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28/05/2025
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CETA : bilan d’un accord commercial

CETA : bilan d’un accord commercial
 Jean-Luc Demarty
Auteur
Ancien Directeur Général du Commerce Extérieur (2011-2019) et de l’Agriculture (2005-2010) à la Commission Européenne.

Un an après que l’ancien Premier ministre, Justin Trudeau, avait dénoncé le "Canada bashing", suite au rejet du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) par le Sénat français, le 21 mars 2024, Mark Carney, son successeur, s’est rendu à Paris et à Londres, en quête d’alliés dans le nouvel environnement que dessinent les décisions de la Maison-Blanche. Comment comprendre la contestation dont le CETA a fait l’objet et en quoi répond-il aux intérêts de l’UE et de la France ? Jean-Luc Demarty analyse comment les difficultés juridiques, les signaux politiques et les enjeux économiques se tressent dans ce sujet complexe. 

Quel était l’objectif initial du CETA et sur quoi porte-t-il ? Dans quel contexte s'inscrivait-il ?

Le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) est un accord commercial global signé en 2016, partiellement entré en vigueur en 2017, qui vise à réduire les barrières tarifaires et non-tarifaires et qui concerne de multiples secteurs (biens, services, investissement des entreprises). Les négociations s’inscrivent dans le contexte du repositionnement de l’Union européenne en matière d’accords commerciaux, après l’échec des négociations de Doha Round (dernier grand round commercial négocié au sein de l’OMC) en 2008, qui a conduit l’UE à privilégier les négociations bilatérales plutôt que multilatérales : l’UE a donc développé un réseau d’accords de libre-échange avec les pays développés ainsi qu’avec les grands émergents. Auparavant, l’UE avait peu d’accords de libre-échange à proprement parler (on peut citer celui avec le Mexique, signé en 1997, ou avec le Chili, signé en 2002) sauf dans le cadre de la période de pré-accession de nouveaux candidats.

L’accord avec le Canada est le premier qui a permis à l’UE d’exercer sa nouvelle compétence en matière d'investissement : c’est à partir du Traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, que l'investissement direct étranger, jusqu’alors compétence nationale, relève de la politique commerciale exclusive de l'Union européenne.

Le CETA est un accord ambitieux, qui couvre les biens, les services, la propriété intellectuelle, la protection des investissements ou encore les marchés publics. Il couvre aussi, conformément à tout accord européen depuis 2009, le développement durable.

La décision de s’engager avec le Canada résulte de la conviction, qui est presque une lapalissade, que le commerce génère de l’activité, de l’emploi et des gains de productivité bénéfiques à tous les partenaires. Il était logique de se tourner vers le Canada, celui des pays non-européens dont le système politique et social est le plus proche du nôtre

Il était logique de se tourner vers le Canada, celui des pays non-européens dont le système politique et social est le plus proche du nôtre.

Notons également que les échanges commerciaux sont propices à l’influence normative. L’UE, par ses accords, projette ses propres règles et dessine une ordre international conforme à ses valeurs et à ses intérêts.

Quel est le régime juridique de l'application provisoire ? Que changerait l'application définitive et complète de l’accord commercial avec le Canada et est-elle envisageable ?

Depuis le Traité de Rome, les accords commerciaux relèvent de la compétence exclusive de l’Union européenne. Toutefois, les États membres prétendaient systématiquement qu’ils étaient mixtes, ce qui nécessitait la ratification par les Parlements Nationaux - en plus de la ratification à la majorité qualifiée du Conseil de l’UE et de la majorité simple du Parlement Européen.

Néanmoins, une disposition autorise l’UE à appliquer provisoirement les parties des accords qui relèvent de la compétence exclusive de l’UE, en laissant de côté les parties ressortissant des compétences mixtes. Une telle application provisoire était nécessaire : on imagine la frustration de partenaires contraints d’attendre des années avant l’entrée en vigueur d’un traité dont les négociations ont pourtant abouti. La ratification de tous les États membres demeure nécessaire pour rendre l’application définitive.

Un avis de la Cour de Justice de l’UE de mai 2017 a radicalement changé la situation, à partir de l’accord de libre-échange conclu avec Singapour. Cet avis a abouti à considérer que tous les accords commerciaux étaient de compétence exclusive même s’ils contenaient des dispositions mixtes ( environnement, social, transport), à l’exception de l'Investor-State Dispute Settlement (ISDS).

Que l’application du CETA soit provisoire ou définitive ne change pas grand-chose, sauf en ce qui relève de protection de l'investissement, et notamment de l’ISDS, qui a concentré les critiques et sur lequel nous reviendrons.

C’est donc une architecture en deux parties qui prévaut pour tous les accords : les accords commerciaux classiques de compétence exclusive et les accords de protection de l’investissement.

