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14/11/2023

De la démocratie en Amérique : quatre clés pour comprendre la présidentielle de 2024

De la démocratie en Amérique : quatre clés pour comprendre la présidentielle de 2024
 Alexandre Marc
Auteur
Membre de l’Institut pour les transitions intégrées de Barcelone et fellow à l’Institut International pour les Études Stratégiques de Londres

C’est un duel auquel on a déjà assisté et pourtant il semble plus incertain que jamais : contexte international extrêmement tendu dans lequel les États-Unis s’investissent largement, âge avancé des candidats, procès en cours, débats démocratiques soumis à la pression des réseaux sociaux… Comment comprendre le contexte électoral à un an de la présidentielle (qui se tiendra le 5 novembre 2024) et quels sont les ressorts de la crise politique et culturelle américaine ?
 
À travers les quatre clefs d’entrée que sont la complexité du système électoral, la méfiance des populations à l’égard des institutions, la fragmentation de la société et la relation fusionnelle qu’une partie des Américains entretient avec Donald Trump, la démocratie américaine passe sous la loupe de l’analyse politique. Sans prétendre prévoir les surprises et retournements qui ne manqueront pas de survenir au cours de cette année électorale, l’éclairage d’Alexandre Marc donne à lire les dynamiques en cours et la reconfiguration structurelle de la démocratie américaine.

Il est évident que la démocratie américaine est confrontée à de sérieux défis. Quatre années de présidence Trump avec une politique américaine en montagnes russes, des atteintes sérieuses à la démocratie et en particulier à la justice, l’utilisation constante de ce que l’on appelle aujourd’hui l’infox par le pouvoir et ses supporteurs ont fortement marqué le paysage politique du pays. Tout cela a culminé dans les efforts déterminés et coordonnés menés par le clan républicain pour faire annuler le résultat de la dernière élection présidentielle suivi par une prise du Capitole haute en couleur le 6 janvier 2021. La dernière manifestation en date de ces troubles de la démocratie américaine a été la paralysie, pendant presque un mois, du Congrès des États-Unis car les Républicains ne pouvaient s’entendre sur la nomination du président de la Chambre des représentants (speaker) au moment d’une des crises internationales les plus sérieuses que le pays a connues depuis 30 ans. Les Républicains, qui ont une courte majorité à la Chambre, ont d’abord réussi à destituer pour la première fois dans l’histoire des États-Unis le président de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, membre de leur propre parti, puis ont été longtemps incapables de nommer un nouveau président tant le parti est maintenant fragmenté et son extrême droite intransigeante, jusqu’à ce qu’ils se décident pour Mike Johnson. Tout cela au milieu d’une campagne présidentielle compliquée durant laquelle il est très probable que les deux candidats qui se feront face après les primaires auront plus de 78 ans. (Donald Trump et Joe Biden). Donald Trump, qui est le candidat en tête des sondages, est également le premier ex-président des États-Unis à faire face à de nombreuses charges criminelles. Il semblerait que l’on ait déjà passé le stade du malaise et que l’on entre dans un véritable état de crise de la démocratie américaine.

Cette crise fait l’objet de beaucoup d’interrogations et de nombreuses interprétations par les experts et observateurs. En effet, elle ne révèle pas seulement un problème de système ou de fonctionnement des institutions mais elle est le reflet d’une crise culturelle profonde qui touche aujourd’hui les États-Unis. Il est en tout cas certain que le déroulement de la campagne présidentielle va offrir de nombreuses surprises. Pour essayer de comprendre ce qui se passe, nous voulons offrir quatre clés d’interprétation des dynamiques qui jouent à notre avis un rôle très important dans la politique américaine aujourd’hui. Elles ne permettent pas d’expliquer tous les aspects de la crise, mais aident à comprendre certaines dynamiques difficiles à saisir de l’extérieur. Il s’agit d’un système électoral complexe qui joue en faveur des extrêmes ; d’une population qui se méfie de plus en plus des institutions et qui tend à abandonner l’action collective pour faire changer les choses ; d’une polarisation qui cache une très forte fragmentation de la société ; et finalement d’une relation de l’électorat avec l'ancien président Trump qui est devenue incroyablement émotionnelle et symbiotique.

