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25/09/2024

Dette des collectivités locales en Chine : un boulet supplémentaire pour la croissance ?

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Dette des collectivités locales en Chine : un boulet supplémentaire pour la croissance ?
 Philippe Aguignier
Auteur
Expert Associé - Asie

Les collectivités locales chinoises, durement touchées par la crise immobilière qui s'est développée depuis 2021, sont structurellement déficitaires. Faut-il, dès lors, craindre une crise de la dette en Chine ? Pourquoi, alors que les chiffres officiels du gouvernement chinois estiment que la dette du pays est de 69% du PIB, certaines agences de notation ont-elles décidé de la placer sous surveillance négative ? L’image d’une Chine "financièrement responsable" est-elle infondée et quelles sont les pistes de Pékin pour faire face à une situation alarmante ? Par Philippe Aguignier.

Les collectivités locales chinoises ont été durement touchées par la crise immobilière qui sévit depuis 2021 : elles sont fortement dépendantes des revenus fonciers pour couvrir leurs dépenses (services sociaux de base ou financement de projets d'investissement locaux), et la baisse soudaine de ces revenus a constitué un choc majeur, après trois décennies de marché immobilier florissant.

Le poids de leur dette est susceptible de menacer la stabilité financière et sociale du pays. Le récent 13e Congrès du Parti communiste, qui s'est tenu en juillet 2024, a mis la nécessité d’une réforme fiscale au rang des priorités, afin "d’instaurer une relation fiscale entre le gouvernement central et les collectivités locales qui se caractériserait par une redéfinition stricte des pouvoirs et des responsabilités ainsi qu’une allocation appropriée des ressources en veillant à l’équilibre optimal entre les régions".

Le poids de leur dette est susceptible de menacer la stabilité financière et sociale du pays.

Notre dernière publication de décembre 2023 mentionnait que le gouvernement devait faire face à une seconde crise, distincte de la crise immobilière initiale mais liée à celle-ci, et potentiellement tout aussi dévastatrice. Ce nouvel article évalue les causes et l'ampleur du problème et dresse un panorama de la manière dont le gouvernement a réagi jusqu’à maintenant.

Faiblesse financière des collectivités locales : trop dangereuse pour être ignorée

La situation des finances publiques en Chine est très contrastée. D'un côté, la dette du gouvernement central est gérée de manière prudente et se maintient à un niveau relativement bas par rapport à d'autres grandes économies et à la plupart des pays en développement. D'un autre côté, les gouvernements locaux sont structurellement déficitaires et doivent recourir à des tours de passe-passe budgétaire pour joindre les deux bouts.

La dette publique globale de la Chine, selon les chiffres officiels, était estimée fin 2023 à 71 trillions de RMB, soit 69 % du PIB, dont 30 trillions de RMB (24 % du PIB) pour la dette du gouvernement central et 41 trillions de RMB (32 % du PIB) pour celle des administrations locales. La première catégorie comprend les obligations souveraines émises par le ministère des Finances de la République populaire de Chine, tandis que la seconde comprend les obligations émises directement par les gouvernements provinciaux ou municipaux. Le solde (13 %) est détenu par divers fonds gouvernementaux. Si les choses étaient aussi simples, le gouvernement chinois ferait figure de l’un des moins endettés parmi les pays industrialisés.

La situation réelle est toutefois plus complexe, car il faut également prendre en compte les énormes passifs éventuels (ou hors bilan) qui existent au niveau local. Ils résultent de dettes émises par des entités appelées Local Government Financing Vehicles (LGFV), créées par les collectivités locales afin de contourner les diverses limitations imposées à leur capacité d'émettre directement de la dette (cf.infra).

