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15/03/2022

Invasion de l’Ukraine : la Chine pèse ses intérêts

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Invasion de l’Ukraine : la Chine pèse ses intérêts
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.

L’ampleur du pari engagé par Vladimir Poutine avec l’invasion de l’Ukraine dérègle bien des raisonnements géopolitiques communément admis. Ainsi en va-t-il de l’intangibilité des flux financiers mondiaux. Alors que sanctions et risques de découplage économique faisaient l’objet de débats permanents sur leur utilité, qui aurait imaginé des mesures financières si radicales qu’elles privent la Russie de la plus grande partie de ses propres réserves en devises ? Qui aurait pensé que les démocraties de marché porteraient un coup aussi violent à la globalisation, en réponse à une agression d’un autre siècle ? La secousse est forte aussi pour la Chine, qui pense toujours combiner à son profit une interdépendance commerciale et financière avec le reste du monde et l’opposition à l’ordre libéral international. La réponse des démocraties à la Russie comporte une forte leçon, même si le PIB de la Russie, aux dires même d’économistes chinois, n’est que celui d’une grande province chinoise. Cette leçon, c’est qu’au-delà d’une certaine ligne rouge difficile à tracer à l’avance, et en dépit de la lassitude américaine des conflits ou de l’attachement des Européens à la plus longue paix de leur histoire, des sanctions sans précédent peuvent survenir. 

En moins d’un mois, l’impact et la portée des relations sino-russes auront changé deux fois du tout au tout. La Chine, d’abord complice d’une agressivité russe dont elle pensait tirer parti sans en partager les risques, se retrouve embarquée dans une aventure excédant son tempérament. Cette aventure risque de nuire à ses propres projets, à l’irrédentisme et au révisionnisme de Xi Jinping qui, comme Poutine, manipule l’ethno-nationalisme au service de ses objectifs de puissance.

Mais tout dépend aussi de l’issue de l’invasion en Ukraine - à court et à moyen terme, puisqu’occuper une nation n’est pas la soumettre. Or les prévisions sur cette issue semblent varier de jour en jour, ce qui modifie également la pesée par Xi Jinping de ses intérêts - ceux du régime et ceux de la Chine. On suit ces variations en direct dans les oscillations de la communication diplomatique chinoise, que ce soit en direction de ses partenaires gouvernementaux ou dans l’expression publique. En cause, la nécessité de s’adapter aux attentes d’autres partenaires que la Russie, et aussi les risques qui apparaissent pour la Chine si le régime de Poutine sort trop affaibli de son pari. 

Nous ne nous appesantirons pas ici sur ces oscillations verbales. Elles sont connues. Xi Jinping a signé un communiqué sans précédent avec Poutine le 4 février. Il n’est plus cité par la partie chinoise rendant compte du dernier appel entre les deux hommes, le 2 mars. L’intégrité territoriale et la souveraineté, absents des premières réactions chinoises, disparaissent quelques jours (notamment dans le compte rendu d’un appel avec Emmanuel Macron) avant de reparaître quelques jours après, dans la bouche de Wang Yi qui l’applique même à l’Ukraine. Le 7 mars, Wang Yi décrit des relations "solides comme un roc", mais il parle plus de l’histoire et de l’avenir que du présent. On y apprend que c’est Xi qui avait suggéré des pourparlers à Poutine, et aussi que l’entente ne comprend pas "le ciblage de pays tiers". 


Ne prenons pas trop au sérieux ces flottements rhétoriques, sinon bien sûr que l’alignement avec Moscou n’est pas un principe : c’est un partenariat stratégique "dont rien n’est exclu" (4 février) mais non une alliance. 

L’alignement avec Moscou n’est pas un principe : c’est un partenariat stratégique "dont rien n’est exclu" mais non une alliance.

Il y a des invariants dans les déclarations et les non-dits chinois : dans l’ordre, c’est la faute de l’OTAN, les Européens sont suivistes de l’OTAN, il faut un nouvel ordre de sécurité européen ; nous avons une "situation", des "événements", mais les mots d’invasion et de guerre ne sont pas prononcés. Quand certains médias chinois à l’usage de l’étranger publient les photos de destructions, n’oublions pas qu’elles ne sont pas attribuées - un Hu Xijin accuse les Ukrainiens de se servir des civils comme d’un bouclier ! Les mentions de "nazis" à propos de l’Ukraine ne sont pas censurées, notamment dans un déferlement anti-occidental sur les media sociaux. Une fois de plus, la référence orwellienne est de mise.

