AccueilExpressions par MontaigneEn Israël, entre polarisation et traumatisme : état des lieuxL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.24/10/2024En Israël, entre polarisation et traumatisme : état des lieux Moyen-Orient et AfriqueImprimerPARTAGERAuteur Denis Charbit Professeur de science politique à l’université ouverte d’Israël Plus d’un an après le 7 octobre, et alors que Daniel Hagari, porte-parole de l’armée israélienne, a annoncé le 17 octobre l’élimination de Yahya Sinouar, comment analyser la stratégie politique suivie par la coalition de Benjamin Netanyahou et comprendre l’état de l’opinion publique, aux prises avec une guerre "existentielle" ? Que reste-t-il du contexte qui, entre un sentiment trompeur de prospérité et des inquiétudes démocratiques, précédait l’assaut terroriste du Hamas ? Entretien avec Denis Charbit, l’un des grands spécialistes de la région, récemment auteur d’Israël, l'impossible État normal (septembre 2024) après l'indispensable Israël et ses paradoxes.Comment qualifieriez-vous l’état de la population israélienne aujourd’hui ? Par quelles grandes fractures est-elle traversée, un an après les tragiques attentats du 7 octobre ?Le qualificatif qui revient le plus souvent, un an après les massacres, est celui d’une "société traumatisée" ou en "post-trauma". Mais cette idée de "post" ne tient pas, nous sommes encore dans l’événement : il y a encore des otages, nous ne sommes donc pas dans l’étape d’après, mais bien dans le pendant. Au-delà de ces idées de sidération et de traumatisme qui prévalent dans le débat public aujourd’hui, ce qui me frappe le plus, c’est la rupture avec le climat qui régnait avant le 7 octobre. Avant les attentats, il régnait dans la société israélienne la conviction selon laquelle le conflit était certes insoluble mais restait de faible intensité, ponctué par des attentats de moindre ampleur et des échanges calculés, maîtrisés, qui duraient entre trois jours et cinq semaines. L’idée qui prévalait était celle-ci : le conflit est insoluble, certes, mais l’on peut finalement vivre avec - sauf peut-être au Sud, où les tensions étaient plus vives. Israël connaissait une phase de prospérité qui se déployait sur trois plans : diplomatique, technologique et culturel. Sur le plan diplomatique, cela s’est matérialisé par les accords d’Abraham qui sont venus briser le cercle d’hostilité envers Israël. Le Bahreïn et le Maroc n’étaient certes pas de véritables ennemis directs, mais la signature des accords représentait tout de même une avancée considérable. Israël est ensuite à la pointe technologique, en matière civile et militaire, par ses drônes, ses IA, ses start-ups, etc. et donc se hisse au rang des grandes puissances. Enfin c’est sa culture et son soft power qui nourrissaient cette phase de prospérité, avec le succès des séries israéliennes, notamment, on a même gagné l’Eurovision en 2018 !Le qualificatif qui revient le plus souvent, un an après les massacres, est celui d’une "société traumatisée" ou en "post-trauma".Je dirais que nous étions en quelque sorte sur un "petit nuage", qui a permis à Netanyahou de gagner les élections. Le problème palestinien était considéré comme marginal car il était de faible intensité. Tout a basculé le 7 octobre, même si la société était déjà divisée depuis 2023, autour de la réforme judiciaire.Que reste-t-il des grandes manifestations d’opposition contre la réforme constitutionnelle de la Justice, qui avaient eu lieu au début de l'année 2023 ? Quel est l’état des poursuites engagées contre Benjamin Netanyahou ?Revenons sur la situation en 2023 et cette réforme judiciaire voulue par Benjamin Netanyahou. Les Israéliens descendent dans les rues pour protester contre ce qu’ils perçoivent comme un changement de régime, le passage d’une démocratie libérale à une démocratie "illibérale" ou "électorale" - vision selon laquelle le peuple ne peut pas se tromper, et donc que ses représentants ne peuvent pas se tromper non plus. Une logique qui prévalait en Hongrie et en Pologne, mais qui contredit la tendance observée dans toutes les démocraties depuis 1945 : des États de droit, avec des gouvernements qui sont certes l’émanation d’un Parlement, mais avec des contre-pouvoirs puissants. La réforme de Netanyahou vise à revenir à la situation juridique qui prévalait entre 1949 et 1992, où la Cour suprême israélienne pouvait remettre en cause une décision gouvernementale, mais n’était pas en mesure de modifier et d’intervenir dans la législation israélienne. En 1992, le pays avait en quelque sorte changé de régime, puisque la Cour suprême a complété ses prérogatives et a désormais la possibilité de remettre en cause la loi. Elle devient alors une sorte de Conseil constitutionnel, comme en France, en basant ses décisions sur les lois fondamentales et la jurisprudence. Depuis 1995, la Cour suprême est donc libre d’annuler une loi, et c’est sur ce principe fondamental qu’ont voulu revenir BN et son gouvernement.Tout bascule à ce moment-là et pendant 10 mois, on ne se bat plus contre l’ennemi