du Mali comme plateforme de projection dans la région, en révélant en creux les propres compromissions du Mali avec les jihadistes. Un sentiment d’alerte qui était alors partagé par tous les partenaires régionaux de la France.

Alors que le Mali était sur le point d’être fracturé par les jihadistes, en 2012, le niveau de la menace jihadiste était considéré comme très élevé et tous les acteurs se trouvaient spectateurs de l’enkystement durable des jihadistes dans une zone sanctuaire.

C’est en raison de ce contexte stratégique que les autorités françaises ont décidé la mutation de Serval, le 1er août 2014, en opération Barkhane : il s’agissait de terminer la recherche des chefs jihadistes et d’éviter le retour à la situation qui prévalait dans les années 2000. L’opération Barkhane était supposée permettre de mener cette traque antiterroriste en parallèle de la formation des armées malienne et nigérienne. Elle a aussi été conçue pour créer une période tampon susceptible d’établir les conditions de règlement du dialogue politique national avec les groupes rebelles à la source du problème nord-malien.

L’opération Barkhane était supposée permettre de mener cette traque antiterroriste en parallèle de la formation des armées malienne et nigérienne.

Barkhane est souvent décrite comme une opération sans objectif : ce n’est pas le cas. C’est une opération qui s’est fixée des objectifs ambitieux basés sur une appréciation erronée et optimiste des dynamiques politiques en cours au Sahel, et qui a été mise dans l’impasse par l’incurie de la classe politique au pouvoir dans la région. Cela n’exonère nullement le système politique et administratif français de ses propres erreurs d’analyses, d’appréciation ou de communication, mais il est faux de dire que cette opération a été conçue sans cadre, sans objectif et sans rôle pour permettre une présence française éternelle et supposément prédatrice dans la zone. Au contraire, Barkhane a rapidement pris conscience de ces sables-mouvants et les autorités françaises ont, dès 2015, cherché à se désensabler.

La lutte contre le terrorisme menée entre 2013 et 2022 a permis aux forces françaises, maliennes, nigériennes et burkinabè de mettre hors-de-combat (ils sont soit tués, soit arrêtés et remis à la justice locale) les émirs (“prince” ou chef) des quatre katibats d’AQMI et plusieurs dizaines de leurs responsables opérationnels, les émirs d’Al Mourabitoune et du MUJAO, un grand nombre de responsables d’Ansar Eddine, trois des cinq émirs du JNIM et les émirs de l’État Islamique au Sahel. Si ces réussites militaires n'ont pas permis de mettre fin au phénomène de terrorisme au Sahel, elles ont permis de mettre un terme à l’action de la quasi-intégralité des vétérans étrangers du jihad, qu’ils soient algériens, mauritaniens, libyens, tunisiens, marocains ou levantins.

Les conséquences de cet effort de long-terme ont été :

  • La fin des attentats de grande ampleur dans les capitales sahéliennes depuis 2018 et la nette réduction des enlèvements d’étrangers ;
  • La non installation d’Al Qaïda en Libye ;
  • La fragilisation des maquis jihadistes algériens en miroir des politiques antiterroristes efficaces menées par les forces armées algériennes ;
  • Une baisse structurelle des capacités opérationnelles et médiatiques de ces groupes, entraînant la formation du JNIM pour rallier les structures en difficulté liées à Al Qaïda sous un seul commandement ;
  • La proposition de discussions politiques du JNIM vers les autorités maliennes et la mention d’un arrêt des projets terroristes contre la France sous condition de son départ du Mali. Une concession politique illustrant sa difficulté à faire face aux forces françaises.

Une insurrection renaissante sur les cendres des réussites franco-maliennes

Cette politique a, en revanche, ignoré un facteur déterminant, qui s’est vu accéléré par les succès de la lutte contre le terrorisme : l’avant-garde jihadiste étrangère globaliste a réussi à se transformer en une insurrection locale de grande ampleur au nom de l’Islam.

L’avant-garde jihadiste étrangère globaliste a réussi à se transformer en une insurrection locale de grande ampleur au nom de l’islam.

L’incorporation de centaines de nouvelles recrues de 2012, retournées à la vie civile lors de l’intervention française, formées aux armes et fertilisées par le discours révolutionnaire des jihadistes, a permis non seulement à AQMI et Ansar Eddine de structurer à bas bruit l’insurrection au Sud (katibat Khaled Ibn Walid), au Centre (katibat Massina) et au Burkina Faso (Ansarul Islam), mais aussi à quelques cadres survivants d’Al Mourabitoune de prêter allégeance à l’État Islamique pour soutenir un jihad peul nigéro-malo-burkinabé très radical.