Un système électoral complexe qui donne davantage de poids aux extrêmes surtout conservateurs

Le système électoral est complexe aux États-Unis car il est décentralisé au niveau des États qui déterminent largement comment s’organisent les élections nationales, et il existe des différences importantes entre ces États. De nombreuses spécificités du système électoral sont aujourd’hui fortement critiquées, en particulier pour la modification constante de la carte électorale à laquelle se livrent les élus de chaque État avant les élections afin de favoriser un parti ou l’autre. Cette pratique, que l’on appelle le “gerrymandering”, est une importante source de tensions politiques. 

De nombreuses spécificités du système électoral sont aujourd’hui fortement critiquées, en particulier modification constante de la carte électorale [...], le "gerrymandering".

Mais c’est surtout le recours aux primaires par les deux grands partis américains pour sélectionner leurs candidats qui est de plus en plus critiqué. Depuis 1832, chaque grand parti choisit son candidat ou sa candidate (car il y a de plus en plus de femmes qui se présentent) selon ses propres règles. Pour la plupart des États, il s’agit de primaires et pour quelques-uns, de caucus
 

Point intéressant, les primaires ont un effet très différent pour le Parti démocrate et pour le Parti républicain. Les primaires démocrates tendent toujours à privilégier des candidats au centre de l’échiquier politique alors que les primaires républicaines tendent à privilégier les extrémistes conservateurs. La principale critique de ce système est que relativement peu de citoyens votent aux primaires et que ce sont donc les électeurs les plus motivés qui participent et qui ont tendance à décider qui va être le candidat du parti. Il y a donc un vrai problème de représentativité dans l’élection des candidats de chaque parti, les électeurs les plus motivés ne représentant pas la réalité du paysage politique américain. Les primaires sont reconnues comme plus extrêmes et plus partisanes que les élections générales. Les Républicains, par exemple, sont surtout représentés aux primaires par l’aile conservatrice et, depuis Trump, populiste, du parti. Le résultat, surtout pour les Républicains, c'est que les candidats à la présidentielle ont tendance à être à la droite du Parti républicain.
    
Une autre particularité de la démocratie américaine est l’usage de grands électeurs, ce que l’on appelle le système de collège électoral, au niveau de chaque État, pour décider des élections. C’est également un aspect de plus en plus contesté des élections américaines. Ce système a pour conséquence qu’un président est assez souvent élu avec une minorité des votes à l’échelle nationale. En 2000, Gore a perdu les élections avec 48, 4 % des votes contre Bush (47,9 %) et, en 2016, Clinton a perdu avec 48,2 % face à Trump avec 46,1 % des votes, une différence importante (plus de 2 millions de voix en chiffres absolus). Ce système, comme on le voit depuis plusieurs années, favorise le Parti républicain et les conservateurs. Le collège électoral définit un certain nombre de grands électeurs pour chaque État. Dans la plupart des cas, le candidat qui gagne le plus grand nombre de votes dans un État gagne la totalité des grands électeurs qui iront voter pour lui ou elle à Washington. Quelques États cependant, très peu nombreux, comme le Maine et le Nebraska, choisissent les grands électeurs qui iront voter pour le président à Washington proportionnellement au vote reçu par chaque candidat. Le système favorise largement les petits États et surtout ceux avec une faible population. Cela a été voulu par les Pères fondateurs des États-Unis à une époque où la polarisation actuelle n’existait pas, afin de convaincre les petits États de rejoindre l’Union. Ceux-ci craignaient de perdre toute influence face aux États avec une très large population. Les États à faible population sont en général ruraux et se trouvent également en majorité être les plus conservateurs. Un autre problème avec ce système est que les campagnes présidentielles ont tendance à se focaliser uniquement sur ce que l’on appelle les “swings states, les États où l’écart des votes entre les deux partis est traditionnellement faible et les électeurs indépendants suffisamment nombreux pour permettre un changement de majorité. De nos jours, l’Arizona, la Géorgie, la Pennsylvanie et le Wisconsin sont par exemple vus comme des “swing states”. Le fait que la campagne présidentielle tend à se concentrer dans une petite minorité d’États où les tensions et la polarisation prennent souvent des dimensions impressionnantes est vu par beaucoup comme un problème pour la démocratie.