aux frontières mais pour l’identité d'Israël comme démocratie et pour l’État de droit. C’est important car nous sommes, de toutes les démocraties occidentales, la plus fragile puisque nous n’avons pratiquement aucun contre-pouvoir, à l’exception du conseiller juridique du gouvernement et de la Cour suprême, qui se trouvait donc affaibli par la réforme. Comme le Parlement désigne le gouvernement, il ne fait pas véritablement un travail de contre-pouvoir. Supprimer les prérogatives de la Cour Suprême, c’était renverser le dernier contre-pouvoir véritable du système politique israélien. Cette évolution a été rendue possible par la composition de la majorité de BN. En 2022, pour la première fois depuis des décennies, 64 députés représentant quatre partis hostiles à la Cour suprême sont amenés à gouverner ensemble : trois partis religieux et un parti laïc, le Likoud. Le gouvernement s’est donc empressé de conduire sa réforme décriée. Il est formé le 28 septembre, et la conférence de presse du ministère de la Justice présentant la réforme se tient dès le 5 janvier. L’année 2023 est donc une première crise profonde autour de l'identité d’Israël, entre les tenants de la démocratie libérale et les autres, partisans de la théocratisation d’Israël. Après le 7 octobre, du jour au lendemain, toutes les associations qui s'étaient battus pour la démocratie changent de registre et se placent du côté de la solidarité pour les victimes et les otages, avec l’idée sous-jacente que dans un mois, six mois au plus, la guerre s’arrêtera et le pouvoir lui même remisera aux oubliettes cette réforme. Il n’y a donc plus de débat de type constitutionnel en Israël. Il existe une société civile, toutes tendances religieuses et politiques confondus, pour pallier la défaillance de l’État, de l’administration publique, de l’armée. Tout le savoir-faire organisationnel acquis en 2023, est mis au service d’une société civile éprouvée par la guerre.Comment la figure de Benjamin Netanyahou est-elle perçue par la société aujourd’hui ?L’argument selon lequel Benjamin Netanyahou poursuit la guerre pour se maintenir au pouvoir est bien présent en Israël, mais la situation est en réalité beaucoup plus complexe. Le statut de Benjamin Netanyahou était déjà très contesté à la veille du 7 octobre, pour les raisons que nous venons de décrire. Il l'est encore davantage au lendemain du 7 octobre, car il est celui qui n’a pas vu venir le drame, celui qui n’a pas su protéger son pays. Mais récemment la situation a changé. Ce qui s’est passé au Liban en quelques jours, avec l’élimination de Nasrallah notamment, a changé la donne. On aurait espéré dans les deux cas une reddition. Or, elle ne vient pas et on ne le comprend pas. Pourquoi ? Israël cesse d’observer les lignes rouges et ni l’un ni l’autre ne se range. Le procès de Benjamin Netanyahou continue, il comparait le 3 décembre pour donner sa version. Bien évidemment que son intérêt politique c’est de sortir sur un coup d’éclat, mais les coups d’éclat en Israël ne réjouissent les gens que le temps de 24 heures. Oui, Benjamin Netanyahou a intérêt à prolonger la guerre, mais n’oublions pas : un Hamas qui se maintient, cela signifie qu'en cas de cessez-le-feu, il sera l'interlocuteur obligé. Or, jamais Israël ne voudra négocier avec le Hamas ! Que le Hamas cesse d’être un acteur politique et social est un préalable à tout cessez-le-feu.Il existe une société civile, toutes tendances religieuses et politiques confondus, pour pallier la défaillance de l’État, de l’administration publique, de l’armée. Tout le savoir-faire organisationnel acquis en 2023, est mis au service d’une société civile éprouvée par la guerre. Quelle place occupe la question des otages dans le débat public ? Quelle place est donnée aux victimes du 7 octobre ? Au départ, l’éradication du hamas et libération des otages étaient mis sur le même plan par Netanyahou, et ce discours parlait à la société israélienne. Tout bascule quand le hamas conditionne la libération des otages à l’arrêt des combats. Et là va se dessiner le clivage absolu que je décris de cette façon-là : la raison d’État contre le contrat social. Une partie de la société est alors favorable à un cessez-le-feu car c’est la condition pour récupérer les otages, il faut donc se plier à cette condition. C’est la base du contrat social israelien qui est en jeu. La vie d’un civil israelien comptera toujours plus que tout. S’oppose à cette vision celle d’une "raison d’État", selon laquelle il y a des éléments qui peuvent justifier, parfois, de sacrifier des civils. Comme un cessez-le-feu laisserait le Hamas vainqueur, le gouvernement israelien estime qu’il est plus important de combattre le Hamas que de libérer les otages. Division très vive, d’autant plus que les familles des otages qui mènent le combat pour la libération des 101 qui restent est souvent tancé par le gouvernement, mise au pilori. Les familles d’otages ont souvent aussi perdu des proches le 7 octobre, elles subissent "les souffrances de Job". Des familles qui n’habitent plus chez