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26/02/2024

État de santé, un bilan préoccupant

État de santé, un bilan préoccupant
 Laure Millet
Auteur
Experte Associée - Santé

[SÉRIE : États-Unis, la santé en campagne 1/3] Depuis la dernière élection présidentielle en 2020, marquée par le contexte de pandémie de Covid-19, les Américains ont perdu près de trois années d’espérance de vie. Face à cette baisse inquiétante, les enjeux de santé sont devenus une priorité pour les électeurs. Plus particulièrement, la crise des opioïdes et l’explosion de la prévalence de l’obésité et des maladies chroniques inquiètent les citoyens comme les dirigeants politiques. Comment analyser cette crise de santé publique majeure et inédite ? Pourquoi les overdoses médicamenteuses et l’obésité se trouvent en position de tête des préoccupations de santé publique ? Quelles sont les fractures sociales, économiques et communautaires sous-jacentes à ces épidémies protéiformes ?

La santé, une préoccupation majeure pour les électeurs américains

Aux États-Unis, les indicateurs de santé se dégradent alors même que les dépenses de soins de santé, tant par personne qu’en proportion du PIB, continuent d'être beaucoup plus élevées que dans d'autres pays à revenu élevé. L'espérance de vie aux États-Unis a considérablement diminué au cours de ces dernières années, passant de 78,8 ans en 2019, à 77 ans en 2020 et à 76,1 ans en 2021. Ce déclin progressif a fait chuter l'espérance de vie à la naissance à son niveau le plus bas depuis 1996. Ces chiffres suggèrent que les progrès dans la recherche et les traitements médicaux ne sont plus suffisants pour contrer les crises de santé publique. Par ailleurs, l'espérance de vie globale dissimule des disparités ethniques importantes : en 2019, l'espérance de vie moyenne pour les Afro-Américains était de 74,8 ans, pour les Amérindiens non hispaniques et les autochtones de l'Alaska, elle était de 71,8.

Ce déclin progressif a fait chuter l'espérance de vie à la naissance à son niveau le plus bas depuis 1996.

De ce fait, et dans un contexte pandémique protéiforme, la santé est devenue une préoccupation majeure des électeurs américains. Dans une enquête menée en janvier 2024, 69 % des sondés considèrent que la santé est un problème préoccupant, ce qui en fait le deuxième sujet le plus préoccupant après l’inflation (75 % jugent le sujet préoccupant) et à égalité avec le marché du travail et la situation économique.

Les sondés placent la santé devant les préoccupations relatives à la sécurité nationale (66 %), le crime (63 %), les taxes et la dépense publique (62 %), l’éducation (62 %) et la démocratie (61 %). De même, dans une étude publiée en décembre 2023, au moins huit électeurs sur dix estiment qu'il est "très important" que les candidats à la présidence de 2024 parlent de l'inflation (86 %) ou de l'accessibilité des soins de santé (80 %), faisant un lien causal très direct entre ces deux phénomènes. Ces inquiétudes sont très étroitement suivies par l'avenir de Medicare et Medicaid (75 %) et l'accès aux soins de santé mentale (70 %). Deux tiers des électeurs estiment également qu'il est "très important" que les candidats discutent pendant la campagne électorale de la violence armée (65 %) et de la crise des opioïdes (53 %).

Autre fait marquant, lorsque les Américains sont interrogés sur les menaces principales pour la santé publique actuellement, les opioïdes et le fentanyl arrivent en tête (26 %), suivis par l’obésité (23 %) et l’accès aux armes à feu (21 %). Ces trois phénomènes expliquent en partie le fait que non seulement les États-Unis ont l'espérance de vie la plus basse parmi les pays à revenu élevé, mais ils ont également les taux les plus élevés de décès évitables : 336 décès évitables pour 100 000 habitants lorsque la moyenne de l’OCDE se situe à 225 pour 100 000 habitants en 2020.

La crise des opioïdes, un phénomène devenu endémique dans l’ensemble du pays

En 2021, des données publiées par le Center for Disease Control and Prevention (CDC) ont montré que les États-Unis avaient dépassé sur cette même année les 100 000 décès annuels par overdose de drogue. En 2022, ce chiffre est monté à 107 000 et les projections pour 2023 prévoient 120 000 décès. Depuis 1999, plus d’un million de personnes sont mortes d’overdose médicamenteuse. Ainsi, depuis le début des années 2000, le taux de décès par overdose est passé d’environ 7 % en 2001 à 11,5 % en 2006, il est ensuite resté stable de 2006 à 2013, puis a augmenté de nouveau de près de 14 % en 2013 pour atteindre plus de 28 % en 2020 et 32 % en 2021.