Le FMI estime le montant total des dettes des LGFV à 60 Tr RMB, soit 48 % du PIB en 2023, contre 13 % en 2014. Une estimation plus précise du ratio de la dette publique chinoise  (ratio "augmenté", selon les termes du FMI) est donc de 117 %, au lieu des 69 % officiels. Cela ne signifie pas encore que le gouvernement chinois se trouve en territoire dangereux : à la fin de 2022, le ratio de la dette publique chinoise sur son PIB était plus élevé que celui de l'Inde (85 %), proche de celui des États-Unis (121 %), mais inférieur à celui de l'Italie (144 %) ou du Japon (267 %) (voir le FMI). En outre, le gouvernement chinois possède plus d'actifs que presque tous les gouvernements du monde en raison de ses réserves de change substantielles et de l'importance de son secteur public. Le gouvernement chinois peut encore emprunter davantage si nécessaire. Néanmoins, l'augmentation rapide de la dette publique et les coûts potentiels du renflouement des collectivités locales ont été explicitement mentionnés dans l’exposé des motifs ayant conduit Moody's et Fitch à placer la note souveraine de la Chine sous surveillance négative, respectivement en décembre 2023 et en avril 2024, marquant ainsi une certaine méfiance.

La dette des gouvernements locaux est-elle vraiment une dette souveraine ? D'un point de vue technique et purement juridique, la dette locale n’est pas de même nature que celle du gouvernement central, émise par le ministère des Finances chinois ou bénéficiant de sa garantie. En effet, les autorités chinoises ont pris soin de ne jamais déclarer explicitement que le ministère des Finances renflouerait la dette des collectivités locales, quelles que soient les circonstances. Elles affirment également que les dettes des LGFV devraient être traitées de la même manière que les dettes des entreprises d'État, dont les engagements ne sont généralement pas considérés comme de la dette souveraine.

 Une estimation plus précise du ratio de la dette publique chinoise  (ratio "augmenté", selon les termes du FMI) est donc de 117 %, au lieu des 69 % officiels.

Les LGFV n'exercent toutefois aucune activité par elles-mêmes, contrairement aux entreprises d'État, et sont principalement des sociétés holding et des véhicules de financement mis en place par des entités gouvernementales. En outre, la Chine n'est pas un État fédéral et les autorités locales tiennent leur mandat et leur autorité de l'État central : les défaillances de provinces ou de villes importantes seraient immédiatement interprétées par les marchés financiers et le grand public comme un signe de faiblesse financière affectant l'ensemble de l'appareil d'État. C'est un risque que les autorités chinoises ne voudraient certainement pas prendre, car il pourrait déclencher une crise de confiance massive au sein du public, affectant non seulement les collectivités locales mais aussi les banques, qui appartiennent à l'État en Chine et qui - du moins pour les plus grandes - bénéficient de la perception que le gouvernement ne les laissera pas faire faillite.

Il existe en outre plusieurs facteurs spécifiques qui rendent la dette des collectivités locales potentiellement toxique et exposent les autorités chinoises à des risques inacceptables.

- Les collectivités locales sont responsables du financement de la majorité des infrastructures locales et des projets de construction, et leur difficulté ou leur incapacité à le faire freinerait la croissance économique. Mais surtout, les collectivités locales sont également responsables de la fourniture de la plupart des services publics de base, tels que l'éducation, la santé ou les prestations de retraite, de sorte que tout ce qui affecterait leur capacité à s'acquitter de leurs obligations pourrait avoir des conséquences très graves, tant pour la population que pour le gouvernement.
 
- Le secteur bancaire est fortement exposé à la dette des LGFV. Fitch estime que l'exposition des banques chinoises aux LGFV représente environ 15 % de leur bilan. Pour mettre les choses en perspective, c'est plus que les prêts directs des banques aux promoteurs immobiliers, qui représentent environ 4 % de leurs prêts totaux. En outre, les banques les plus faibles sont aussi les plus exposées, car les petites banques régionales ont tendance à être moins bien capitalisées et plus exposées aux LGFV que les grandes banques nationales. Elles seraient particulièrement vulnérables aux difficultés financières affectant les LGFV ou les collectivités locales. Selon un rapport du FMI, "même un faible taux de défaillance des LGFV de 5 % équivaudrait à une augmentation d'environ 75 % des prêts non performants du système bancaire. L'impact serait probablement concentré sur les banques locales plus petites, qui ont des réserves plus faibles et sont considérées comme les plus exposées aux LGFV avec un soutien limité de l'État". La faiblesse financière des LGFV est donc une source potentielle de risque systémique.

Tout ce qui affecterait leur capacité à s'acquitter de leurs obligations pourrait avoir des conséquences très graves, tant pour la population que pour le gouvernement.

