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19/02/2025

La décarbonation européenne sous le feu croisé de Washington et de Pékin

La décarbonation européenne sous le feu croisé de Washington et de Pékin
 Joseph Dellatte
Auteur
Expert Résident - Climat, énergie et environnement

À quelques jours de la publication du Clean Industrial Deal, la feuille de route européenne en matière de décarbonation, Joseph Dellatte analyse les enjeux d’un texte crucial pour la compétitivité et la transition, alors que le retour de Donald Trump, qui se traduit par le désengagement américain en matière de transition énergétique, rebat les cartes de la décarbonation mondiale et laisse l’Europe dans un très inconfortable face-à-face avec la Chine. Quelles sont les conséquences de l’offensive commerciale menée par la seconde administration Trump sur la politique européenne en matière de décarbonation ? Comment l’Union européenne peut-elle faire face au dilemme entre la nécessaire accélération de sa décarbonation et la tout aussi nécessaire consolidation de sa souveraineté énergétique ? En quoi le futur Clean Industrial Deal est-il crucial pour tirer parti d’un contexte stratégique reconfiguré ? Cette analyse de Joseph Dellatte, fut originellement publiée en anglais dans la revue américaine The National Interest. 

Face aux implications profondes du retour de Donald Trump à la Maison Blanche pour le commerce mondial, les technologies propres et la décarbonation, l’Europe ne peut se contenter de réagir par la stupeur et les tremblements : ce second mandat promet une reprise en main de la guerre commerciale, qui affaiblira davantage les relations transatlantiques et plongera l'action climatique mondiale dans l'incertitude. Pour l'Europe, cela signifie également qu'elle devra faire cavalier seul pour promouvoir ses ambitions écologiques, malgré des coûts énergétiques élevés et une Chine qui affirme ses ambitions de façon de plus en plus nette.

Clap de fin pour la coopération transatlantique

Déjà sous l'administration Biden, les États-Unis n’étaient pas un partenaire fiable en matière de climat. Pourtant, l'Inflation Reduction Act (IRA) a marqué un tournant en entraînant les États-Unis dans la course de la compétitivité verte avec la Chine et l'Union européenne. Cette dynamique vertueuse est désormais menacée par le démantèlement d'une grande partie des mesures incitatives mises en place par l'IRA. Si certaines entreprises européennes qui avaient prévu d'investir aux États-Unis en profitant de ces incitations peuvent désormais reconsidérer leur position et se concentrer sur leur marché national, le bilan est largement négatif. Sans la participation américaine, les grands acteurs industriels pourraient éjecter la décarbonation en dehors de leurs priorités. L’impact dans des secteurs critiques tels que l'aviation, où le soutien au carburant d'aviation durable a été mis en pause par la nouvelle administration Trump, se fait déjà sentir. 

Le refus du président Trump de prendre des mesures en faveur du climat isolera également l'UE dans son objectif de neutralité carbone à l’échelle globale.

Le refus du président Trump de prendre des mesures en faveur du climat isolera également l'UE dans son objectif de neutralité carbone à l’échelle globale. Le rôle tenu par Washington, quoique non sans réticence, dans la diplomatie climatique, s'estompera, laissant l'Europe seule face à Pékin dans ses efforts de transition énergétique mondiale. La dynamique triangulaire entre l'UE, les États-Unis et la Chine, qui a défini la concurrence mondiale en matière de technologies propres, s'effondrera pour former un duopole, avec le renfort ponctuel de partenaires tels que le Japon, la Corée, le Canada, l'Inde ou le Brésil, pays qui, même s’ils remplissent un rôle dans certaines technologies clés, ne seront pas encouragés à agir plus rapidement sous l’effet désincitatif des États-Unis. 

Coûts et contrecoups politiques en Europe

Alors que les européens restent attachés à la décarbonation, le second mandat de Trump rebat les cartes. La politique plus agressive de l'Amérique en faveur des combustibles fossiles encourage les voix qui, en Europe, appellent à un ralentissement des objectifs de décarbonation pour protéger la compétitivité industrielle et contrer la domination technologique chinoise. La hausse des coûts de l'énergie, principalement causée par la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine, combinée aux préoccupations suscitées par la concurrence déloyale des entreprises chinoises, pourrait renforcer les arguments en faveur d'une politique industrielle européenne plus protectionniste et moins soucieuse de l'environnement. À Bruxelles, les discussions ne s’alignent pas sur le recul de Washington concernant ses engagements climatiques, mais les positions en faveur d’un ralentissement gagnent du terrain, en particulier dans les industries déjà confrontées à des prix élevés de l'énergie, souvent sur l’autel de la "simplification administrative".

