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08/09/2023

Inégalités et confiance dans la démocratie : une relation complexe

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Inégalités et confiance dans la démocratie : une relation complexe
 Alexandre Marc
Auteur
Membre de l’Institut pour les transitions intégrées de Barcelone et fellow à l’Institut International pour les Études Stratégiques de Londres

Comment expliquer que les frustrations économiques s’accompagnent d’un dédain démocratique, là où, à d’autres périodes de l’histoire, elles ont conduit à un regain de dynamisme du politique avec, par exemple, la structuration des mouvements syndicaux ? Comment comprendre que l’enjeu économique des inégalités sociales se traduise par des revendications identitaires ou sécuritaires d’une tout autre nature ? Alexandre Marc, spécialiste en chef de la Banque Mondiale sur les questions des conflits, de la fragilité et de la violence pendant neuf ans et docteur en économie politique, propose une recension critique de l’ouvrage de Martin Wolf The Crisis of Democratic Capitalism. Il y résume les causes de l’accroissement des inégalités et revient sur la défiance dans la démocratie qui en résulte. Cependant, Alexandre Marc nuance le lien direct tracé par Wolff entre les inégalités économiques et la défaveur que connaît la démocratie, défaveur dont il précise les symptômes, à partir du triptyque, bien connu de la sociologie des mobilisations, de l’exit, voice and loyalty ("défection, prise de parole et fidélité malgré tout"). Il rappelle également l’importance d’autres facteurs, comme l’individualisme, sur le désengagement politique.

Le dernier livre de Martin Wolf, le fameux chroniqueur du Financial Times, The Crisis of Democratic Capitalism décrit de manière très détaillée comment les profondes pressions inégalitaires que connaît le monde industriel d’aujourd’hui se traduisent par une très forte baisse de confiance dans la démocratie. Cette thèse est de plus en plus largement partagée par les analystes politiques de tous bords. Nombreux sont ceux qui voient l’accroissement des inégalités à l’intérieur des pays comme la raison principale de la crise de confiance dans la démocratie libérale.

S’il ne fait aucun doute que les pressions inégalitaires fragilisent la cohésion sociale de nos sociétés, le lien est cependant plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord et les inégalités ne sont pas la seule raison de la confusion démocratique actuelle.

Le modèle libéral entre pressions inégalitaires et changements technologiques

Les pressions inégalitaires dans l’ensemble du monde aujourd’hui sont le résultat d’une variété de facteurs dont les plus importants sont les changements technologiques. Nombreuses sont leurs implications : de la forte baisse des salaires des travailleurs peu qualifiés à l’émergence d’une organisation de la production multipliant les emplois à court ou moyen terme et du recours à la sous-traitance et son lot d’emplois peu protégés à la forte demande de liquidités qui donne au capital un rendement plus attractif qu’au travail. À cela s’ajoute le rattrapage des pays asiatiques qui a permis une amélioration considérable des revenus des classes moyennes dans ces pays, aux dépens de celles des vieux pays industriels, comme le décrit Branko Milanovitć dans son livre Capitalism, Alone.

Dans les vieux pays industriels, les revenus réels de la majorité de la population ont cessé de croître depuis les années 1980. Aujourd’hui, le problème est moins le chômage que les écarts colossaux dans les salaires et les rémunérations. Le constat n’est pas nouveau, cette situation est apparue dès les années 1970, à la suite de la crise de l’énergie et du coup de frein qu’elle a donné à la croissance.

Dans les vieux pays industriels, les revenus réels de la majorité de la population stagnent depuis les années 1980. Le problème devient universel.

Le problème devient universel aujourd’hui, les tigres asiatiques et d’autres pays émergents connaissent également des situations où l’écart entre les salaires se creuse très rapidement et où, en même temps, les taux de croissance baissent. Dans les pays de l’OCDE, 10 % de la population en moyenne possèdent 50 % de la richesse nationale et cette disparité s’est installée progressivement au cours des deux dernières décennies.

Une crise du tandem démocratie libérale / capitalisme ?