Quant aux propos sur la "retenue" nécessaire, sur l’importance de négocier, ils sont la réponse de routine de la diplomatie chinoise devant tout conflit. Ici, la condamnation de l’OTAN a simplement remplacé l’invocation de "causes profondes" (根本原因) et est parfois énoncée comme telle. "C’est à celui qui a fait le nœud de le défaire". L’annonce d’une proposition chinoise de médiation doit être relativisée : elle est attribuée par la Chine au Ministre des Affaires étrangères ukrainien, qui l’aurait exprimée à Wang Yi lors du premier contact avec ce dernier, huit jours après le début de l’invasion. Or l’Ukraine a déjà sollicité l’Europe (et le Président français) ainsi qu’Israël. C’est un parfait brevet de neutralité qu’être appelé par l’Ukraine à s’entremettre. Au demeurant, depuis une décennie, la Chine a multiplié les entreprises de médiation à coup d’envoyés spéciaux et de rencontres gouvernementales, de la Syrie à la Birmanie : on ne sache pas qu’une seule d’entre elles ait abouti à un processus de paix. Mais elles protègent parfois la Chine d’accusations de complicité avec des régimes amis, et permettent de maintenir ou d’acquérir des relations avec chaque partie au conflit.

L’abstention chinoise au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale compte plus que ce verbiage. Non pas tant en elle-même - depuis l’arrivée au pouvoir de Xi, c’est la huitième fois (sur dix-neuf cas) que la Chine ne rejoint pas un veto russe, l’inverse n’étant jamais arrivé. Mais parce qu’elle a sans doute donné à d’autres pays souvent très proches de la Russie le signal que l’abstention serait sans conséquence vis-à-vis de celle-ci. 

C’est donc la balance des intérêts chinois qu’il faut examiner de plus près, en particulier sous l’angle économique. À très court terme, les nouvelles livraisons de gaz sur des contrats avec des prix captifs, la décision annoncée le 4 février d’ouvrir le marché chinois au blé "de toutes les régions de Russie" sont bénéfiques pour les deux économies. Ceci sans conséquence immédiate pour les tiers en ce qui concerne le gaz - puisque celui-ci dépend de pipelines dédiés vers la Chine à partir de gisements qui n’alimentent pas l’Europe.

L’augmentation importante des besoins chinois estimés de gaz, en raison de la transition énergétique depuis le charbon, fera que la volonté de la Chine d’acheter du gaz liquéfié aux États-Unis pourrait se poursuivre. Et Xi Jinping vient une nouvelle fois de remettre en selle le charbon, l’énergie dont la Chine dispose bien plus que du pétrole et du gaz. À court terme, ce sont les États-Unis qui auront des arbitrages à faire entre ce qu’ils acceptent de vendre à la Chine, et la très probable pénurie européenne. Les achats de blé, par contre, diminueront les quantités disponibles pour d’autres pays, déjà privés selon toutes probabilités du blé ukrainien cette année. 

À court terme, ce sont les États-Unis qui auront des arbitrages à faire entre ce qu’ils acceptent de vendre à la Chine, et la très probable pénurie européenne.

Les autres conséquences dépendent beaucoup de la volonté et de la capacité chinoise de refuser ou de contourner les sanctions internationales. Au sein d’exportations chinoises "modestes" vers la Russie (68 milliards de dollars américains, soit "seulement" douze fois les ventes françaises…), les équipements de communication et digitaux représentent le premier poste. Or, les États-Unis ont édicté des interdictions d’exportations dans le domaine des semi-conducteurs, et le cas récent de Huawei montre à quel point, dans certains domaines, la production chinoise reste dépendante de brevets ou de composants, y compris de pays tiers (et de Taiwan) dont les États-Unis peuvent contrôler les flux. À moyen terme, le secteur de l’aviation civile est lui aussi concerné. Après le C919, la Chine a commencé avec la Russie un projet pour le C929, un avion plus grand pour lequel les réacteurs doivent être développés avec Aviadvigatel, du groupe russe United Engine Corporation (UEC). D’une part, les faiblesses russes dans ce domaine auraient impliqué d’associer un des motoristes occidentaux ; d’autre part, où serait vendu un tel avion si les sanctions sont maintenues, et vers où volerait-il ? 