L’augmentation du taux de décès par overdose s’est ainsi fait par vagues successives. La première vague de décès par overdose dans les années 1990 impliquaient majoritairement des médicaments opioïdes légaux et prescrits par les médecins.

Depuis 1999, plus d’un million de personnes sont mortes d’overdose médicamenteuse.

La deuxième vague datant des années 2010 voit l’extension de la consommation de ces opioïdes hors du cadre médical. Une partie des patients, devenus dépendants des opioïdes, se sont tournés vers des produits de plus en plus forts, en particulier l'héroïne. La troisième vague, en cours depuis 2013, implique majoritairement des opioïdes de synthèse dont le fentanyl, substance de synthèse 50 à 100 fois plus puissante que la morphine. L'augmentation récente des taux de mortalité par overdose a ainsi été exacerbée par une explosion de l'utilisation du fentanyl et de substances multiples, mais aussi par une forte stigmatisation liée à la dépendance. De plus, la pandémie de Covid-19 a intensifié les conditions conduisant aux overdoses : les personnes atteintes de troubles liés à l'utilisation de substances (Substance Use Disorders, SUD) ont été fortement touchées par les restrictions sanitaires et les confinements et donc la réduction de l'accès aux services de traitement.

Tous les États, toutes les communautés et toutes les classes d’âges sont désormais touchés par la hausse des décès par overdose. En effet, les taux de mortalité par overdose de drogue dans les populations minoritaires ont augmenté de manière disproportionnée récemment, avec une augmentation de 81 % des taux de mortalité chez les Afro-Américains et les Amérindiens et une augmentation de 65 % chez les Hispaniques entre 2019 et 2021 ; en comparaison, les taux de mortalité ont augmenté de 40 % pour le reste de la population. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les régions du Sud et de l'Ouest ont respectivement enregistré des augmentations de 57 % et 67 % de la mortalité par overdose de drogue, contre une augmentation de 18 % dans le Nord-Est et de 37 % dans le Midwest. Les estimations du CDC montrent enfin que les décès par overdose ont augmenté pour presque l’ensemble des tranches d'âge : 71 % des décès évitables liés aux opioïdes surviennent chez les personnes âgées de 25 à 54 ans, et le nombre de décès chez les individus de 55 ans et plus augmente rapidement. Peu de décès liés aux opioïdes surviennent chez les enfants de moins de 15 ans mais le décès d’un enfant d’un an l’année dernière à New-York a profondément choqué l’opinion publique.

En réponse à cette crise, le Congrès a maintenu des dépenses discrétionnaires à hauteur de plus de 6 milliards de dollars par an entre 2018 et 2020. En 2022, l’administration Biden-Harris par le biais du Département américain de la Santé et des Services sociaux (Health and Human Services, HHS) et de l'Administration des services de santé mentale et de lutte contre la toxicomanie (Substance Abuse and Mental Health Services Administration, SAMHSA) a octroyé près de 1,5 milliard de dollars pour soutenir les efforts des États face à la crise des opioïdes et apporter un soutien aux personnes en phase de rétablissement. Par ailleurs, pendant la pandémie de Covid-19, des mesures visant à rendre plus flexible la prescription de traitements contre les opioïdes (buprénorphine et méthadone), notamment par téléconsultation, ont été mises en place afin d’atténuer les interruptions de traitement. L’extension de ces mesures a été précisée début janvier 2024 par le SAMHSA.

Les traitements restent encore hors de portée pour la grande majorité des Américains souffrant de SUD et les décès par overdose continuent de progresser.

Malgré ces dispositions, les traitements restent encore hors de portée pour la grande majorité des Américains souffrant de SUD et les décès par overdose continuent de progresser. Un des enjeux de la campagne de 2024 sera de voir comment les différents candidats entendent apporter des solutions nouvelles, efficaces et d’observer quel échelon sera privilégié pour la mise en place des programmes de soins et d’accès aux traitements.

Le Congrès a récemment fourni des incitations pour encourager les 13 États qui n'ont pas encore élargi Medicaid à le faire, dans une logique d’aide pour les publics les plus vulnérables touchés par la crise des opioïdes. En effet, environ 12 %des bénéficiaires de Medicaid de plus de 18 ans sont touchés par des troubles liés à l'utilisation de substances. Une réglementation plus flexible des traitements médicaux au niveau fédéral, combinée à des efforts ciblés des agences étatiques et locales, permettra sans doute d’élargir le nombre de patients traités, notamment ceux qui souffrent de l’absence d’une couverture santé.