Pourtant, l'Europe est confrontée à un dilemme fondamental qui n’existe pas outre-Atlantique : contrairement aux États-Unis, qui ont le luxe de produire des combustibles fossiles sur leur territoire, l'UE n'a d'autre choix que d'accélérer sa transition vers les énergies propres si elle veut retrouver une certaine compétitivité et de la sécurité énergétique, au-delà même de l'impératif de lutte contre le changement climatique. Pour cette raison, et en dépit du bruit politique, un recul significatif de la décarbonation est très hypothétique. Son ajustement est plus probable, qui se traduira par une plus forte impulsion pour la production locale de technologies propres, une réévaluation du rôle de la Chine dans les chaînes d'approvisionnement et des efforts accrus pour garantir des partenariats technologiques dans le domaine des énergies et des chaînes d'approvisionnement en minéraux critiques avec des pays tiers.

L'avenir de la coopération industrielle entre l'UE et la Chine

L'avenir des efforts mondiaux de décarbonation au cours des quatre prochaines années dépend néanmoins de la capacité de Bruxelles et de Pékin à gérer les politiques industrielles, les stratégies de chaîne d'approvisionnement et les transferts de technologie. Le récent discours d'Ursula von der Leyen à Davos, en réponse directe au retour de Donald Trump à la Maison Blanche, a mis en évidence ce défi. L'Europe s'efforce de créer une interdépendance mutuelle dans les chaînes d'approvisionnement, un équilibre que la politique industrielle hautement centralisée de la Chine compromet.

Les décideurs politiques européens insistent sur l’installation des chaînes de valeur industrielles propres (batteries, véhicules électriques, etc.) sur le continent afin d'éviter que les États membres ne soient considérés comme de simples États clients dans l'économie post-carbone. Une telle ambition est un pilier essentiel du Clean Industrial Deal de l'UE, un cadre législatif destiné à façonner la politique industrielle européenne pour les cinq prochaines années et à concilier décarbonation et compétitivité économique.

Cet effort est toutefois compliqué par l'approche mercantiliste de la Chine dans ses relations économiques avec l'Europe. La proposition implicite de Pékin est claire : l'Europe doit accélérer sa décarbonation, et la Chine lui fournira des technologies propres bon marché pour qu’elle y parvienne. La logique semble imparable : la Chine bénéficie ainsi d'économies d'échelle, tandis que l'Europe accélère sa transition verte dans un contexte de coûts élevés. 

La proposition implicite de Pékin est claire : l'Europe doit accélérer sa décarbonation, et la Chine lui fournira des technologies propres bon marché pour qu’elle y parvienne. 

Pourtant, cette dynamique sert également les objectifs stratégiques de la Chine. Elle lui permet de remonter la chaîne de valeur en vendant des biens industriels à forte valeur ajoutée à l'Europe tout en renforçant sa domination dans la fabrication mondiale de technologies propres. L'UE, déjà méfiante face à une dépendance excessive vis-à-vis des chaînes d'approvisionnement chinoises, est désormais confrontée à une décision cruciale dans le contexte de l’ère Trump II : s'intégrer davantage à la stratégie industrielle de la Chine ou redoubler d'efforts pour construire un écosystème de technologies propres plus indépendant.

Un axe Chine-Europe par défaut ?

Le changement le plus immédiat se produira dans la guerre commerciale autour des technologies propres. Le premier mandat de Trump a été marqué par des droits de douane offensifs contre la Chine ; son second mandat ira probablement plus loin, en isolant complètement le marché américain des technologies propres chinoises, sans pour autant fermer la porte à des accords commerciaux sélectifs avec Pékin.

Même si les plus grands marchés chinois des technologies propres se trouvent en dehors de l'Occident, l'Europe est en pratique le principal marché d'exportation des technologies propres à forte valeur ajoutée, qu’il s’agisse des batteries de véhicules électriques ou des éoliennes. L'UE deviendra encore plus attractive pour les exportations chinoises, les États-Unis ayant décidé de se retirer de la compétition : Pékin considère dès lors l'Europe non seulement comme un partenaire commercial, mais aussi comme un client clé de sa stratégie mondiale pour compenser la faiblesse de sa demande intérieure.

