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10/06/2024

Entre commémorations et élections, la destinée de la relation transatlantique

Entre commémorations et élections, la destinée de la relation transatlantique
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

La séquence mémorielle, ouverte par la visite de Joe Biden du 5 au 10 juin, s’est inscrite dans le contexte menaçant d’élections à haut risque de part et d’autre de l’Atlantique. Sur les principaux dossiers de la politique étrangère, la guerre à Gaza, la situation dans l’Indopacifique et la guerre en Ukraine, quelles sont les convergences et les divergences entre la France, l’Europe et les États-Unis ? Dans un climat délétère, quel est l’état des opinions publiques sur la relation transatlantique ? Analyse de François Godement.

À la Pointe du Hoc, Joe Biden a rappelé l’héroïsme des Rangers qui l’escaladèrent le 6 juin 1944. Mais les falaises s’effritent doucement sous l’effet de l’érosion maritime. Est-ce une métaphore pour l’alliance transatlantique ? Certains le pensent. En réalité, l’alliance atlantique est à la fois plus vivante que jamais, et plus minorée ou même contestée aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique.

Du côté américain, la campagne présidentielle du camp Trump cristallise les réticences vis-à-vis des interventions extérieures des États-Unis en général, et de la contribution à la sécurité européenne et au soutien de l’Ukraine en particulier. Il existe des défenseurs de la démocratie et de ses valeurs contre le totalitarisme dans la tradition reaganienne au Parti républicain. Mais les directions du débat se situent plutôt entre les partisans, qui se disent réalistes, d’un engagement concentré et limité à la compétition stratégique avec la Chine, vue comme un adversaire bien plus redoutable que la Russie pour les États-Unis ; et des isolationnistes ou populistes auxquels bien des sorties de Donald Trump donnent du crédit. Pour ces derniers, le soutien et l’alliance américaine sont des affaires transactionnelles à juger uniquement en fonction des intérêts des États-Unis. Et à ce jour, en dépit de ses déboires judiciaires, Donald Trump conserve des chances d’être élu en novembre 2024.

Il existe des défenseurs de la démocratie et de ses valeurs contre le totalitarisme dans la tradition reaganienne au Parti républicain.

Du côté européen, sans parler de la sidération que produit la perspective d’une nouvelle présidence Trump, les réticences abondent sur certains aspects de la politique étrangère de l’administration Biden. Mais elles ne vont pas toutes dans le même sens, et reflètent souvent en vérité nos propres clivages.

Sur le soutien à l’Ukraine, si un accord sur les sanctions a vite été trouvé, leur application reste à géométrie variable. Les hésitations sur le niveau des armements livrés demeurent, en particulier en Allemagne et en Italie – tout comme aux États-Unis !

L’Europe est divisée sur le conflit israélo-palestinien, avec trois États-membres détachés en avant dans le soutien immédiat à la reconnaissance d’un État palestinien (l’Espagne, la Slovénie et l’Irlande), d’autres beaucoup plus proches des positions américaines, ou même au-delà de celles-ci dans le soutien à Israël.

Sur l’Indopacifique, les mêmes mots n’ont pas le même sens pour des États-membres qui n’envisagent pas de contribution militaire, et redoutent avant tout les conséquences de sanctions pour leur économie. Plus globalement, même si tous reconnaissent désormais l’importance de l’Otan et la nécessité d’une souveraineté stratégique européenne, les proportions d’adhésion à l’une ou à l’autre  de ces propositions varient d’un pays à un autre, avec l’Allemagne (et le Royaume-Uni) à un bord, la France à l’autre.

Sur ces trois grandes questions - Ukraine, le conflit israélo-palestinien, l’Indopacifique, la France est dans une position paradoxale mais intéressante. Notre président a naguère déclaré l’OTAN "en état de mort cérébrale", a lancé "l’autonomie stratégique européenne"  et la très ambiguë "troisième voie" pour l’Indopacifique. Même au sein des cérémonies du 6 juin - et de l’interview télévisée à cette occasion - une différence de langage se fait jour avec les États-Unis. Emmanuel Macron évoque plus le respect des frontières et du droit international que le "totalitarisme" cité par Joe Biden - lui-même en écho de Ronald Reagan à cette même Pointe du Hoc le 6 juin 1984. Lors de son interview du 6 juin, Emmanuel Macron évoque les efforts du général de Gaulle pour mettre la France dans le jeu - un rappel qui met tout le monde d’accord en France, mais qui est en réalité interprété de façon très variable. Exister et faire entendre sa voix est une tradition depuis la France libre. Rappeler la vraie grandeur de l’Amérique - son engagement pour la liberté - c’est combattre le repli isolationniste. À l’évidence, les deux hommes sont aussi en campagne chez eux.

