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Deux ans après le 7 octobre

Deux ans après le 7 octobre
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Deux ans après le 7 octobre, Dominique Moïsi interroge la barbarie terroriste du Hamas à l'aune de l'Histoire et des buts stratégiques extrémistes de l'une et l'autre partie. Israël est tombé dans le piège de la vengeance et sa démonstration de force ultime se retourne contre lui. L’œil pour œil, dent pour dent de loi du Talion se lit pourtant de deux manières : menace de représailles ou obligation de proportionnalité. En refusant de respecter cette dernière interprétation pour donner une préférence systématique au pire, le Moyen-Orient oublie que l'espace entre la rivière Jourdain et la Méditerranée pourrait être celui de la coexistence, selon des modalités à inventer.

Deux ans, jour pour jour, après le 7 Octobre 2023, alors qu’Israël se fige dans le souvenir et la douleur, et au moment où l’espoir d’une libération rapide des otages renaît, il est important de revenir à l’essentiel. Et de comprendre pourquoi ce massacre a constitué un tournant historique dans l’histoire d’Israël, et plus globalement de la région. Il y a le nombre des victimes bien sûr, 1219 (ramené à l’échelle d’un pays comme la France, cela ferait plus de dix mille morts en un jour). Mais il y aussi l’extrême cruauté des terroristes. Les crimes commis en ce jour constituent un véritable "Musée des Horreurs". Ils discréditent à tout jamais leurs auteurs, les combattants du Hamas. Comment confier la moindre responsabilité politique à des hommes qui, sciemment et par calcul, ont planifié de telles atrocités, que rien ne peut expliquer et encore moins justifier ? L’humiliation ne saurait conduire à la barbarie pure et simple exercée sur des femmes et des enfants. Il y a hélas une forme de rationalité dans ces excès, la poursuite d’un objectif clair : inciter les Israéliens à la vengeance. Et rendre ainsi, comme par un effet de boomerang, la paix impossible à tout jamais entre Israéliens et Palestiniens. Dans l’esprit des dirigeants du Hamas, rien ne pourra assécher les fleuves de sang et de haine qu’auront créés les massacres du 7 Octobre.

Et bien sûr ce qui a suivi, la Guerre de Gaza, et la riposte disproportionnée des Israéliens ne fait que confirmer la justesse du calcul des dirigeants du Hamas. Mais à quel prix pour la population civile de Gaza ? 

Il y a hélas une forme de rationalité dans ces excès, la poursuite d’un objectif clair : inciter les Israéliens à la vengeance. Et rendre ainsi, comme par un effet de boomerang, la paix impossible à tout jamais entre Israéliens et Palestiniens

Deux ans après le début de la descente en enfer, est-il possible de tirer un premier bilan ? Il convient de le faire avec prudence et modestie. Prudence car il y a tant d’émotions, vraies ou calculées. Modestie car tant de rebondissements imprévisibles peuvent intervenir encore. Une première leçon s’impose. Décimé, vaincu militairement, le Hamas a néanmoins atteint son objectif principal : remettre la question palestinienne au cœur de la problématique du Moyen-Orient.

Et délégitimer, pour partie au moins, aux yeux de la communauté internationale, "l’entité sioniste". Israël est tombé dans le piège que lui tendait le Hamas aussi complètement qu’a pu le faire l’Amérique au lendemain du 11 Septembre 2001. Il serait faux bien sûr de considérer que le 7 Octobre n’est que le 11 Septembre d’Israël. Pour des raisons quantitatives - pour un pays de la population d’Israël, le nombre des victimes est très supérieur à celui des victimes pour l’Amérique, mais plus encore pour des raisons qualitatives. Le 7 Octobre remet beaucoup plus en cause Israël que le 11 Septembre ne questionnait l’Amérique. Protéger les Juifs, faire en sorte qu’ils ne connaissent plus ni les pogroms ni la famine (celle des otages), c’était la "raison d’être", la justification ultime de l'État hébreux. "Le plus jamais ça pour les Juifs" après la Shoah. En permettant à l’impensable de se reproduire le 7 Octobre 2023, par son mélange d’hubris, d’incompétence et de mépris d’adversaires dont il estimait qu’ils n'oseraient pas l’attaquer, le gouvernement israélien a trahi la confiance de ses concitoyens. Et pour recréer cette confiance et la dissuasion stratégique qu’il avait perdues, en l’espace de moins de vingt-quatre heures, Israël s’est isolé sur la scène internationale, comme aucun gouvernement précédent ne l’avait fait avant lui. Israël a fait la démonstration de son hard power, mais à quel prix pour son soft power ? Sur un plan purement stratégique, on serait tenté de comparer la période qui suivit le 7 Octobre à la Guerre des Six-Jours. La durée des combats est certes tout autre. Mais le résultat n’est-il pas le même ? Avant Juin 67, Israël n’était qu’un petit État. Sa faiblesse apparente et la mémoire de la Shoah lui valaient la sympathie, l’affection même, (largement produit du remords) de l’ensemble du monde occidental.