À partir de 2017, c’est donc une architecture en deux parties qui prévaut pour tous les accords : les accords commerciaux classiques de compétence exclusive et les accords de protection de l’investissement, qui sont mixtes s’ils contiennent de l’ISDS. Notons que ces derniers sont également de compétence exclusive s’ils ne comprennent pas d’ISDS comme l’accord avec la Nouvelle-Zélande de 2024.

On a accusé le CETA de n’avoir fait croître les échanges qu’en valeur, pas en volume (l'accroissement des échanges ne serait alors dû qu’à l’inflation) : comment évaluer ses effets ? Quel bilan peut-on faire du traité commercial ?

Au contraire, huit ans plus tard, le bilan est excellent, les échanges se sont développés de l’ordre de 50 % de part et d’autre, avec un important excédent européen sur les biens qui est passé de 14 à 21 milliards d’euros et a atteint 4 milliards d’euros sur les services. L’UE importe en particulier des produits agricoles et des minéraux, le Canada des automobiles et composants automobiles (pièces détachées, machines). Si l’on resserre la focale sur la France, la balance globale est excédentaire, y compris sur les produits agricoles, où s’étaient pourtant concentrées les levées de bouclier : l’excédent agroalimentaire a triplé passant de 200 millions d’euros à 600 millions d’euros, en profitant particulièrement aux vins et spiritueux (+27 %) et aux produits laitiers (+71 %) ; quant à la viande bovine et porcine, on n’a pas observé la bérézina annoncée, les importations canadiennes étant quasi inexistantes.

L’accord contingente les produits les plus sensibles (viande bovine pour les Européens, volailles et produits laitiers pour les Canadiens) et interdit l’exportation de produits comportant des substances interdites dans l’UE : le boeuf et la porc canadien, dès lors qu’il n’est pas produit à l’aide d’hormones de croissance, n’est plus compétitif en Europe.

Certes, certains vilipendeurs des accords commerciaux arguent de l’environnement. Mais, sauf à promouvoir la décroissance, le bilan carbone du Canada n’est pas plus mauvais qu’un autre (quoique le pays produise du pétrole et du gaz de schiste, dont d’ailleurs notre économie a encore besoin tant qu’elle n’a pas atteint l’objectif de zéro émission nette, prévu d’ici 2050). La part de l’UE dans les émissions mondiales de carbone n’est que de 6 %

La pire des choses qui puisse arriver à l’avenir de la transition énergétique serait une flambée des prix du pétrole et du gaz, qui occasionnerait un énorme prélèvement sur le PIB des pays européens importateurs d’énergie et donc compromettrait fortement leur capacité à trouver les dizaines de milliards requis par les investissements dans l’économie durable.

Il convient aussi de rappeler que la pire des choses qui puisse arriver à l’avenir de la transition énergétique serait une flambée des prix du pétrole et du gaz, qui occasionnerait un énorme prélèvement sur le PIB des pays européens importateurs d’énergie et donc compromettrait fortement leur capacité à trouver les dizaines de milliards requis par les investissements dans l’économie durable. L’équilibre doit être trouvé entre un prix trop bas, qui désincite aux efforts, et un prix trop élevé, qui nuit à la capacité d'investissement dans des infrastructures d’énergie durable. Le risque est de tomber dans l’idéologie simpliste et l’économie vaudou … 

Quelles sont les principales critiques à l’encontre du Traité ? Y a-t-il un conflit entre filière agricole et filière industrielle ?

On retrouve les habituels poncifs en la matière mais, sur le CETA, la critique des opposants a plus spécifiquement consisté à faire du CETA le cheval de Troie des États-Unis. En effet, au moment de la conclusion du CETA, les négociations menées par l’UE en vue d’un traité de libre-échange avec les États-Unis (le "Transatlantic Trade and Investment Partnership", TTIP) étaient sur le point d’échouer. Il a été définitivement abandonné fin 2016, et c’est une bonne chose, je le dis en toute connaissance de cause, moi qui l’avais à l’époque beaucoup poussé.

L’échec de l’accord avec les États-Unis s’explique pour deux raisons : d’une part, le système politique américain ne permet pas de conclure des accords équilibrés puisque l’exécutif fédéral américain, qui est notre interlocuteur lors des négociation, a une compétence seulement déléguée par le Congrès en matière de traité commercial ; les États fédérés ont quant à eux la main sur les marchés publics et les services. Dès lors, toutes les tentatives de compromis, allant dans le sens de la réduction des ambitions en matière agricole contre la diminution des attentes sur l’industrie et les marchés publics, étaient condamnées à rester lettre morte. Les Européens en étaient conscients.