Pour Martin Wolf, la crise de la démocratie provient d’un effondrement de la relation entre la démocratie libérale et le capitalisme. Après l’effondrement du mur de Berlin, le destin des deux systèmes semblait intrinsèquement lié, l’un renforçant l’autre dans une spirale positive à laquelle on ne pouvait guère opposer de système alternatif viable. Cependant, la crise du système capitaliste est déjà prévisible dès les années 1980. Dans beaucoup de pays, la classe moyenne voit ses revenus stagner alors que seul un quart de la population, dans les pays les plus développés, bénéficie d’un réel progrès de son pouvoir d’achat. Cette situation est particulièrement marquée dans les pays anglo-saxons, dont les États-Unis et le Royaume-Uni, dépourvus des filets de sécurités sociaux que connaissent leurs voisins d’Europe continentale. En fait, l’analyse de Martin Wolf se réfère surtout aux États-Unis et au Royaume-Uni, des pays qui sont un peu des exceptions parmi les pays de l’OCDE, les États-Unis étant largement le pays le plus inégalitaire de l’OCDE, suivi de peu par le Royaume-Uni.

On aurait cependant attendu, dans les analyses de Martin Wolf et d’autres économistes, que soient éclairées les raisons pour lesquelles les frustrations économiques se traduisent par un manque de confiance dans la démocratie et plus largement dans les institutions politiques et sociales, comme cela semble se passer aujourd’hui. Après tout, l’histoire a connu des périodes où les frustrations économiques se sont traduites par un renouveau d’activité civique, de la création d’institutions de la société civile - comme les syndicats - à la naissance de nouveaux partis politiques plus clairement réformateurs.

L’histoire a connu des périodes où les frustrations économiques se sont traduites par un renouveau d’activité civique.

La fin de la révolution industrielle a été une période marquée par des inégalités bien plus profondes que celle que nous traversons mais les corrections se sont faites par le biais d’un renforcement de la démocratie plutôt que par son déclin, comme le rappelle d’ailleurs Robert Putnam dans l’un de ses derniers ouvrages, The Upswing : How America Came Together a Century Ago and How We can Do It Again. Bien sûr, la montée des fascismes après la crise de 1929, et les révolutions communistes qui ont ensanglanté l’Europe, montrent aussi que les situations d’inégalités économiques peuvent se conclure par un véritable effondrement de la démocratie libérale.

De la frustration économique à la remise en remise en question de la démocratie libérale

On peut considérer que, lorsqu’un individu sent que le jeu démocratique n’améliore pas sa situation économique, trois types d’engagements politiques se présentent à lui : tenter de modifier les politiques en jouant le jeu de la démocratie, rejoindre des partis autoritaires qui proposent un changement de la démocratie elle-même, ou se retirer du jeu politique tout en manifestant ses frustrations à travers les réseaux sociaux ou à travers des manifestations désinstitutionnalisées de mécontentement.

Nous voyons aujourd’hui dans les pays industriels, et même au-delà, ces trois manifestations se produire conjointement. Cependant, les facteurs qui déterminent le choix entre ces différentes options dépassent les seules raisons économiques :

1. Appeler à un système économique plus juste

Pour une frange de la population, la première "réponse" à ces évolutions consiste à appeler à un système économique plus juste, à travers le jeu démocratique en place. Il s’agit alors de rejoindre des partis qui proposent des solutions en faveur d’un meilleur partage de la croissance : Cette approche est notamment celle préconisée par Martin Wolf, qui propose l’adoption de politiques sociales beaucoup plus osées telles que le revenu minimum universel garanti et le renforcement des filets de sécurité sociaux. La participation au système politique actuel est celle que favorise encore la majorité de la population dans les pays industrialisés comme l’indiquent les chiffres sur la participation aux élections qui baisse beaucoup mais qui, à l’exception des États-Unis, passent, pour les élections nationales, la barre de 50 % des personnes en âge de voter. Même dans les pays où certains partis remettent en question la démocratie, la part de la population qui vote pour des partis traditionnels reste importante.

La part de la population qui vote pour des partis traditionnels reste importante.

Cependant, le dernier panorama de la société de l’OCDE indique une baisse significative quasi générale de la participation aux élections législatives parmi les pays membres, d’à peu près 10 % de moins en 30 ans. La participation aux institutions de la société civile qui accompagnent la démocratie baisse également.

