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21/10/2025
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[Fractures françaises] - La guerre des générations est-elle déclarée ?

[Fractures françaises] - La guerre des générations est-elle déclarée ?
 Blanche Leridon
Auteur
Directrice Exécutive, éditoriale et Experte Résidente - Démocratie et Institutions

Débat sur les retraites, endettement, climat : les sujets au cœur de l'actualité nourrissent-ils une conflictualité entre les générations ? Valeurs, intérêts, inquiétudes : peut-on observer des différences de perception entre les âges ? Cette analyse originellement parue dans Le Monde s'appuie sur les données de l'enquête annuelle "Fractures françaises" réalisée par Ipsos pour Le Monde, le Cevipof, la Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne.

Les débats sur les retraites, couplés aux difficultés économiques et budgétaires actuelles, ravivent le spectre d’une guerre des générations en France. Les belligérants de ce conflit présumé sont bien connus : d’un côté les boomeurs, nés entre 1945 et 1960, qui auraient bénéficié d’une période de croissance économique sans précédent et s’accrocheraient à leurs privilèges. En face, des actifs et une génération Z qui nourriraient une forme de rancœur face à des aînés jugés trop gâtés, peu soucieux de la soutenabilité d’un modèle basé sur une solidarité intergénérationnelle en danger. Les données issues de la treizième édition de l’enquête "Fractures françaises", si elles mettent en lumière des terrains de conflictualité, ne permettent pas, pour l’heure, de conclure à la guerre généralisée.

Les données issues de la treizième édition de l’enquête "Fractures françaises", si elles mettent en lumière des terrains de conflictualité, ne permettent pas, pour l’heure, de conclure à la guerre généralisée.

Face à l’affirmation selon laquelle "certains estiment que les générations les plus anciennes ont bénéficié de meilleures conditions d’existence et qu’elles doivent donc contribuer davantage à la solidarité envers les jeunes", un quart des retraités se disent d’accord avec ce constat, 42 % ne sont "ni d’accord ni pas d’accord" et un tiers est en désaccord avec cette affirmation.

Ni rejet massif ni adhésion généralisée donc. Du côté des actifs, 44 % sont d’accord avec cette affirmation, soit moins de la moitié. C’est chez les 18-24 ans que le taux, sans surprise, est le plus élevé (53 %).

Cette répartition globalement équilibrée, sans déferlante de grogne venant de la jeunesse, corrobore les travaux de certains sociologues, qui montrent à la fois que le niveau de vie des boomeurs n’était pas si favorable qu’on le croit, et que, comme l’écrit Olivier Galland, "on ne discerne pas, dans l’espace public, d’expression collective d’une animosité particulière à l’égard des générations plus âgées". À ces constats, nous pourrions ajouter ceux mis en lumière par une enquête sur la jeunesse réalisée par l’Institut Montaigne, qui montre bien que dans la vie privée et le cercle familial, la solidarité intergénérationnelle atteint de très hauts niveaux.

À l’affirmation inverse, "certains estiment que les générations les plus jeunes bénéficient d’une meilleure situation que les générations antérieures", presque un tiers des moins de 35 ans et des plus de 60 ans sont d’accord. Les Français se montrent également très partagés sur la comparaison entre leur propre situation et celle de leurs parents au même âge : plus d’un quart perçoit un déclassement, près d’un tiers une ascension sociale, sans écarts colossaux en fonction de l’âge. Ainsi 29 % des moins de 35 ans considèrent que leur situation est plus mauvaise, 30 % qu’elle est meilleure, contre 20 % et 40 % chez les plus de 60 ans.

La fièvre contestataire

Ce qui est plus préoccupant concerne non pas leurs perceptions réciproques, mais la façon dont ils se définissent eux-mêmes. Alors que 43 % des moins de 35 ans se déclaraient appartenir à une France "en colère et très contestataire" en 2024, ils sont 50 % à s’autodéfinir comme tel cette année (+ 7 points). Chez les plus de 60 ans, c’est le bond inverse qui s’opère : de 40 % en 2024 ils sont passés à 34 % en 2025. Les plus âgés s’apaisent, les plus jeunes s’enfièvrent. L’écart générationnel passe, en l’espace d’une année, de 3 à 16 points. Une montée de la colère plus marquée chez les jeunes femmes, 52 % se disant appartenir à une France en colère et très contestataire (+ 11 points par rapport à 2024), contre 48 % chez les jeunes hommes (45 % en 2024).

Alors que 43 % des moins de 35 ans se déclaraient appartenir à une France "en colère et très contestataire" en 2024, ils sont 50 % à s’autodéfinir comme tel cette année.

Mêmes écarts s’agissant de leurs préoccupations financières. À la question "Comment votre ménage parvient-il à joindre les deux bouts ?", 59 % des actifs répondent "difficilement" (+ 3 points par rapport à 2024), contre 46 % des retraités (− 1 point par rapport à 2024). Là encore, la situation des femmes diffère de celle des hommes : chez les moins de 35 ans, elles sont 66 % à répondre "difficilement" (+ 7 points en un an), contre 54 % des hommes du même âge.

En dépit de ces écarts de perception, le pouvoir d’achat reste la préoccupation numéro un des moins de 35 ans comme des plus de 60 ans, mais la dette et les déficits préoccupent davantage les seconds (23 %) que les premiers (15 %), idem sur l’avenir des retraites (16 % contre 9 %).

Inquiétudes partagées, réponse politique distincte

Autre élément notable qui apparaît dans l’enquête : le climat n’est pas une "affaire de jeunes", dont se détourneraient les plus âgés ; 75 % des moins de 35 ans et 72 % des plus de 60 ans sont préoccupés par le changement climatique. Mêmes équilibres s’agissant de l’impact des normes environnementales sur leurs finances : 47 % des moins de 35 ans et 44 % des plus de 60 ans considèrent qu’elles les placent dans une situation financière difficile. Mais les jeunes sont plus nombreux à en ressentir les effets négatifs dans leur quotidien (37 %, contre 18 % chez les plus de 60 ans). Même préoccupation également sur le péril guerrier : 38 % des moins de 35 ans et 40 % des plus de 60 ans considèrent qu’il existe un risque fort d’engagement de la France dans une guerre.

Les fractures les plus inquiétantes concernent les sujets institutionnels : 42 % des moins de 35 ans considèrent que d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie, contre 23 % à peine des plus de 60 ans. Un taux stable chez les plus jeunes, là où l’attachement à la démocratie a progressé de 7 points en un an chez les plus de 60 ans. Voici donc le tableau : une jeunesse plus en colère que ses aînés, plus touchée aussi par les difficultés économiques, mais sans que cela se traduise par une acrimonie générationnelle généralisée. La responsabilité est imputable à un politique jugé impuissant, qui entraîne dans sa chute un rejet croissant du modèle démocratique. C’est de ça dont il faut en priorité se soucier.

Copyright image : Damien MEYER / AFP

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