Mais la convergence dans l’alliance transatlantique est réelle et active, y compris avec la France.

Dans les faits, la France contribue depuis 2022 à la veille aérienne autour de l’Ukraine, a livré canons César et missiles Scalp susceptibles d’effectuer des frappes en profondeur, franchit une nouvelle étape avec l’annonce de la livraison de Mirage 2000-5 au moins équivalents aux F-16 MLU cédés sur d’autres arsenaux européens, et celle de l’envoi d’instructeurs militaires.

Mais la convergence dans l’alliance transatlantique est réelle et active, y compris avec la France.

La France va ouvertement plus loin sur ce dernier point que les États-Unis. D’autres pays européens vont eux aussi livrer des avions – ou bien envoient des quantités supérieures d’armement.

Sur Israël, la France a pris acte des poursuites engagées contre des dirigeants israéliens devant la Cour pénale internationale, mais n’en préjuge pas la suite, contrairement à certaines interprétations. Elle n’emboîte pas le pas à d’autres sur des sanctions envers Israël, et rappelle constamment la priorité du retour des otages du 7 octobre.

En Indopacifique, un effort d’équipement particulier est consenti par la loi de programmation militaire 2024-2030 pour l’outre-mer, et la France est de loin le premier partenaire européen de sécurité de pays aussi divers que l’Inde, la Malaisie, Singapour, le Vietnam, l’Indonésie, et le plus présent sur le plan maritime.

Alors, est-il exact de classer la venue de Joe Biden aux cérémonies du 6 juin comme une simple manifestation symbolique ? Celle-ci refléterait la nostalgie d’un monde perdu, celui des années 40 et 50, et de valeurs aujourd’hui inopérantes, comme celles de la démocratie contre les dictatures, dans un simple affrontement de puissances ? Factuellement non, tant le clivage aujourd’hui, à la différence de la Guerre Froide historique, oppose effectivement dictature et démocratie, comme jamais depuis les années 1930. Quant aux orientations prises, le travail au sein des relations transatlantiques a rarement été aussi extensif et intensif que sous l’administration Biden. C’est vrai au niveau européen. Le collège des commissaires a été si investi dans le Trade & Technology Council avec les États-Unis qu’on a – injustement – accusé Ursula von der Leyen "d’alignement" , le péché suprême aux yeux de nos souverainistes. Et, d’une façon plus surprenante mais qu’il faut souligner, c’est vrai aussi des relations bilatérales avec la France. Il n’est besoin que de lire la très inhabituelle "feuille de route" franco-américaine du 8 juin, longue comme le bras, pour juger de l’investissement important qui a été mis dans le renforcement de la coopération bilatérale. Sur un sujet sensible comme l’utilisation du revenu des actifs russes gelés par les sanctions, le document signe une évolution française, tandis que la partie américaine réaffirme son soutien à un “pilier européen de défense”. Une fermeté commune est mise en avant concernant l’Iran, et un langage commun, quoique prudent, sur l’Indopacifique, sujet de discorde depuis la conclusion d’AUKUS et l’affaire des sous-marins pour l’Australie. Bien d’autres terrains sont abordés, y compris un accent particulier sur l’usage de l’intelligence artificielle.

Le clivage aujourd’hui, à la différence de la Guerre Froide historique, oppose effectivement dictature et démocratie, comme jamais depuis les années 1930.

Plus discrets sont les développements concernant l’Inflation Reduction Act (IRA), pour lequel la France et les Européens ont de bonnes raisons de craindre qu’il ne réindustrialise l’Amérique au détriment de l’Europe. Sur ce sujet, comme sur l’ensemble de la relation, plane le spectre d’une élection de Donald Trump, avec un discours, sinon un programme clair, qui exalte le protectionnisme et le conflit commercial.

Joe Biden mène sur ces terrains un combat électoral défensif, guère propice à des avancées.