Au lendemain de la Guerre des Six-Jours, le petit Israël était devenu une puissance régionale reconnue comme telle par la communauté internationale. En quelques heures, le 5 Juin 1967, les descendants des esclaves de Pharaon ont défait et humilié les descendants de Pharaon. Avant le 7 octobre 2023, Israël était depuis longtemps une puissance régionale. Mais aujourd’hui, et tout particulièrement après la "Guerre des Douze jours" avec l’Iran, l'État juif apparaît sur le plan stratégique comme la puissance hégémonique de la région. Au point d’avoir remplacé la menace iranienne aux yeux de la majorité des pays arabes. Avec cette question : comment équilibrer l’État Hébreu ? L’intervention militaire israélienne (ratée) à Doha, pour éliminer les dirigeants du Hamas, n’a fait que renforcer ce sentiment d’inquiétude, au moment où les pays arabes (il serait plus exact de parler des régimes arabes) se résignent par réalisme à l’existence d’Israël sur des terres qu’ils considéraient comme leurs.

Car pour comprendre le présent, il est important de connaître le passé. Cela est particulièrement vrai au Moyen-Orient.

Sur ce plan, il est fascinant de lire (ou de relire) la lettre adressée en 1895 par une haute autorité religieuse musulmane de Jérusalem au Grand Rabbin de France, ZadocKahn. Cette lettre ne s’adressait pas à lui, mais à Théodore Herzl, auteur de L'État des Juifs (1896), le père du sionisme moderne, dont il ignorait l’adresse. Il lui disait à quel point il l’admirait. Il poursuivait sur ce ton positif, ajoutant qu’il comprenait le mouvement sioniste, qu’il était légitime, que leur Dieu avait "donné" au "Peuple élu" cette terre sacrée. Mais brutalement, il changeait de ton, résumant sa pensée en ces termes : "Je vous comprends, mais ne le faites pas. Ce serait une très mauvaise idée". Le monde musulman peut accepter en son sein des minorités religieuses, mais pas un mouvement qui vise à donner la souveraineté nationale à un peuple non musulman.

Le monde musulman peut accepter en son sein des minorités religieuses, mais pas un mouvement qui vise à donner la souveraineté nationale à un peuple non musulman.

Ce qui est fascinant et terrifiant dans ce rappel historique, c’est que les "fondamentaux" semblent n’avoir changé en rien. Au refus arabe a répondu le déni israélien selon lequel "un peuple sans terre" avait trouvé refuge "sur une terre sans peuple". Certes, lors de la création du mouvement sioniste, il n’y avait pas de "Palestiniens", mais des populations arabes, au moins dix fois plus nombreuse que ne pouvait l’être la population juive. 

Comment dépasser ce malentendu initial, ce conflit de calendriers ? C’est au moment où commence la décolonisation dans le monde, que le dernier des nationalismes issus de l’histoire européenne s’exprime avec force au Moyen-Orient.