L’obésité, une maladie coûteuse fortement liée au statut socio-économique

Autre problème majeur de santé publique, l’obésité. Aux États-Unis, l’obésité serait responsable de 18 % des décès parmi les personnes âgées de 40 à 85 ans. Sa prévalence continue d'augmenter : elle est passée de 30,5 % à près de 42 % entre 2000 et 2020. Les comorbidités liées à l’obésité incluent les maladies cardiaques - les personnes obèses sont entre 1,5 et 2,5 fois plus susceptibles de décéder d’une maladie cardiaque que les personnes avec un indice de masse corporelle standard - les accidents vasculaires cérébraux, le diabète de type 2 et certains types de cancer, qui sont aussi parmi les principales causes de décès prématurés évitables aux États-Unis.

Parce qu’elle est à l'origine de nombreuses comorbidités, l’obésité est une maladie coûteuse. Elle représente plus de 6 % des dépenses médicales annuelles (248 milliards de dollars en 2020). Ces dépenses sont presque entièrement dues au traitement des comorbidités plutôt qu’au traitement de l'obésité elle-même, car peu de traitements sont actuellement couverts par Medicare ou les assureurs privés, selon une étude du Bipartisan Policy Center. L’obésité est coûteuse pour la collectivité, mais également au niveau individuel : en 2019, les coûts médicaux pour les adultes atteints d'obésité étaient de 1 861 dollars de plus que les coûts médicaux pour les personnes n’étant pas obèses. C’est la double peine lorsque l’on observe en détail les groupes sociaux les plus touchés par l’obésité : les adultes Afro-Américains non hispaniques (49,9 %) ont la plus forte prévalence, suivis des adultes hispaniques (45,6 %), des adultes non hispaniques (41,4 %) et des adultes asiatiques non hispaniques (16,1 %). Ces publics sont aussi ceux qui font face à des difficultés d’accès aux soins et qui sont moins bien couverts que le reste de la population. Sans surprise, les hommes et les femmes titulaires d'un diplôme universitaire ont une prévalence de l'obésité plus faible par rapport à ceux ayant un niveau d’éducation moindre.

Ces publics sont aussi ceux qui font face à des difficultés d’accès aux soins et qui sont moins bien couverts que le reste de la population.

La prévalence de l'obésité est assez comparable parmi les différentes tranches d’âge : elle est de près de 40 % chez les adultes âgés de 20 à 39 ans, de près de 45 % chez les adultes âgés de 40 à 59 ans et de 41,5 % chez les adultes âgés de 60 ans et plus. Un phénomène très préoccupant, largement observé dans tous les pays à revenus élevés, est l’augmentation de l’obésité infantile.

Pour les enfants et les adolescents âgés de 2 à 19 ans en 2017-2021, la prévalence de l'obésité était de près de 20 %, touchant environ 15 millions d'enfants et adolescents. L’obésité expose les jeunes à des risques de santé tout au long de leur vie, notamment l'hypertension artérielle, un taux de cholestérol élevé, le diabète de type 2, des problèmes respiratoires tels que l'asthme et l'apnée du sommeil, ainsi que des problèmes articulaires.

Parce que la hausse de l'obésité est avant tout attribuée à une augmentation de l'apport calorique et à une réduction de l'activité physique, le marché de la perte de poids aux États-Unis est prospère, et sa valeur est estimée à 66 milliards de dollars. Pourtant, il n'y a aucune preuve que les programmes liés au régime alimentaire freinent efficacement l'obésité. Selon une étude, 50 % des personnes ayant suivi un régime pesaient 5 kilogrammes (11 pounds) de plus que leur poids initial cinq ans après leur régime. De la même façon, de nombreuses solutions de politiques publiques mettent l'accent sur l'alimentation et l'exercice alors que d’autres modalités d’action sont à envisager en parallèle, comme la taxation des aliments et boissons sucrées, la présence d’étiquettes ou de labels informant les consommateurs sur les valeurs nutritives ou encore la limitation de la publicité auprès des enfants concernant des aliments mauvais pour la santé. Taxer les produits alimentaires potentiellement nocifs a montré certaines promesses, bien que cela puisse être une approche critiquée dans un pays abritant de nombreuses entreprises de la fast food.

Quoiqu’il en soit, comme le soulignent des experts du Commonwealth Fund, "certes, les opioïdes tuent rapidement et dramatiquement mais l’obésité n’en tue pas moins aussi sûrement. Cette autre épidémie requiert qu’on s'en préoccupe de façon urgente". Et les électeurs partagent ce point : l’obésité est considérée par 20 % d’entre eux comme une menace majeure de santé publique.

Copyright : Mandel NGAN / AFP

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