À ces exemples, on mesure que le découplage complet dans ces domaines avec les États-Unis suppose, au-delà du marché sino-russe, que les deux pays réussissent sur le plan technologique, et que leurs produits soient acceptés par des marchés tiers significatifs. Ils en sont encore loin, alors que la coopération militaire ne pose pas les mêmes problèmes.

L’autre grande inconnue concerne bien sûr les flux financiers. Commençons par une convergence très forte des politiques chinoise et russe : l’une comme l’autre ont maintenu (Chine) ou acquis (Russie) un équilibre budgétaire, et tandis que la Russie acquérait 640 milliards de dollars de réserves en devises sur la rente énergétique, la Chine de Xi a modéré son appétit pour l’endettement intérieur. La création de systèmes de paiement internationaux alternatifs à SWIFT (même si le système chinois en dépend considérablement), un contrôle accru sur les oligarques russes et grands entrepreneurs chinois, l’utilisation à sens unique des places offshore et de leur opacité… : tout cela est commun aux deux régimes. 

Mais l’essor même de la Chine implique une interdépendance plus importante. Les banques chinoises ont tantôt dû appliquer pour l’essentiel les sanctions américaines (cas de la Corée du Nord, avec des sanctions américaines indirectes contre des établissements à Macao), tantôt été épargnées par les États-Unis (cas de l’enlèvement du pétrole iranien, vraisemblablement réglé en yuan et en crédits commerciaux pour les importations iraniennes). Cette fois-ci, le problème est bien plus grand, l’interdiction des flux avec la banque centrale russe constituant une surprise. Certes, il existe des échappatoires à court terme : notamment, 60 milliards de dollars de dépôts en Chine par la BCR de réserves en yuan. La Russie de devrait pas être empêchée de les mobiliser pour payer ses propres importations ou récupérer des liquidités en roubles, tant que le cours du yuan et les excédents commerciaux chinois sont par ailleurs ascendants : on peut même concevoir que des ventes russes arrangent la banque centrale chinoise en lui évitant des interventions pour limiter cette hausse. On observe à court terme une offensive du système UnionPay et des banques chinoises en Russie sur les cartes de crédit : ceci servira sans doute aussi à accroître les ventes de l’e-commerce chinois en Russie, et plus largement celle de biens de consommation. Mais avec quelles ressources du côté des consommateurs russes, si le rouble poursuit sa chute ? 

L’agression russe est, à court terme, une bonne affaire pour Xi Jinping. 

À court terme, on constate que les analyses chinoises de cette balance économique sont d’autant plus prudentes ou négatives pour la Russie qu’elles émanent d’acteurs financiers. Ce sont des commentaires plus généraux et plus politiques qui mettent en avant la résilience et les réserves accumulées par la Russie, ainsi que des possibilités de contournement - essentiellement, le CIPS (Cross Border Interbank Payments System) à SWIFT.

Bien plus concrètement, des conseils de prudence sont donnés aux banques et entreprises chinoises pour ne pas tomber sous le coup des sanctions internationales. Discret, le Global Times vient de retirer de son site un article qui faisait l’éloge du contournement des sanctions financières. 

L’agression russe est, à court terme, une bonne affaire pour Xi Jinping. Elle dédouble les fronts, ramène nécessairement l’attention stratégique vers l’Europe, et met bien sûr la Russie dans une position plus grande de dépendance. La Chine ne concède rien, et au contraire Wang Yi souligne aujourd’hui que l’OTAN a des plans similaires en Asie.

Le problème commence en fait avec l’enlisement russe dans un conflit d’intensité imprévisible, mais de longue durée. Sauf escalade militaire occidentale, la Russie y consacrerait bien plus de moyens militaires et financiers que les soutiens de l’Ukraine. Il est improbable que Xi ou Poutine aient anticipé la fermeté et la rapidité de la réaction des Européens et des Américains. Et il est vrai que le maintien des achats d’énergie à la Russie constitue encore une faiblesse : en particulier, s’ils se poursuivent alors que les entreprises occidentales se retirent, c’est un tapis rouge déroulé aux entreprises chinoises. Mais la Chine ne peut plus compter à coup sûr sur cette faiblesse. Elle doit donc réviser son analyse des coûts qu’entraînerait une agression sur Taiwan, après l’année de trêve qui est celle du couronnement de Xi Jinping au XXème Congrès du PCC. 

Entre la guerre et des sanctions à faible portée, Européens et Américains dessinent pour la première fois une option réaliste, certes douloureuse pour tous en termes économiques. 

 

Copyright: Leo RAMIREZ / AFP

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