Pour aborder le conflit israélo/palestinien, il ne suffit pas de connaitre l’Histoire. Il faut aussi savoir interpréter la Bible. "Œil pour œil, dent pour dent" S’agit-il d’un message de force ? Une forme de dissuasion ultime ? "Tu n’as pas intérêt à m’attaquer. Je me vengerai". Ou bien plutôt d’une forme d’appel à la proportionnalité de la riposte ? On peut tout retrouver dans la Bible, du nationalisme religieux le plus extrême à l’appel à la sagesse et la modération. De la célébration des triomphes du peuple élu, aux avertissements des prophètes : "vous courez à la catastrophe". Ce qui semble clair, c’est que le gouvernement d’Israël, mû peut-être par un esprit de vengeance, ne s’en est pas tenu à un principe de proportionnalité. 1219 morts d’un côté, plus de 66 000 de l’autre. Au fil du temps et des images, la dénonciation du pogrom abominable du 7 Octobre a laissé place à celle des actes génocidaires commis par les israéliens à l’encontre des palestiniens. Les ruines de Gaza ont accéléré le processus d’érosion de la mémoire qui menaçait les avertissements de la Shoah. Ceux qui ont décidé d’une stratégie radicale (et sans doute irréaliste aux yeux de la plupart des dirigeants de l’armée et des services de renseignements) pour punir et éliminer le Hamas porteront aux yeux de l’Histoire une responsabilité majeure dans l’(auto-)isolement d’Israël. Et dans son passage du statut d’État miraculé à celui d'État paria, voire d'État voyou. En tuant sans considération de proportionnalité les civils palestiniens, ils ont "tué la Shoah" et la protection qu’elle représentait encore, plus de quatre-vingt ans après cette tragédie incomparable, pour l’État hébreux et le peuple juif dans son ensemble. 

Comment en-est-on arrivé là ? Comment les images des enfants palestiniens dans les ruines de Gaza, se sont-elles substituées, au point de les remplacer quasi complètement, à celles des enfants juifs dans les ruines du Ghetto de Varsovie ?

Tout commence-t-il le 7 Octobre ? Ou le 7 Octobre constitue-t-il tout autant un point d’arrivée qu’un point de départ ? C’est une interrogation explosive, qui en dépit de sa charge émotionnelle, ou bien plutôt, précisément en raison de celle-ci, exige le traitement le plus nuancé. On ne répond pas à la complexité par des slogans idéologiques, des partis pris schématiques ou des calculs politiciens. Une chose est certaine : déshumaniser l’autre, c’est se déshumaniser soi-même. Refuser d’intégrer le point de vue de l’autre, s’enfermer dans ses certitudes sans la moindre empathie pour ses positions et ses sentiments, sans parler de ses souffrances, c’est s’enfermer dans une simple logique de force. Il ne s’agit pas "tendre l’autre joue", après avoir été frappé sur la première. Il s’agit de se projeter dans le temps, comme dans une partie d’échec et de considérer que le soft power ne saurait être complètement négligé au profit du hard power. Et surtout d’arriver à la conclusion qu’entre la rivière Jourdain et la Méditerranée, il y a de la place pour deux peuples de près de sept millions d’habitants chacun. Ils peuvent vivre à côté l’un de l’autre ou mourir ensemble.

Entre la rivière Jourdain et la Méditerranée, il y a de la place pour deux peuples de près de sept millions d’habitants chacun. Ils peuvent vivre à côté l’un de l’autre ou mourir ensemble.

Le 7 Octobre et sa conséquence directe, la Guerre de Gaza, force les acteurs qu’ils soient locaux, régionaux ou internationaux à revenir aux fondamentaux d’un conflit exceptionnel et qui ne ressemble à aucun autre, en dépit des tentatives des uns et des autres pour le placer dans des cases prédéterminées, qui ne peuvent pourtant ni le contenir ni le résumer.

Les Palestiniens peuvent être perçus par l’opinion publique internationale comme le furent les Vietnamiens dans les années 1965/1975, c’est-à-dire comme les nouvelles victimes de l’impérialisme occidental, du fait d’un comportement néocolonial israélien plus anachronique et inacceptable, en cette fin de premier quart du vingt-et-unième siècle, qu’il ne pouvait l’être il y a un peu plus de vingt années seulement, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes à un point d’intersection qui résume et explique sans doute ce qui se passe sous nos yeux : le temps qui s’est écoulé depuis la Shoah a inévitablement érodé le sentiment de culpabilité de l’Occident européen tandis que la montée d’un Sud Global conduit à considérer les Israéliens, sinon les Juifs en général, comme l’incarnation au carré de l’homme blanc occidental. Comment, face à une vision à ce point simplifiée, sinon simpliste de la réalité, réintroduire de la complexité, de la nuance ?
C’est là tout le problème. 

Copyright image : JOHN WESSELS / AFP
Un soldat israélien, le 6 octobre 2025.

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