Dans la pratique, le gouvernement central n'a pas d'autre choix que d'intervenir et de soutenir les collectivités locales, ce qu'il a d'ailleurs fait dans une large mesure. Il dispose d'une certaine flexibilité dans la manière d'intervenir. Il n'est peut-être pas nécessaire de procéder à des sauvetages purs et simples chaque fois qu'une collectivité locale rencontre des difficultés financières, ce qui laisse une marge de manœuvre pour la restructuration et le rééchelonnement, offrant ainsi aux prêteurs un délai pour absorber les chocs.

Comment trente ans de réformes ont abouti à une impasse

Avant les réformes économiques de 1978-1979, l'essentiel des recettes publiques provenait des bénéfices des entreprises d'État, ainsi que de diverses taxes. Le gouvernement central recevait une part variable des recettes, selon une formule renégociée fréquemment, mais qui lui laissait suffisamment de ressources pour couvrir ses propres dépenses et pour réaffecter les ressources des provinces riches vers les provinces pauvres. Ce système s'est effondré avec les réformes, car le poids du secteur public a diminué et la transformation de l'économie a fait que de nombreuses activités sont tombées en dehors du filet fiscal traditionnel. Cela a conduit à une baisse de la part globale du gouvernement dans le PIB, le gouvernement central étant beaucoup plus touché que les gouvernements locaux. Cette situation était bien sûr inacceptable pour les autorités centrales, qui craignaient de perdre leur contrôle de l'économie et leur mainmise sur les provinces les plus riches.

Le système fiscal global a alors été réformé en profondeur, avec notamment l’instauration d'un impôt sur les bénéfices pour les entreprises et d'une TVA, qui est rapidement devenue la principale source de revenus du gouvernement. De nouveaux accords de partage ont été mis en place en 1994, avec des clés de répartition fixes pour régir la collecte et le partage des recettes entre les différents niveaux de gouvernement ; les administrations locales ont été rendues responsables d'une part beaucoup plus importante des dépenses globales du gouvernement que de leur part des recettes globales. Les budgets des gouvernements locaux étaient donc systématiquement déséquilibrés, la différence étant censée être compensée par des transferts du gouvernement central aux gouvernements locaux (c'est encore le cas aujourd'hui : les gouvernements locaux reçoivent environ 50 % des recettes, mais sont responsables de plus de 80 % des dépenses, avant transferts). Il était en outre interdit aux gouvernements locaux de lever de nouveaux types d'impôts ou d'emprunter directement par eux-mêmes, afin d’interdire une générosité fiscale excessive au niveau local.

Ce système de 1994 a bien fonctionné pendant longtemps et nombre de ses principales caractéristiques structurelles sont encore en place aujourd'hui. Il a cependant été progressivement déréglé par divers chocs et changements dans l'environnement économique, ce qui a conduit à la crise actuelle.

Au fil du temps, l'écart entre les recettes et les dépenses s'est creusé, même en tenant compte des transferts centraux, car la responsabilité des nombreux programmes sociaux mis en place dans les années 2000 a échu aux provinces, chargée de la lutte contre la pauvreté rurale et les inégalités croissantes. Les provinces se sont rapidement retrouvées à court des ressources dont elles avaient besoin pour alimenter leur développement économique. Les dirigeants locaux ont été soumis à une forte pression pour stimuler la croissance du PIB, qui était devenue le principal critère d'évaluation de leurs performances. Le moyen le plus rapide pour eux d'y parvenir était de promouvoir les investissements dans les infrastructures ou le logement, qui ont un fort effet de stimulation sur de nombreux secteurs, à tous les niveaux de la chaîne de production. Toutefois, leur croissance économique restait bridée tant qu’ils dépendaient uniquement des transferts du centre, sans qu’ils puissent contourner cette contrainte du fait de leur incapacité à emprunter.

La solution à ce casse-tête est apparue tout naturellement : la terre était une ressource sur laquelle les gouvernements locaux avaient la main, et les recettes fiscales foncières leur revenaient depuis les nouvelles règles de partage des compétences (quand les nouvelles règles avaient été fixées, ces taxes n'étaient pas aussi importantes qu'elles le sont devenues par la suite). À mesure que l’économie se modernisait, la terre a gagné en valeur et la demande de terrain a explosé, aussi bien à des fins résidentielles ou commerciales que industrielles.