La concentration des moyens français nécessaires pour réussir la lutte contre le terrorisme, l’absorption de Barkhane par la formation des armées sahéliennes et le manque de vigilance analytique sur la nouvelle situation insurrectionnelle en gestation a creusé un fossé entre les responsables maliens et français, concernés par des guerres différentes. Considérant que le Nord était “géré” par des Français concentrés sur les responsables jihadistes et des groupes rebelles en position d’attente, les autorités maliennes ont vu apparaître le problème du jihad du Centre et du Sud avec une grande acuité, mais ont à nouveau déployé les mauvaises méthodes : des exactions ponctuelles de l’armée contre les populations civiles, le financement et l’équipement de systèmes miliciens (les chasseurs dozos, les milices dogons, la réactivation d’éléments issus des Ganda Izo et Ganda Koy…). Cette tendance s’est accélérée face aux attaques spectaculaires et systématiques des jihadistes contre les bases militaires maliennes, nigériennes et burkinabè, à partir de 2016-2017.

Sur le plan politique, l’incitation française à ne pas se rendre à Kidal et le rôle d’intermédiaire que la France a initialement joué entre les groupes rebelles du Nord et les autorités maliennes a permis d’éviter de rallumer un brasier alors que la reconquête était à peine terminée. Ce positionnement a ouvert le cadre à des échanges politiques, pilotés par la diplomatie algérienne, dans le sens de la signature des accords de paix et de réconciliation de 2015 (APR). Considérant que cette tension entre les autorités de Bamako et les groupes rebelles est à l’origine de la crise et de l’installation des jihadistes dans un Nord-Mali marginalisé, ces accords sont une réelle réussite politique. Cette base, imparfaite mais réelle, devait permettre de résoudre le différend politique et économique en réintégrant les combattants rebelles dans la société et en travaillant à désenclaver cette région sur le plan économique.

Or, cet accord est aujourd’hui au point mort. Il n’a pas été entièrement appliqué et ne semble plus à l’ordre du jour pour le gouvernement malien, qui se montre revanchard. Sans cet accord, il ne peut y avoir de dépôt des armes, de réparation, et encore moins de possibilité de réintégration des combattants partis chez les jihadistes : le chemin vers l'apaisement ou vers une forme de cohésion nationale pour expulser les jihadistes les plus radicaux est donc impossible.

La lutte contre le terrorisme a aussi entraîné la fusion des groupes jihadistes “qaidistes” en une seule faction : le JNIM. Une manœuvre organisationnelle qui constitue aussi une déclaration politique. Sous la pression militaire, ce mouvement a publiquement demandé le retrait des forces étrangères, en  indiquant qu’il ne viserait pas l’Europe et qu’il était prêt à dialoguer. Si ces prises de position politiques ont une dimension tactique évidente, en profitant du désarroi malien pour retrouver une situation avantageuse, elles restent l’illustration d’un climat défavorable pour les jihadistes, qui évoquent publiquement leurs difficultés sous la pression militaire.

La lutte contre le terrorisme a aussi entraîné la fusion des groupes jihadistes “qaidistes” en une seule faction : le JNIM. Une manœuvre organisationnelle qui constitue aussi une déclaration politique.

Un parallèle peut aussi être fait au Niger où des discussions existent entre l’État et les combattants nigériens de l’État Islamique. Une succession d’opérations militaires menées entre 2019 et 2021 a permis de déstructurer ce groupe jihadiste, et surtout de construire un contexte propice pour favoriser un dialogue de désengagement avec ces combattants. Les autorités sont prêtes à négocier le dépôt des armes avec les jihadistes, en mettant en évidence l’impasse de la cause et de la situation actuelle de ces groupes islamistes.

Des difficultés structurelles pour la France

Naturellement, l’évolution négative de la crise sahélienne et son expansion vers les pays du Golfe de Guinée révèlent des choix inadaptés et les difficultés des autorités françaises à atteindre les buts politiques affichés. La force des facteurs locaux et historiques à l’origine de la crise doit toutefois également être prise en compte. Tenue d’intervenir en urgence, la France s’est retrouvée piégée par des impasses politiques et analytiques. Trois familles peuvent être notamment identifiées.