Ceux qui veulent un changement pensent aussi souvent que la démocratie libérale devient un système de reproduction des élites et que le fonctionnement de la démocratie est coopté par les grandes compagnies capitalistes dans le monde d’aujourd’hui.

2. Contester la démocratie en elle-même 

La deuxième attitude consiste à rejoindre des partis qui contestent le système démocratique tel qu’il existe et proposent un système différent, généralement plus conservateur et dirigiste. Ceci se traduit par une montée de l’extrême droite un peu partout dans le monde industrialisé et la montée des courants populistes qui attaquent souvent la justice et les fondements du système libéral. Cette progression s’accompagne du glissement d’un narratif de justice économique vers un narratif construit autour de la protection des valeurs familiales et nationales qui seraient à même de ramener un système qui s’est corrompu à un passé plus heureux.

Mais pourquoi ce glissement des questions de redistribution vers les questions de morale et d’identité? Ce déplacement peut s’expliquer par l’idée développée dans un nouveau livre de Pranab Bardhan de l’université de Berkeley, A World of Insecurity : Democratic Disenchantment in Rich and Poor Countries qui voit le problème des inégalités se traduire par un sentiment d’insécurité profonde et ce, principalement parce que les personnes concernées voient dans la réduction de leur pouvoir d’achat un déclassement social qu’elles associent à un sentiment d’échec.

Les individus font ce que les psychologues qualifient de "déplacement", la plupart du temps inconscient, et recherchent de façon obsessionnelle un retour à l’ordre et à la sécurité dans tous les domaines. L’enjeu s’étend donc vite au-delà de la préservation du pouvoir d’achat et cristallise chez les déclassés un besoin sécuritaire et identitaire, d’autant plus prégnant que les institutions qui encadrent la société donnent l’impression aujourd’hui de s’effriter à tous les niveaux.

Le problème des inégalités se traduit par un sentiment d’insécurité profonde.

Le sentiment de déclassement a augmenté un peu partout dans les sociétés industrielles depuis le début du 21e siècle. Sans tirer de parallèles hâtifs, ce genre de glissement des valeurs économiques et sociales vers des valeurs morales et conservatrices peut rappeler les années d’avant-guerre en Europe et la montée des fascismes. Heureusement, aujourd’hui, ces partis n’ont pas, comme à la grande période du fascisme, une doctrine commune bien établie et, conscients qu’ils représentent encore une minorité de la population, leur programme demeure très labile.

3.   L'abandon

La troisième stratégie est celle de l’abandon : désintérêt pour les institutions, surtout démocratiques, abstention aux élections, retrait des débats politiques, expressions de son insatisfaction sur les réseaux sociaux ou participation à des mouvements de protestation quasi-spontanés ou peu institutionnalisés comme celui des Gilets jaunes. On pense aussi au vote de protestation pour des partis sans programme clair, au seul titre des discours anti-institutions qu’ils articulent. Cette forme d’engagement, qui est un non-engagement accompagné non pas d’une indifférence mais d’un sentiment de rejet, a pris des proportions extrêmement fortes.

Cette forme de non-engagement accompagné d’un sentiment de rejet a pris des proportions extrêmement fortes.

Il est associé à une tendance individualiste qui questionne la validité de nombreuses institutions et qui exerce un attrait important sur une grande diversité de profils. Il n’y a pas d’idéologie sous-jacente. Les États-Unis sont encore une fois particulièrement touchés par cette situation. Cependant, cette attitude a d’autres causes que les seules questions de déclassement socio-économique.

La disparition d’un projet politique alternatif à gauche

Le problème de la participation au jeu démocratique par ceux qui se sentent perdants est accentué par la disparition d’une utopie alternative à gauche de l’échiquier politique. Le mythe du socialisme s’est effondré progressivement depuis les années 80 avec l’échec de l’expérience soviétique et maoïste. Le nouveau marxisme proposé par la Chine n’est rien de moins qu’un capitalisme sous la mainmise de l’État où les mêmes problèmes d’inégalités et de "laissés pour compte" qu’en Occident sont en train d’émerger.