Avant les réformes économiques de 1978-1979, l'essentiel des recettes publiques provenait des bénéfices des entreprises d'État, ainsi que de diverses taxes.

Les administrations locales ont tiré parti de cette conjoncture favorable, par exemple en achetant à bas prix des terrains aux villages dans des banlieues suburbaines pour les transformer, les requalifier pour d'autres usages et les vendre, à un prix plus élevé, à des promoteurs immobiliers ou à des industriels. Cela impliquait néanmoins d’investir pour transformer les terrains avant de les revendre, dans le temps long. Les collectivités locales avaient besoin de financement, et c'est là que les LGFV entrent en jeu. Le mécanisme repose sur le principe suivant : les collectivités locales créent un LGFV et lui transfèrent les droits d'utilisation des terres. Le LGFV peut alors donner ces droits en garantie pour lever des fonds auprès des banques (et plus tard auprès d'autres types de prêteurs), contournant ainsi l'interdiction des emprunts directs par les collectivités locales. Les administrations locales peuvent alors investir les fonds qu'elles ont levés, et le mécanisme est lancé, les LGFV jouant le rôle de facilitateurs et d'accélérateurs.

Ce mécanisme s'est avéré prolifique sur le long terme : on estime qu'il y a aujourd'hui au moins 12 000 LGFV en activité et, comme nous l'avons vu plus haut, leurs dettes sont estimées à 60 Trillions de RMB. Ils ont fourni aux collectivités locales les fonds dont elles avaient besoin pour alimenter une croissance économique fondée sur l'investissement au cours des dernières décennies en Chine, le même mécanisme de base étant appliqué à toutes sortes de projets d'infrastructure, tels que les autoroutes, les chemins de fer, les aéroports, voire les hôpitaux, etc.

Les collectivités locales ont ainsi levé des fonds et maintenu leurs dettes hors budget, sans que cela n’échappe au radar du gouvernement central, qui en avait parfaitement connaissance mais n’a jamais essayé d’arrêter le processus. Elles ont même parfois encouragé l'utilisation des LGFV : le plan de relance massif de 2008-2009, par exemple, a été financé principalement par des prêts du système bancaire aux LGFV. Dans les années 90, au moment des discussions sur le "nouvel accord fiscal", les autorités centrales avaient accepté de fermer les yeux sur les emprunts semi-légaux des collectivités : ce "grand marchandage" leur permettait d’obtenir des collectivités locales qu’elles consentent à un partage des revenus et des dépenses, pourtant fortement déséquilibré en leur défaveur.

Les banques ont joué le jeu avec enthousiasme, car elles voyaient dans les prêts aux LGFV une occasion d'accroître leur bilan et leurs revenus en assumant ce qu'elles considéraient comme un risque quasi-souverain, beaucoup plus sûr à leurs yeux que l'activité risquée consistant à prêter, par exemple, à des entreprises privées que personne ne soutiendrait en cas de problème. Elles n'ont donc pas pris la peine d'analyser en profondeur si les actifs des LGFV auxquels elles avaient prêté produiraient suffisamment de flux de trésorerie pour rembourser les prêts, et se sont principalement appuyées sur le soutien des actionnaires. Le régulateur bancaire s'est périodiquement inquiété de la croissance incontrôlée de ces prêts et a introduit diverses mesures pour tenter de la freiner, mais à chaque nouvelle mesure, les banques répondaient par une nouvelle "innovation financière" pour la contourner et poursuivre le jeu (c'est l'un des moteurs de l'activité de "shadow-banking" très répandue en Chine).

Un crash au ralenti

Un enthousiasme aussi débridé ne pouvait que conduire à des excès. Les collectivités locales ont lancé de plus en plus de projets et sont devenues trop dépendantes des recettes et des taxes foncières. La part de ces revenus dans leurs recettes globales (incluant les autres taxes et les transferts fiscaux en provenance du centre) était proche de 40 % à son apogée en 2021. Lorsque le marché de l'immobilier s'est refroidi, ces recettes ont chuté (moins 30 % en 2022 par rapport à 2021, et la chute se poursuit, bien qu'à un rythme plus lent). Une partie du manque à gagner pour les collectivités locales a été compensée par une augmentation des transferts en provenance du gouvernement central, mais il ne s'agit évidemment que de glisser les problèmes sous le tapis : même avec l'augmentation des transferts, certaines provinces subissent une énorme pression financière.