Une population qui perd de plus en plus confiance dans la valeur des institutions démocratiques mais qui semble avoir repris le goût aux élections

Les prochaines élections vont se jouer dans un contexte où la perte de confiance dans les institutions et en particulier dans les institutions démocratiques est particulièrement élevée. Dans une précédente contribution à Expressions, j’avais décrit les effritements des liens démocratiques et sociaux et fait notamment référence au travail de Robert Putnam. Comme nous l’avons montré, il ne s’agit pas d’une situation propre aux États-Unis, cette perte de confiance touche l’ensemble du monde occidental et même au-delà : les travaux de Jérôme Fourquet, parmi d’autres, l’ont également documenté en France. Cependant, aux États-Unis, la confiance dans les institutions et surtout la détérioration des liens sociaux semblent beaucoup plus avancées qu’ailleurs. Le processus n’est pas nouveau, il est engagé depuis les années 1980 et va s’accélérant. Cela se traduit par une baisse de l’engagement de la population dans les partis politiques et les différentes organisations de la société civile qui sont importantes pour la vie politique. Cette baisse n’est pas spécifique aux États-Unis, elle est largement universelle mais a été particulièrement forte aux États-Unis. L’institut de sondage PEW a noté qu’après un très long déclin dans la participation aux élections, qui, avant Trump, était une des plus faibles dans le monde occidental, les Américains assistent à un impressionnant regain de la participation électorale depuis 2018. Selon Pew, 66 % de la population éligible a voté aux élections de 2020. Pour l’élection législative de mi-mandat en 2018, 51,8 % des citoyens avaient voté, ce qui était à nouveau un record pour les États-Unis depuis la fin du siècle dernier, et la participation aux élections de mi-mandat de 2022 était aussi relativement élevée mais moins qu’en 2018. Les États-Unis reviendraient à des taux de participation semblables aux autres pays occidentaux. Cela peut être un signe de changement dans l’attitude des Américains vis-à-vis du système politique, cependant il semblerait qu’il s’agisse surtout du résultat de l’importante polarisation politique qui a suivi l’entrée de Trump en politique et dans laquelle chaque parti représente des valeurs de plus en plus différentes et qui apparaissent incompatibles pour de plus en plus d’électeurs. Cette résurgence est probablement moins le résultat d’un authentique retour à la politique que d’une peur de l’autre qui est de plus en plus diabolisé dans les débats politiques. Le président Biden a été élu en 2020 avec le plus grand nombre de votes jamais enregistré par un président américain, mais Trump a également enregistré un record de votants. La campagne avait été extrêmement acerbe et elle donnait l’impression d’une lutte existentielle des deux côtés. Reste à voir si cette mobilisation va progressivement se traduire par un plus grand intérêt pour la chose publique accompagné d'un retour de la confiance dans les partis et de l’engagement dans les organisations civiques. Cependant, les derniers sondages ne donnent pas beaucoup d’espoir. Selon Axios, la confiance dans le système politique et dans le gouvernement continuent de s’effondrer.

En 2023, quatre fois plus d’Américains ont une vue défavorable des deux principaux partis qu’en 2002. Seulement 16 % de la population interrogée dit avoir confiance dans le gouvernement, un record absolu. Deux tiers des Américains se disent fatigués par la politique américaine. Il semblerait que cet accroissement dans la participation aux élections n’indique pas un chemin vers l’apaisement politique.

Cette résurgence [de participation électorale] est probablement moins le résultat d’un authentique retour à la politique que d’une peur de l’autre.

Une polarisation politique qui cache une grande fragmentation de la société américaine

Il est commun de dire que les États-Unis sont très polarisés et il est vrai que les campagnes politiques entre le Parti démocrate et le Parti républicain sont intenses, parfois même violentes. Mais cette polarisation est moins évidente qu’il n’y paraît. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’un combat des extrêmes, loin de là. Le Parti démocrate a toujours présenté des candidats centristes à l’élection présidentielle . Les candidats de gauche ne passent pas la barre pour les élections nationales et même rarement pour les élections sénatoriales. Les Républicains, cependant, se sont largement décentrés vers l’extrême droite conservatrice sous l’influence de mouvements comme ceux du Tea party et de la droite religieuse. C’est en fait tout le Parti républicain qui s’est fortement déplacé à droite et ceci progressivement depuis 30 ans. Le Parti républicain a aussi changé son agenda politique d’un focus sur l’économie, la liberté d’entreprendre et une limitation du rôle de l’État et l’équilibre fiscal à un agenda défendant des valeurs morales extrêmement conservatives, un protectionnisme voire isolationnisme actif ainsi que le droit au port d’arme. C’est donc essentiellement la dérive conservatrice du Parti républicain qui crée la polarisation actuelle. 