Cette absence de véritable projet politique à gauche est également renforcée par la disparition du prolétariat comme classe structurante. La croissance massive des classes moyennes dans l’après-guerre et les changements dans le marché du travail ont rendu le narratif autour du prolétariat peu attractif. Cela a beaucoup réduit les possibilités d’engagement à travers des modèles alternatifs crédibles qui pouvaient s’imposer dans le jeu démocratique.

Cela a beaucoup réduit les possibilités d’engagement à travers des modèles alternatifs crédibles et démocratiques.

Cette situation est accrue dans des pays comme les États-Unis par la concentration d’une partie de la gauche sur les problèmes de reconnaissance des minorités de toutes sortes et de leurs droits collectifs qui ont un effet repoussoir pour une grande partie de l’électorat traditionnel des partis qui contestent les excès du capitalisme. Ces personnes, surtout parmi les plus âgées, ne sont pas intéressées par un changement de valeurs morales de la société.

Au-delà de l'équation entre pression inégalitaire et crise de confiance dans la démocratie

Il est indéniable que les pressions inégalitaires jouent un rôle important dans la défiance vis-à-vis de la démocratie mais elles n’en sont pas les seules causes et la façon dont cette défiance se traduit varie considérablement en fonction du contexte. Les individus font surtout attention à leur propre situation, se comparant à leurs voisins, leur famille, leurs parents mais rarement aux ultra riches qu’ils ne voient ni ne côtoient. C’est donc la stagnation individuelle et le sentiment de déclassement, surtout lorsqu’il est accompagné de l’absence de perspective, qui joue, plus que les inégalités, dans la défiance envers les institutions. Inégalités et sentiment de déclassement ne sont pas automatiquement corrélés mais varient suivant les contextes. Certaines sociétés où les inégalités ont explosé, comme en Chine, voient également une amélioration de la situation d’une large portion de la population, avec l’émergence d’une classe moyenne. Cela donne des perspectives et surtout de l’espoir. Tout pousse à croire que, jusqu’à aujourd’hui, en Chine, l’explosion des inégalités n’a pas ébranlé massivement la confiance dans le système.

Les perceptions sont également particulièrement importantes et celles-ci ne correspondent pas toujours à la réalité matérielle.

Les perceptions sont particulièrement importantes et ne correspondent pas toujours à la réalité matérielle.

Durant les deux dernières décennies, les inégalités se sont renforcées dans près des trois quarts des pays de l’OCDE. En revanche, elles se sont réduites dans un certain nombre de pays, en France et au Danemark notamment. Pourtant, l’impression que les inégalités sont très fortes est particulièrement ancrée dans ces deux pays : la contestation de la démocratie s’y est traduite par une montée des partis d’extrême droite et par une contestation désinstitutionnalisée, comme celle des gilets jaunes.

Il y a de nombreuses raisons à cela, en particulier la façon dont le sujet est traité dans la presse ou les réseaux sociaux. D’autres encore invoquent les inégalités comme des prétextes qui se substituent à la réalité d’une stagnation économique ou du manque de perspectives, lesquels sont pourtant des situations bien différentes.

Les comportements que nous avons décrits plus haut ont également d’autres causes que le déclassement économique. On observe aujourd’hui, au-delà du déplacement lié au sentiment d’insécurité économique, un fort débat sur les valeurs qui oppose une vision plus libérale à une vision plus conservatrice de la société et qui se joue au niveau de la culture. Ce phénomène a été très sérieusement documenté aux États-Unis à travers l’analyse de nombreuses enquêtes et études statistiques par la politologue Pippa Norris et le sociologue Ronald Inglehart. Une minorité croissante considère que la démocratie libérale pousse à un changement des valeurs et de la culture auquel elle s’oppose de plus en plus frontalement. L’impact négatif du renforcement des comportements individualistes, de la défiance envers les institutions en général et du refuge dans des groupes fermés sur eux-mêmes, comme le décrit Jérôme Fourquet dans L’archipel français, doivent également être pris en compte pour expliquer le désengagement démocratique.

COPYRIGHT : Alexi J. Rosenfeld / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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