Les autorités françaises ont été prises au piège des dynamiques politiques internes de leurs partenaires.

En premier lieu, les autorités françaises ont été prises au piège des dynamiques politiques internes de leurs partenaires, avec une marge de manœuvre assez faible pour les influencer positivement. Trois facteurs sont structurants : l’absence d’une définition franco-malienne commune de l’ennemi “terroriste” ; l’incapacité des classes politiques sahéliennes à prendre conscience de l’urgence de revoir leurs pratiques de gouvernance ; et le rôle déterminant des mauvaises pratiques des armées sahéliennes comme moteur des insurrections.

En second lieu, la politique sahélienne de la France a été fragilisée par un manque d’agilité et de réactivité face aux évolutions de la crise, qu’il s’agisse de l’endogénéisation rapide du jihadisme et de sa mutation en insurrection généralisée à partir de 2015, du déploiement d’une stratégie milicienne contre-productive au Mali et au Burkina Faso, de la mauvaise volonté des autorités maliennes à appliquer l’APR de 2015, des difficultés des armées sahéliennes à monter réellement en compétence ou de la communautarisation progressive du conflit poussée par des discours politiques inflammatoires.

Ce manque d’agilité s’est ressenti dans la difficulté à opérer une autocritique salutaire qui aurait permis de réduire les vulnérabilités de la France face aux critiques, au renforcement d’un “sentiment anti-français” et à la pénétration d’une influence politique russe agressive. Cette réticence à l’autocritique s’est aussi ressentie dans la difficulté du système administratif français à adapter l’outil militaire à la situation : la force conventionnelle s’est révélée inefficace et coûteuse dans des opérations de contre-terrorisme centrées sur la volonté de traquer des chefs jihadistes - une stratégie peut-être discutable sur le fond, mais ayant le mérite de la clareté.

Dans un second temps, l’arrivée des drones armés a permis de poursuivre la destruction des état-majors d’Al Qaïda et de l’Etat Islamique au Sahel, mais s’est avérée un piège tactique pour lutter contre l’insurrection jihadiste, en modifiant les perceptions alliées (alimentation du fantasme de la puissance française) et ennemies (recrutement facilité d’une population observant une armée française présentée comme occupante et destructrice).

Cette réticence à l’autocritique s’est aussi ressentie dans la difficulté du système administratif français à adapter l’outil militaire à la situation.

Enfin, une leçon très importante : l’incroyable difficulté à articuler une réponse politique, sociale et économique de moyen-terme pour adresser les causes profondes de la crise, en parallèle de la définition d’une réponse de court-terme sur le plan sécuritaire. Bien que les facteurs économiques (conflit de ressources, sous-développement des zones marginalisées) et politiques (mauvaise gouvernance, corruption endémique, faible inclusion politique) soient documentés de longue date, leurs rôles déterminants dans l’installation des jihadistes et le recrutement endogène ont été sous-estimés par les autorités politiques françaises et largement dévoyés par les responsables sahéliens. Dans une région qui est fortement touchée par la mauvaise gouvernance, l’efficacité relative de l’aide publique au développement et de l’assistance humanitaire, ainsi que la délégitimation de l’État entraînée par la perfusion directe de l’aide (que ce soit par des ONG, des bailleurs de fonds, ou un appui militaire) ont participé à modifier substantiellement les relations dans le tissu social - pas nécessairement dans un sens d’apaisement et d’entente.

L’impératif d’une analyse humble et nuancée face à la complexité de ces crises

Ce bilan des opérations Serval et Barkhane permet de montrer la grande complexité de ces crises politique, économique et sécuritaire au Sahel. Il donne à voir les réalités d’une action française, souvent décriée, parfois surestimée, alors qu’il est aussi nécessaire de la replacer dans un contexte français spécifique, à l’origine d’obstacles et de difficultés profondes.

Cette injonction contradictoire illustre la persistance d’un biais colonial, chez les détracteurs de la politique française aussi, qu’ils soient français, occidentaux ou sahéliens.

À ce titre, l’auteur est frappé par un paradoxe très présent dans le débat public relatif à l’héritage colonial français : d’une part, la France est très critiquée pour son interventionnisme jugé néocolonial, d’autre part, de nombreux observateurs se désolent de son manque d’implication pour favoriser une démocratisation des régimes ouest-africains. Cette injonction contradictoire illustre la persistance d’un biais colonial, chez les détracteurs de la politique française aussi, qu’ils soient français, occidentaux ou sahéliens. Les autorités françaises n’ont ni la légitimité, ni les moyens, ni l’envie de contrôler, de pacifier et de démocratiser l’Afrique de l’Ouest.