Un enthousiasme aussi débridé ne pouvait que conduire à des excès. Les collectivités locales ont lancé de plus en plus de projets et sont devenues trop dépendantes des recettes et des taxes foncières.

La situation financière des LGFV s’est rapidement dégradée. De nombreuses administrations locales ne sont pas en mesure d'honorer par elles-mêmes leurs engagements financiers ou ceux des LGFV qu'elles contrôlent, et ne peuvent pas assurer le service de leurs dettes ou même continuer à fonctionner sans une forme quelconque de soutien de la part du gouvernement central. Bien qu'il n'y ait pas eu jusqu'à présent de cas officiel de défaut de paiement sur une obligation émise par un gouvernement local, les cas de restructuration de prêts par les LGFV sont en forte augmentation depuis 2023.

En mars 2024, le gouvernement a pris l'initiative inhabituelle d'ordonner publiquement à plusieurs provinces d'abandonner certains projets d'investissement de premier plan en raison de leur niveau d'endettement excessif. Le flux de trésorerie opérationnel global des LGFV est négatif, ce qui signifie que, dans l'ensemble, elles sont contraintes d’emprunter à seule fin de payer les intérêts de leur dette existante, ou de rembourser la partie de leur dette qui arrive à échéance (voir le chapitre IV 2023 du FMI).

Comment désamorcer une bombe à retardement

Les autorités chinoises n'ont pas attendu aujourd'hui pour identifier les dangers d'une croissance incontrôlée des engagements locaux et tenter d'y remédier : plusieurs tentatives ont été lancées au cours de la dernière décennie pour remettre les choses en ordre. La tâche s'est toutefois avérée jusqu'à présent presque impossible à réaliser.

La principale difficulté vient du fait que l'ampleur exacte de ces dettes s'est avérée très difficile à évaluer, en raison d'un manque de transparence au niveau local et du nombre considérable d'entités émettrices de dettes : Certains des 12 000 LGFV, sont enfouis dans les couches inférieures de la bureaucratie locale. L'existence des LGFV n'était pas un secret en soi, mais il a fallu deux enquêtes nationales menées par le National Audit Office en 2011 et 2013 pour que l'ampleur de l'explosion des dettes non déclarées des collectivités locales, issues du boom des investissements financés par les banques en 2008-2009, devienne évidente. La question des "dettes cachées" a fait son apparition sur le devant de la scène lors de la troisième assemblée plénière du 19e congrès du Parti Communiste en 2013, qui a appelé à une refonte complète du système fiscal. Une loi budgétaire rectificative a été introduite en 2014 et les provinces ont été autorisées pour la première fois à emprunter directement, en émettant des obligations (soumises à des quotas stricts). Cette mesure était censée résoudre le problème de la dette cachée, étant donné que la nouvelle dette émise par les provinces devait être utilisée en priorité pour refinancer une partie de leur dette LGFV. Depuis lors, plusieurs plans d'"échange de dettes" similaires se sont succédé, mais aucun d'entre eux n'a été couronné de succès. En 2019, par exemple, le ministre des Finances de l'époque, Liu Kun, a déclaré : "La Chine prend très au sérieux les dettes cachées. Je dois admettre que certains gouvernements locaux empruntent encore par le biais de plateformes de financement, ce qui est illégal car cela dépasse leur limite statutaire [d'emprunt]. [...] Nous prenons des mesures strictes et nous ne permettrons pas que de tels cas se reproduisent". De toute évidence, ces objectifs n'ont pas été atteints : comme nous l'avons vu plus haut, la dette des LGFV a continué d'augmenter, passant de 13 % du PIB en 2014 à 48 % en 2023.

Aucune d’issue évidente

En théorie, le gouvernement pourrait résoudre le problème d'un seul coup, en déclarant que la dette des collectivités locales est bien une dette souveraine, et que le gouvernement central les soutiendra. Cela augmenterait immédiatement le ratio officiel dette/PIB de la Chine, sans que cela ne soit un drame car le niveau d’endettement révisé resterait encore maîtrisable. Le gouvernement chinois a cependant déclaré à plusieurs reprises qu'il ne le ferait pas, et il y a de bonnes raisons à cela.