C’est là qu’il faut aussi mesurer l’état, certes encore incertain, de l’opinion américaine et européenne sur la stratégie internationale comme sur les enjeux économiques ou identitaires auxquels on l’associe plutôt. Qu’on songe à nouveau aux années 1930, et à la difficulté pour les démocraties de précéder leur propre opinion publique vers des choix difficiles, à la tentation pour les politiques de suivre la pente jugée à court terme la plus facile. L’extraordinaire nivellement des informations par les médias sociaux, et l’effacement même de la notion de vérité qui s’ensuit, créent un brouillard sans précédent pour une grande part des opinions publiques : 1984 au carré... Expertise, sources de référence, débats instruits sont laminés, parfois avec l’aide active de la désinformation par les adversaires de la démocratie : lesquels, bien entendu, interdisent le débat à leurs peuples. Dans ce contexte malsain, qui pourrait aboutir à des basculements sans précédent aux États-Unis, mais aussi en Europe, que savons-nous des opinions publiques sur la relation transatlantique ? Trois sources principales existent, ECFR (février 2023) Pew (mars 2023), et la plus récente et la plus détaillée d’entre elles, Eurasiagroup (juin 2024). Elles donnent des résultats parfois surprenants, mais généralement moins inquiétants que ce qui ressort du tumulte des médias sociaux. Même s’il décline en pente douce, l’attachement au lien transatlantique reste majoritaire des deux côtés. La prudence concernant les risques d’escalade en Ukraine est aussi grande de l’autre côté de l’Atlantique qu’en Europe. La méfiance envers la Chine, extrême du côté américain, est aussi très largement majoritaire en Europe. Même si le Hamas est jugé principal responsable de la guerre actuelle, le scepticisme à l’égard d’Israël a grandi aux États-Unis comme en Europe. Les divergences des opinions portent sur deux sujets de fond : la défense (aujourd’hui 3 % du PIB), pour laquelle une majorité d’Américains ne veulent pas faire d’efforts financiers supplémentaires, tandis qu’une majorité d’Européens considère que leurs propres efforts (actuellement, moins de 2 % du PIB) sont insuffisants. Est-ce une divergence, ou au contraire une convergence ? En revanche, la perception du rôle des États-Unis dans le monde, fondamental pour les Américains, promis à décliner pour les Européens, est une divergence frappante. Corrélativement, les Européen expriment des doutes accentués sur l’engagement éventuel des États-Unis dans leur défense – un doute qui ne peut être que renforcé par la rhétorique des partisans de Donald Trump, et qu’aucun discours à la Pointe du Hoc ne peut dissiper.

Sur presque tous les sujets concernant la relation transatlantique, l’opinion publique française est en retrait par rapport à celle de ses voisins. C’est plus qu’une nuance, mais moins qu’une opposition. Faut-il y voir aussi l’effet d’un climat politique assez particulier ? Alors que les commentaires hexagonaux se focalisent souvent sur le risque et l’épouvantail trumpien, la montée des extrêmes en France est sans précédent depuis 1956, et en fait la plus importante conquête du national-populisme avant le choix des électeurs américains (31,5 % pour le RN, 5,5 % pour Reconquête!). Ce qui fut le principal parti conservateur français, les Républicains, est contaminé. Il dénonce Ursula von der Leyen, seul de tous ses homologues au sein du PPE. Il s’oppose également seul aux accords européens de libre-échange. Il qualifie aujourd’hui le soutien présidentiel à l’Ukraine de démarche "électoraliste". C’est à l’évidence une erreur de jugement : l’opinion publique française est inquiète des risques d’un conflit plus direct avec la Russie.

Il n’y a pas en France de prime politique pour l’entente avec les États-Unis – et les positions anti-européennes ou hostiles à la globalisation renforcent encore cette distance. On peut le dire ainsi : Emmanuel Macron est le responsable politique français le moins favorable aux États-Unis à l’exception de (presque) tous les autres, qui croient coller de près à une opinion publique qu’en réalité ils contribuent à créer.

 

Alors que les commentaires hexagonaux se focalisent souvent sur le risque et l’épouvantail trumpien, la montée des extrêmes en France est sans précédent depuis 1956.

Ces réserves faites, il convient, avant la prochaine élection présidentielle américaine, de conserver un jugement nettement moins pessimiste de la relation transatlantique après quatre années d’administration Biden.

Copyright image : Ludovic MARIN / POOL / AFP

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