Le défi pour Bruxelles est de naviguer dans cette réalité changeante. Les décideurs politiques européens se méfient de plus en plus d'une dépendance excessive à l'égard de la Chine pour les matériaux et les technologies essentiels, une inquiétude que les États-Unis partageaient jusqu'au retour de Trump. Auparavant au centre des discussions du G7 (par exemple sous la présidence du Japon), cette inquiétude est désormais susceptible de disparaître sous Trump II, Washington considérant que s’en remettre aux combustibles fossiles est la meilleure façon de résoudre la question de la dépendance à la Chine. Les enquêtes de l'UE sur les subventions déloyales qui favorisent les véhicules électriques chinois et les droits de douane qui en résultent témoignent d'un malaise croissant face à la domination de Pékin dans le domaine des technologies propres.

Bruxelles devra choisir entre son autonomie stratégique et le besoin pragmatique de technologies abordables.

Pourtant, la capacité de l'Europe à décarboner à grande échelle et à moindre coût dépend toujours des chaînes d'approvisionnement chinoises. Si l'hostilité de Washington envers Pékin oblige les entreprises chinoises à se tourner encore davantage vers le marché européen pour écouler ses surcapacités, Bruxelles devra choisir entre son autonomie stratégique et le besoin pragmatique de technologies abordables.

Or, l'UE continuera à être considérée comme le principal partenaire commercial de la Chine. En l'absence d'un partenariat avec les États-Unis en matière de décarbonation, elle doit donc trouver les moyens de maintenir des relations de travail avec Pékin, ce qui soulève des questions sur les investissements directs étrangers chinois en Europe, en particulier dans les batteries et les véhicules électriques. Jusqu'à présent, la Chine a stratégiquement placé ses investissements dans des États membres "amis" de l'UE, comme la Hongrie, où le soutien politique est plus favorable, voire complaisant.

La faillite de Northvolt, le fleuron européen des batteries, met en lumière les difficultés de l'Union européenne à établir une production indépendante de batteries pour véhicules électriques. Face à une marge de manœuvre restreinte, l'Europe pourrait se trouver dans l'obligation de s'associer encore davantage à la Chine. Cette approche est de plus en plus privilégiée par les constructeurs automobiles européens historiques, qui considèrent la collaboration comme une nécessité plutôt que comme une menace concurrentielle.

Cette stratégie pourrait fonctionner pour des secteurs traditionnels comme l'automobile, mais qu'en est-il des industries nouvelles et hautement stratégiques telles que les électrolyseurs ? La technologie de l'hydrogène reste dominée par les entreprises européennes, japonaises et par certaines entreprises américaines. La manière dont l'Europe gère ses relations avec la Chine dans ce contexte sera cruciale, alors que la coopération transatlantique s’étiole (en ce qui concerne par exemple les normes ou les initiatives telles que le Conseil du commerce et de la technologie) et que la Chine tente de maîtriser les connaissances nécessaires à sa chaîne d'approvisionnement industrielle. Les technologies d'avenir telles que le captage, l'utilisation et le stockage du carbone (CCUS) mettront également à l'épreuve la capacité de l'Europe à manœuvrer dans ses relations avec la Chine.

Un agenda prospectif : quatre années de chaos…

Ainsi, le retour de Trump ne véhicule pas seulement des changements politiques mais injecte de l'instabilité dans le système mondial. Tous les efforts de décarbonation doivent prendre en compte le climat d’imprévisibilité politique et économique qui prévaudra durant les quatre prochaines années, dans un contexte où les relations commerciales sont utilisées comme les arguments d’un chantage, où les accords internationaux sont abandonnés par Washington et où il suffit d’un coup de tête pour que les règles du jeu soient réécrites. Dans un tel monde, la stratégie de décarbonation de l'Europe sera autant façonnée par des perturbations externes que par des choix politiques internes. La question centrale demeure de savoir si l'UE peut profiter de ce moment pour affirmer son leadership stratégique dans les technologies propres ou si elle sera prise en tenaille par les tensions entre les États-Unis et la Chine.

 

Le contenu exclusif de cet article provient d’un événement international organisé par l'Institut Montaigne dans le cadre d’un projet de recherches soutenu financièrement par Amazon. 

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, aux côtés d’Emmanuel Macron et de Xi Jinping à Pékin, le 6 avril 2023. 

Copyright Image : Ludovic MARIN / POOL / AFP

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