Tout d'abord, cela ne résoudrait pas le principal problème sous-jacent, à savoir que le système fiscal doit fournir aux entités gouvernementales, centrales ou locales, un moyen durable de se financer et de financer leurs projets. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. La question de l'aléa moral se pose également : les administrations locales, si elles sont renflouées une fois, pourraient se laisser aller à des dépenses excessives, dans l'espoir d'être sauvées à nouveau.

En théorie, le gouvernement pourrait résoudre le problème d'un seul coup, en déclarant que la dette des collectivités locales est bien une dette souveraine, et que le gouvernement central les soutiendra.

Les dirigeants chinois sont également très désireux de donner l’image, aussi bien sur le plan domestique qu’à l’étranger, d'une Chine financièrement et fiscalement responsable, contrairement aux États-Unis en particulier, dont ils dénoncent la tendance à profiter de manière indue des avantages offerts par leur monnaie dominante pour emprunter et dépenser sans s’inquiéter de garder leur dette à un niveau soutenable. Ils aiment également souligner l’amélioration régulière de la note souveraine du pays (désormais comparable à celle du Japon et supérieure à celle de certains pays européens). Pour que ce discours reste crédible, il faut que le bilan du gouvernement reste aussi équilibré que possible - même si l’argument est en réalité quelque peu fallacieux dès lors que la question de la dette du gouvernement local est bien connue des investisseurs professionnels et des agences de notation (et se reflète déjà dans leurs décisions de notation).

Le gouvernement doit traiter cette question avec beaucoup de prudence : s'il va trop vite et laisse un trop grand nombre de LGFV faire défaut, il prend le risque de déclencher une crise de confiance majeure et d'aggraver les difficultés économiques actuelles. D'un autre côté, ne rien faire n'est pas une option, car les problèmes ne feront que s'aggraver et pourraient devenir ingérables. Il n'y a pas encore de plan d'action détaillé et complet sur la table, bien que la troisième Assemblée plénière du 20e congrès du Parti, qui s'est tenue en juillet, ait annoncé l'arrivée d'un tel plan.

Le gouvernement a néanmoins déjà pris un certain nombre de mesures au cours des dernières années pour atténuer les problèmes. La plus visible est le refinancement des dettes de LGFV par des obligations provinciales, comme mentionné ci-dessus. Ce refinancement ramène des engagements précédemment hors bilan vers le bilan, et réduit également leur coût pour l'émetteur (les obligations sont considérées comme plus sûres que les prêts LGFV par les investisseurs, puisque leur qualité souveraine n’est plus en doute). Cela équivaut à un renflouement partiel de la dette du gouvernement local et ne sera pas une solution acceptable pour l'ensemble de la dette concernée, pour les raisons indiquées ci-dessus. Les gouvernements locaux ont émis plus de 40 trillions de RMB d'obligations depuis qu'ils ont été autorisés à le faire en 2014. Il s'agit sans aucun doute d'un montant très important, mais il reste encorex 60 trillions de RMB de dettes des LGFV sous forme de prêts (sans compter la dette pas encore recensée ainsi que celle qui continue d'être créée, en dépit des instructions du gouvernement...).

Une alternative est bien sûr de restructurer les prêts contractés par les LGFV. Ils sont aujourd'hui très répandus, avec une accélération depuis 2022. Un cas récent, très médiatisé, en offre un bon exemple : "un véhicule de financement du gouvernement local (LGFV) en difficulté dans le Guizhou, l'une des provinces chinoises les plus endettées, a obtenu l'approbation des banques pour retarder le remboursement de 15,6 milliards de yuans (2,3 milliards de dollars) de prêts en modifiant uniformément leur durée à 20 ans", titre ainsi le média économique Caixin Global. Les restructurations permettent d'éviter un défaut de paiement formel, elles constituent l'outil le plus courant pour étaler la reconnaissance des pertes dans le temps et elles entretiennent l'idée que les prêts seront remboursés un jour, même si ce jour est lointain. Cela permet aux banques prêteuses d'éviter de déclarer ces prêts comme non performants, ce qui les obligerait à passer des provisions.

Une alternative est bien sûr de restructurer les prêts contractés par les LGFV. Ils sont aujourd'hui très répandus, avec une accélération depuis 2022.