Leur action est déterminée par des intérêts de court-terme, un corpus de valeurs démocratiques et une préférence pour la stabilité de long-terme, tout en étant largement influencée par les soubresauts quotidiens de la crise et les décisions politiques de ses “partenaires”. Cela ne garantit pas une efficacité maximale, mais explique en grande partie les décisions françaises : la gestion se confronte à la vision.

Les classes politiques sahéliennes le savent parfaitement et jouent allègrement de ce biais colonial, comme de cette immédiateté des politiques publiques. Elles défendent des intérêts et des visions qui leur sont propres, et qui avancent d’autant plus vite qu’elles sont soutenues par un effet de levier français. La France n’a pas vocation à déterminer les scènes politiques locales et reste ainsi soumise à des instrumentalisations politiques permanentes. Lorsque les classes politiques sahéliennes ne parviennent pas à leurs fins, ces instrumentalisations se font contre la France, qui est désignée comme responsable des faillites collectives - au grand dam des responsabilités initiales, propres ou partagées des acteurs politiques de la crise.

Enfin, deux points fondamentaux méritent d’être mis en lumière pour analyser avec justesse la politique française au Sahel depuis 15 ans :

  • Les décisions des autorités politiques françaises sont le résultat de processus complexes internes à l’administration française, soumis aux rapports de force entre les diplomates, les militaires, les services de renseignements, les structures interministérielles et leurs responsables politiques. Méconnaître cette réalité est une grave erreur, puisque la crise sahélienne a concerné plusieurs générations de fonctionnaires et de responsables politiques, avec leurs propres rapports de force, grilles d’analyses ou contraintes. Si les décideurs politiques sont naturellement responsables des décisions qui sont prises in fine, la politique française ne peut être analysée qu’au travers de ce seul prisme, et encore moins à travers le regard ponctuel d’acteurs individuels ayant pris part à ces processus épineux ;
  • La complexité des opérations militaires modernes entraîne, au mieux un désintérêt, au pire des incompréhensions fondamentales des acteurs politiques ou des populations sur leur réalité et leur efficacité. Pour ne pas tomber dans des fantasmes sur la réalité de la guerre, susceptibles de nourrir des biais analytiques et des incompréhensions qui peuvent nourrir les visions conspirationnistes, il faut étudier les contraintes légales, logistiques ou techniques des armées françaises, les limites de leurs équipements, leur volume de force ou même les pratiques et procédures de l’armée (rotation de mandats et de personnels, règles d’engagement, place du politique dans la décision, coordination avec les acteurs nationaux ou internationaux, disponibilité et priorisation des équipements…).

Ainsi, la crise sahélienne se poursuit et s’étend. Les autorités françaises travaillent à une nouvelle stratégie nationale pour aider leurs partenaires dans la région à lui faire face, tout en assurant leurs propres intérêts de sécurité. Conscientes de la surexposition de la France, les autorités travaillent à une internationalisation de l’appui. Européens, Américains et Africains sont désormais conscients de l’enjeu régional qui n’a longtemps intéressé que la France et ses partenaires sahéliens.

Ce dialogue ne pourra déployer tout son potentiel sans inclure les homologues des pays concernés en Afrique de l’Ouest dans chacune de ces sphères.

L’analyse de cette politique se poursuivra, pour expliquer les prises de décisions et les réussites, tout en soulignant les errements ou les difficultés. La nuance et l’autocritique pourraient venir d’un dialogue toujours plus accru entre les milieux académique (universités, think-tanks), médiatique et politique (exécutif, administrations, parlement). L’auteur appelle ce renforcement de ses vœux, et souligne enfin que ce dialogue ne pourra déployer tout son potentiel sans inclure les homologues des pays concernés en Afrique de l’Ouest dans chacune de ces sphères.

 

 

Copyright Image : FLORENT VERGNES / AFP

Des véhicules blindés Griffon de l'opération Barkhane se préparent à partir pour la dernière patrouille avant la cérémonie de remise de la base militaire de Barkhane à l'armée malienne à Tombouctou, le 14 décembre 2021.

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