elles, ont perdu des proches le 7 octobre et vivent de surcroît le fait d’avoir un des leurs qui vit en otage. Comment juger de l’état du consentement à la guerre dans un pays où l’armée est majoritairement constituée de réservistes ? Il n’y a pas de division en Israël aujourd’hui autour de la conduite de la guerre. Très peu, à l'exception de quelques associations, critiquent la conduite de la guerre. Il n’y a pas non plus d'empathie pour les souffrances des Palestiniens, et c’est là ou Yahya Sinwar a en quelque sorte "gagné" son pari. Le seul débat qui commence à poindre concerne l’attitude à avoir vis-à-vis de l’Iran : faut-il attaquer l’Iran, faut-il patienter ? Mais ces questionnements s’inscrivent dans le cadre d’un débat rationnel. Mais un sujet de discorde devrait prendre de l’importance dans les prochains jours, il touche à l’égalité même entre citoyens israéliens face à la guerre. Le gouvernement BN, fort de sa coalition parlementaire dont j’ai décrit plus haut la composition, s’apprête à voter une loi pour dispenser définitivement les orthodoxes de faire leur service militaire. Ne pas attendre la fin de la guerre pour voter une telle loi, alors qu’au même moment vous avez des hommes, réservistes, qui ont effectué près de 250 jours de guerre, qui ont quitté leurs familles, leurs emplois, pour participer à l’effort, c’est inadmissible. Cette inégalité là, entre orthodoxes et réservistes, est incompréhensible et peut affaiblir le gouvernement BN. Certes, les orthodoxes échappent déjà dans leur majorité à la conscription, mais la Knesset n’a pas voté en 1949 une dispense des orthodoxes de service militaire. Ne pas attendre la fin de la guerre pour voter une telle loi, alors qu’au même moment vous avez des hommes, réservistes, qui ont effectué près de 250 jours de guerre, qui ont quitté leurs familles, leurs emplois, pour participer à l’effort, c’est inadmissible. Cette inégalité là, entre orthodoxes et réservistes, est incompréhensible et peut affaiblir le gouvernement BN. Certes, les orthodoxes échappent déjà dans leur majorité à la conscription, mais la Knesset n’a pas voté en 1949 une dispense des orthodoxes de service militaire. C’est le ministre de la défense qui est en capacité de dispenser des personnes de service pour des raisons spécifiques (inaptitudes physique, mentales, etc.). Les Orthodoxes étaient donc appelés, et tenus de se rendre dans une base militaire pour déclarer qu’ils étaient orthodoxes et donc interdits de travailler jusqu’à 26 ans, ce qui les exemptait de leur service. Ce que propose la loi du gouvernement BN est différent : jusqu’à aujourd’hui, ils étaient conscrits puis obtenaient une dispense.Le gouvernement BN, fort de sa coalition parlementaire dont j’ai décrit plus haut la composition, s’apprête à voter une loi pour dispenser définitivement les orthodoxes de faire leur service militaire.Demain, si le texte est voté, on va passer à un autre régime où il n’y aura plus ni conscription ni dispense. Mais la Cour suprême va peut-être décréter qu’un tel texte est illégal. Engager cette réforme aujourd’hui, alors que les combats ne sont pas terminés, politiquement cela peut faire perdre la coalition. Mais ce n’est pas une remise en cause de la guerre et de la gestion de la guerre.Quelles sont les prochaines échéances électorales et à quoi pourrait ressembler un avenir politique à moyen terme en Israël ? Une alternative au gouvernement actuel est-elle envisageable ? Des élections qui reconduisent BN empêchent tout "jour d‘après". Formellement, les prochaines législatives doivent avoir lieu en 2026. Mais les demandes pressent, et le cessez-le-feu sera d’emblée synonyme de nouvelles élections. On ne change pas de gouvernement en temps de guerre, mais attendre 2026 est excessif et après une catastrophe pareille on doit redistribuer les cartes. Si reddition du Hamas, BN sera réélu car on lui attribuera cette victoire. Pour que cette logique de retour à la négociation l’emporte, il faut que soit clarifiée la situation chez les Palestiniens : qu’est-ce qui émerge après le Hamas ? Il faut commencer à établir des dialogues entre Israéliens et Palestiniens, ce sera la seule chose qui pourra être jugée crédible. Des initiatives doivent se multiplier. Il faut aussi la victoire de Harris à l’élection présidentielle américaine de novembre, Trump soit donne un chèque en blanc à BN, soit est totalement imprévisible. Le paradoxe actuel c’est de demander un cessez-le-feu et négocier le jour d’après. Or s’il y a un cessez-le-feu avec qui négocier après ? Le Hamas et le Hezbollah ? Il y a une incohérence de ce point de vue-là. Propos recueillis par Hortense MiginiacCopyright image : Menahem KAHANA / AFP L’armée face à des manifestants aux abords de la Knesset, le 24 juillet 2023 à JérusalemImprimerPARTAGERcontenus associés 07/10/2024 Un an après le 7 octobre, 4 points sur la situation au Proche-Orient Jean-Loup Samaan 30/09/2024 Proche-Orient : Israël en position de force Michel Duclos 12/07/2024 Israël - Hezbollah : la guerre inévitable ? Jean-Loup Samaan