Le gouvernement a également indiqué qu'il n'était pas nécessaire d'éradiquer tous les LGFV et que certains pouvaient continuer à fonctionner dans la durée, à condition de se transformer en entités commerciales viables. Dans la plupart des cas, cela ressemble à un vœu pieux : si les projets que les LGFV ont contribué à financer étaient financièrement viables, il n’y aurait pas de  problème de’endettement des LGFV

 Les fonctionnaires parlent également d'attirer des investisseurs privés dans le cadre de partenariats public-privé, mais cela semble également difficile car de nombreux actifs détenus par les LGFV ne sont pas commercialement viables (voir ici pour des exemples concrets).

Les administrations locales sont également invitées à exploiter d'autres ressources patrimoniales dont elles disposent, telles que les entreprises publiques qui relèvent de leur juridiction. Les entreprises d'État les plus importantes et les plus rentables ont tendance à être gérées au niveau central, mais il en existe néanmoins au niveau local de nombreuses qui sont viables. Les entreprises publiques locales peuvent aider les administrations locales d'au moins trois manières différentes : elles pourraient tout d’abord être invitées à augmenter leurs dividendes, mais étant donné que le total des dividendes versés par les entreprises d'État s'élevait à 500 milliards de RMB en 2022 (y compris les entreprises centrales) avec un ratio de distribution des dividendes déjà proche de 30 %, cette mesure, quoique utile, ne permettrait pas de résorber de manière notable une montagne de dettes de 70 000 milliards d'euros… Les gouvernements locaux pourraient également vendre leurs participations dans certaines entreprises d'État afin de lever des fonds et de rembourser leur dette. Cela s'est déjà produit dans le passé, avec par exemple le Guizhou qui a vendu en 2019 une petite partie de sa très précieuse participation majoritaire dans la célèbre entreprise Moutai. Cela pourrait se produire ailleurs, mais il reste à voir si les autorités locales accepteront de se séparer de certains de leurs actifs les plus rentables, et si des acheteurs politiquement acceptables pour ces actifs pourront être trouvés en grand nombre. La troisième possibilité, peut-être plus prometteuse (du point de vue des collectivités), consiste à faire participer leurs entreprises d'État à la restructuration des LGFV en difficulté. Cela est similaire à ce qui se fait déjà sur le marché de l'immobilier, où les entreprises publiques et d'autres entités locales ont été appelées à reprendre des projets que les promoteurs privés n'étaient plus en mesure de mener à bien.

Le gouvernement prend également des mesures préventives pour protéger le secteur bancaire. Il est bien conscient du fait que de nombreuses banques régionales de petite ou moyenne taille pourraient ne pas être assez solides pour résister à l'impact des crises combinées de l'immobilier et des collectivités locales. Après avoir été surpris par la faillite de quatre banques en 2019 et 2020, les régulateurs sont désormais mieux préparés aux urgences bancaires. Ils ont lancé un plan de réforme des banques rurales du pays, qui constituent le maillon faible du système bancaire et représentent 14% du total des actifs bancaires. D'ores et déjà, 36 petites banques du Liaoning ont reçu l'ordre d'être absorbées par une plus grande en juin 2024, et deux autres banques ont été fermées (voir ici).

Tout cela n'est ni facile ni indolore, et la faiblesse persistante du marché immobilier n'arrange rien. Mais ce qui a été fait jusqu'à présent vise davantage à éviter une explosion et à répartir les dommages entre les différentes catégories de parties prenantes qu'à résoudre les problèmes structurels fondamentaux. Il reste à s’atteler à des tâches autrement plus redoutables.

Une question évidente concerne les relations intergouvernementales : dans un pays de la taille et de la diversité de la Chine, un ensemble efficace de règles et d'incitations régissant le partage des responsabilités fiscales entre les différents niveaux de gouvernement est essentiel au développement économique. Le système mis en place en 1994 a été très efficace pendant longtemps, mais il est aujourd'hui défaillant, ce qui entraîne une accumulation non-soutenable de dettes au niveau local, et conduit les gouvernements locaux à des efforts considérables pour trouver les ressources nécessaires au financement de la frénésie d'investissement non-soutenable. La crise immobilière a mis à nu les problèmes et les a aggravés, mais la situation des administrations locales avait commencé à se détériorer dès le moment où elles ont été chargées de financer le plan de relance en 2008-2009.

