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25/02/2022

Ukraine : l’opportunisme, une option pour la Chine

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Ukraine : l’opportunisme, une option pour la Chine
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Depuis l'ordre d'intervention en Ukraine lancé par Vladimir Poutine, la communauté internationale regarde l'Europe de l'Est avec appréhension. Mais la Chine, considérée par l'Ouest comme une menace systémique au côté de la Russie, ne peut être laissée de côté. Dans ce nouvel épisode de la série Ukraine, Russie : le destin d'un conflit, François Godement, conseiller pour l’Asie à l’Institut Montaigne, livre son analyse.

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.

Voici trois semaines, Vladimir Poutine et Xi Jinping signaient la plus ambitieuse déclaration commune depuis le pacte sino-soviétique de 1950. "Aucun terrain n’est interdit à notre coopération", écrivaient-ils, unis dans la dénonciation de la démocratie et des alliances. Poutine ratifiait en bloc les thèses chinoises sur l’Asie-Pacifique - de Taïwan à l’Australie, sans oublier la dénonciation rituelle du Japon. De son côté, Xi soutenait la demande russe de "garanties juridiques de sécurité en Europe", sans aucune mention de l’Ukraine.
 
Poutine venait ainsi de se couvrir à l’Est, et pouvait lancer son armée à l’Ouest.

Pendant ces semaines fatidiques, les officiels comme la sphère médiatique chinoise sont restés silencieux sur la crise ukrainienne. Depuis l’offensive russe du 21 février, ils retrouvent la parole. Que conclure ? La Chine ne connaissait pas plus que les autres - et sans doute moins que le renseignement américain ! - les plans exacts de la Russie. Aucun dirigeant russe ne pourrait ainsi se confier à Pékin, quelles que soient les assurances mutuelles. Mais les dirigeants chinois ne sont pas naïfs : l’empressement de Poutine à cosigner une telle déclaration, et les surprises passées - Géorgie, Crimée, Syrie - leur montraient bien que Poutine ne parle pas pour dire.
 
La vision chinoise s’exprime à deux niveaux. L’un est diplomatique : il y a "des raisons" à la décision russe : traduisons, c’est l’OTAN qui est responsable. Mais l’Ukraine aurait dû être "un pont entre l’Est et l’Ouest" : traduisons, un état neutre. La Chine fait l’éloge des pourparlers en format européen. Mais les négociations ont duré "trop longtemps". Oubliée, la défense de l’intégrité territoriale, y compris celle de l’Ukraine : pour se couvrir, la Chine officielle nous dit aujourd’hui que "ce n’est pas une invasion".

Pour se couvrir, la Chine nous dit aujourd’hui que "ce n’est pas une invasion". 

Quant aux nouvelles "républiques", il n’est certes pas question de reconnaissance : mais cela fait donc six sécessions (Transnistrie, Ossétie, Abkhazie, Crimée, Donetsk et Lougansk) que la Chine pardonne silencieusement à leur parrain russe. Ce tortillement diplomatique traduit moins l’embarras que l’opportunisme : gagner sur tous les tableaux, ou du moins ne pas y perdre.

Il faut aussi regarder les écrits et débats officieux. Sur le fond, la Chine connaît parfaitement l’Ukraine : sa meilleure histoire a même été publiée en chinois sous le titre The Gates of Europe, a history of Ukraine (et non en français, hélas…). Mais les commentaires passent toujours sur les aspects identitaires - que ce soit le nationalisme ukrainien ou la vision d’une grande Russie. Pas question de faire un rapprochement avec le cas de Taïwan, sauf, chez certains, pour rappeler que la force paie. C’est la géopolitique régionale et même globale qui compte : l’avancée reprochée à l’OTAN, le suivisme ou l’impuissance stratégique européenne sans cesse soulignée. Poutine ne veut pas tant l’Ukraine que défaire l’ordre hégémonique américain. L’Amérique ne se mobilise autour de l’Ukraine que pour restaurer l’alignement complet des alliés.
 
Mais l’opportunisme est là aussi. Soudain, il n’y a plus aucune mention de l’extraordinaire déclaration du 4 février avec Poutine. Il n’est pas difficile de trouver des conseils aux entreprises chinoises : éviter minutieusement de se mettre dans le collimateur des sanctions américaines, y compris en éliminant toute connexion américaine (devise, ressources humaines, technologie…) des activités avec la Russie.

À la Russie donc les risques, à la Chine les opportunités. Plus la tension - et les sanctions - montent, plus la Chine devient l’unique arrière de Poutine. Les crédits à la Russie sont essentiellement des crédits fournisseurs, et n’ont pas besoin du dollar. Il en va ainsi du gaz russe, dont les quantités livrées à la Chine rejoindront bientôt celles vers l’Europe. Elle ne néglige rien : aujourd’hui, elle ouvre son marché au blé d’origine russe ; le lendemain de la déclaration Xi-Poutine, elle vendait 45 cargaisons de GNL à l’Europe - alors que Poutine bride ses pipelines vers cette dernière. 

À la Russie donc les risques, à la Chine les opportunités. Plus la tension - et les sanctions - montent, plus la Chine devient l’unique arrière de Poutine.

Pékin a avec l’Europe un nouvel atout, négatif cette fois-ci : un accord gazier de plus sur le gisement de Yamal, qui la ferait entrer en concurrence frontale avec l’Europe pour le même gaz.

La Chine, comme la Russie, ont sous-estimé le potentiel d’unité instantanée des démocraties - Japon et Corée compris. C’est la cohérence de celles-ci, et l’endurance du régime de Poutine, qui arbitreront la situation dans la durée. Dans l’immédiat, la Chine n’a aucun cadeau à faire à l’Europe, qu’elle juge faible. Voir les États-Unis aux prises avec deux fronts géopolitiques est du pain bénit pour Xi Jinping. La Chine pèsera chacun de ses gestes au trébuchet de ses intérêts. Et elle n’a aucun intérêt à voir Poutine défait, même par ses propres aventures. Ni, bien sûr, aucune inclination pour prendre les risques à sa place...


Avec l’aimable autorisation des Echos, publié le 24/02/2022.

 

Copyright : Alexei Druzhinin / Sputnik / AFP

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