Il est cependant clair que cette polarisation politique est subie par une large partie de la population qui ne la souhaite pas vraiment. Il s’agit surtout d’une minorité d’Américains qui se sont radicalisés, mais une minorité extrêmement soudée et qui a la conviction que les valeurs conservatrices sont terriblement menacées par la direction que prend non seulement la société américaine mais le monde dans son ensemble. Ce groupe comprend probablement 30 % des électeurs américains, pas plus. Une enquête récente de Gallup montre que de moins en moins d’Américains s’identifient aux deux grands partis.

Il est cependant clair que cette polarisation politique est subie par une large partie de la population qui ne la souhaite pas vraiment.

Fin 2021, cette enquête a révélé que 42 % des Américains se considéraient comme indépendants, c’est-à-dire comme n’appartenant à aucun des deux principaux partis. 29 % se considéraient comme Démocrates et 27 % se considéraient comme Républicains. Aujourd’hui, toujours selon Gallup, 60 % des Américains souhaiteraient la création d’un troisième grand parti. Enfin, à peu près la moitié des États enregistrent davantage d’électeurs indépendants que d’affiliés aux deux grands partis.

En fait, les États-Unis, tout comme beaucoup de démocraties occidentales, sont politiquement de plus en plus fragmentés. Des groupes d’intérêt très variés occupent la scène politique et portent de moins en moins d’intérêt à un grand projet national. Ils se battent pour leurs causes mais pas forcément pour créer une nation plus cohésive. Les Américains sont de très grands utilisateurs des réseaux sociaux. Ceux-ci, comme partout ailleurs, augmentent cette fragmentation. La participation aux élections est souvent motivée par la protection d’intérêts particuliers et aboutit fréquemment à des votes de protestation liés à une insatisfaction générale qui augmente comme partout en Occident. La polarisation politique durant les élections ne se traduit pas par une polarisation sociale et culturelle de la même intensité. Elle est surtout liée à une importante minorité qui est devenue hyper conservatrice et qui entraîne avec elle de nombreux indépendants, face au reste de la population qui tente de s’en protéger coûte que coûte.

L’incroyable relation affective de Trump avec ses électeurs

On ne peut toutefois réellement appréhender ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis sans prendre en compte l’incroyable relation affective qui lie l’électorat de Trump à leur héros. Cela va bien au-delà d’une plateforme politique qui est finalement très vague et mouvante au gré des événements. Trump est entré dans la catégorie des super-héros américains, des sauveurs de la nation, que personne d’autre ne peut égaler en politique. Trump se vantait lui-même de pouvoir tuer quelqu’un à New York et de garder son électorat intact. Environ 20 % des électeurs américains sont des inconditionnels émotionnels de Trump, suffisamment pour contrôler le processus des primaires présidentielles côté Républicain qui se déroulent en ce moment. Preuve en est qu’un candidat comme Ron DeSantis, gouverneur de Floride, un des candidats favoris qui se présente sur une plateforme moralement conservatrice extrêmement dure et virulente, n’a jamais pu dépasser Trump dans les intentions de vote des Républicains aux primaires. Trump redonne courage aux pauvres blancs et aux conservateurs qui se sentent marginalisés en appelant au mythe de la grande Amérique, de l’homme de l’Ouest seul contre les institutions qui arrive à contrer toutes les attaques des castes et des parvenus. La revue Scientific American qualifie ses meetings de campagne de festivals de l’identité où les participants se voient devenir ce qu'ils aspirent à être. 

Il est clair que cette campagne va être pleine de surprises et se dérouler comme ce que les Américains appellent un “rollercoaster”, des montagnes russes, sur lesquelles Trump est très à l’aise. N’oublions pas les charges qui pèsent sur lui et les jugements à venir, bien que non seulement cela ne l’empêche pas de mener campagne ni même d’accéder à la présidence selon le droit américain, mais que cela risque même de renforcer encore sa base déjà convaincue que son héros fait l’objet d’un odieux complot. 

Trump est entré dans la catégorie des super-héros américains, des sauveurs de la nation, que personne d’autre ne peut égaler en politique.

Copyright image : Mandel NGAN / AFP

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