Il sera toutefois extrêmement difficile de réformer le système fiscal actuel. Les questions techniques sont difficiles, car l'économie est aujourd'hui beaucoup plus complexe et sophistiquée qu'en 1994, et il y a des risques : les mécanismes fiscaux peuvent fonctionner de manière très imprévisible, avec des conséquences inattendues. Mais la principale difficulté est d'ordre politique : la question de la répartition des recettes et des dépenses est au cœur des intérêts politiques et financiers de nombreuses et puissantes bureaucraties, tant au niveau national que local. Il a fallu des années de négociations et un "grand marchandage" pour régler la question en 1994, et les discussions entamées en 2013 n'ont encore abouti à rien. Il est peu probable que les choses soient plus faciles cette fois-ci.

En outre, le gouvernement central n'est pas seulement confronté à un problème de répartition des recettes entre les gouvernements locaux et lui-même, mais aussi à un problème d'insuffisance globale des recettes : les collectivités locales sont plus en difficulté que le gouvernement central, mais cela relève de la manière dont les règles ont été conçues. Les collectivités sont plus durement touchées en raison de la nature des recettes qui leur sont affectées. Le rééquilibrage entre les collectivités locales et l’État central serait beaucoup plus facile si les recettes globales étaient suffisantes pour couvrir les dépenses, mais ce n'est pas le cas. Au contraire, le déficit global du budget de l'État a été maintenu en dessous de 2 % avant 2010, mais il a régulièrement augmenté depuis lors et se situe maintenant aux alentours de 8 à 9 % par an (voir le graphique ci-dessous - les chiffres proviennent du FMI et prennent en compte tous les budgets des différents gouvernements). Des ajustements fondamentaux du niveau des dépenses seront nécessaires pour maîtriser les déficits. La tâche ne sera pas aisée.

Il sera toutefois extrêmement difficile de réformer le système fiscal actuel. Les questions techniques sont difficiles, car l'économie est aujourd'hui beaucoup plus complexe et sophistiquée qu'en 1994, et il y a des risques.

General Government Net Lending/Borrowing (Percent of GDP)

General Government Net Lending/Borrowing (Percent of GDP)

Avec un marché immobilier toujours déprimé et la détresse financière endémique des LGFV, la Chine est confrontée à une combinaison complexe de crises. Les deux crises sont bien sûr liées, et les principes utilisés pour les gérer sont similaires : éviter d’avoir à organiser un sauvetage à grande échelle, encourager les restructurations locales chaque fois que possible, et laisser les banques et les autres intermédiaires financiers assumer la part des coûts qu'ils peuvent se permettre sans risquer une crise financière systémique. Les autorités disposent de suffisamment de ressources et de marge de manœuvre pour réussir à étaler les coûts de ces crises dans le temps et éviter un effondrement cataclysmique dans l’immédiat.

Il est impossible à l'heure actuelle de quantifier ces coûts. Nous pouvons estimer (non sans difficulté !) combien a été investi, mais il y a des actifs en face de ces passifs et leur valeur est presque impossible à évaluer. De nombreux actifs construits pendant les années de prospérité, tels que des immeubles d'habitation vides ou inachevés dans lesquels personne n'emménagera jamais, ont manifestement perdu toute valeur. Mais quelle est la valeur d'une autoroute, sous-utilisée aujourd'hui, mais qui a le mérite de relier une région isolée au reste du pays ?

Le risque d'une véritable crise bancaire systémique semble faible à court terme : comme la plupart des dettes en Chine, les dettes de collectivités locales (prêts et obligations) sont presque exclusivement libellées en monnaie locale et détenues par des banques nationales, contrôlées par le gouvernement. Les autorités peuvent encourager les banques et les institutions financières à restructurer et à rééchelonner leurs prêts aux collectivités locales et aux LGFV, tout en révisant les règles qui obligent à la constitution de provisions. Mais les coûts sont là, et il faudra les absorber. Ils constitueront un frein supplémentaire à la croissance économique, à un moment où elle ralentit déjà, et s'ajouteront aux contraintes financières que la Chine ressentira de plus en plus.

Copyright image : Dale DE LA REY / AFP

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