D’autre part, l’un des projets phare du TTIP était d’établir des normes communes, afin d'empêcher que la Chine ne mène le jeu : la mise en œuvre de règles de reconnaissance mutuelle, par exemple concernant l’industrie automobile, devait influencer les standards mondiaux. Or, les États-Unis ne comptaient en aucun cas mutualiser leurs forces avec les Européens mais uniquement obtenir que les Européens reconnaissent leurs propres normes américaines. Un accord global est donc impossible avec les États-Unis, même indépendamment de l’administration Trump, pour des raisons quasi structurelles. Le traité avec le Canada, quant à lui, n’était en rien comparable avec le TTIP. Quant au risque d’un contournement par les produits américains des droits de douanes via le Canada, il est rendu impossible par les clauses d’origine (un produit exporté de manière préférentielle doit être originaire du pays signataire de l’échange). 

Les États-Unis ne comptaient en aucun cas mutualiser leurs forces avec les Européens mais uniquement obtenir que les Européens reconnaissent leurs propres normes américaines.

Aujourd’hui, les mesures douanières voulues par Donald Trump vont sans doute renforcer la coopération entre l’UE et le Canada : le Canada, très vulnérable (76 % de ses exportations sont à destination des États-Unis), a besoin de nouveaux partenaires.

Qu'est-ce que le mécanisme d'arbitrage "entreprise-État", ou Investor-State Dispute Settlement (ISDS), rebaptisé "Système de cour des investissements" ?

L’ISDS est un système inventé il y a une quarantaine d’années en Allemagne, qui vise à résoudre les différends susceptibles de survenir entre une entreprise étrangère et l’État où elle s’est installée, en évitant les risques de "politisation" ou de biais. C’est le Traité de Lisbonne de 2009 qui donne compétence à l’UE sur la protection des investissements ; le Canada est le premier pays avec lequel elle s’est appliquée. Les Européens s’étaient en effet aguerris sur le sujet après l’échec du TTIP.

Un tel système était inédit au niveau européen : les États-membres avaient bien des traités bilatéraux avec des clauses de protection de l'investissement de type ISDS, mais ils étaient souvent archaïques et inefficaces.

Un nouveau système de protection des investissements, à l’échelle européenne, était nécessaire. Le mécanisme mis en place est très exigeant sur l'indépendance des arbitres : panel d'arbitrage permanent, système d’appel, protection du droit à réglementer des États sont autant de dispositions qui ne figurent pas dans les traités bilatéraux. Le mécanisme développé par l’UE inspire d’ailleurs les travaux de l’ONU qui voudrait les généraliser à travers l’United Nations Commission on International Trade Law (UNCITRAL) et développer un standard mondial en matière d’ISDS. Un tel accord international promouvant un standard global serait très profitable à la communauté internationale. 

En quoi ce mécanisme est-il inédit ? Pourquoi ne pas en passer par les systèmes judiciaires habituels et pourquoi est-il tant critiqué ?

Prenons un exemple : après que Berlin a décidé la sortie du nucléaire en 2011, le groupe suédois Vattenfall a réclamé devant le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, qui est la Cour d'arbitrage de la Banque mondiale) une indemnisation pour l'arrêt prématuré de ses centrales nucléaires. C’est finalement un accord à l’amiable qui a été conclu. Il n’en demeure pas moins qu’il faut protéger les investisseurs contre le risque d’expropriation, qui existe dans certains pays, tout en garantissant le droit des États à réglementer en vue de la protection légitime des leurs intérêts publics

Les mécanismes d’ISDS permettent de supprimer le risque qu’une réglementation légitime, qui affecterait la profitabilité d’un investissement, soit captée par une procédure ISDS.

Jamais l’ISDS n’a conduit à faire perdre un État désireux de réglementer pour l’intérêt public (lutte contre le tabagisme etc.) ! Au contraire, les mécanismes d’ISDS permettent de supprimer le risque qu’une réglementation légitime, qui affecterait la profitabilité d’un investissement, soit captée par une procédure ISDS.

L’équité et l’efficacité du système sont assurées par l’existence d’une cour d’appel et par la surveillance de l’indépendance des arbitres. Les catastrophes annoncées n’ont jamais eu lieu et le système s’est enrichi de nouvelles garanties au fur et à mesure des critiques à son encontre.

Aujourd’hui, le seul risque lié à l’ISDS serait que la France, au prétexte de cette disposition, non seulement ne ratifie pas l'accord commercial Union européenne-Canada (ainsi que l’ont voté 82 % des sénateurs le 21 mars 2024) mais notifie officiellement la Commission de son incapacité définitive à ratifier le CETA. Juridiquement parlant, l’application provisoire disparaîtrait (à moins que ne prévale l’interprétation selon laquelle il reviendrait au Conseil de le décider en dernier ressort). Ce serait jouer contre l’intérêt de l’UE et donner un coup d’épée dans l’eau, car il suffirait de renégocier le CETA en sortant l’ISDS, au risque que le Canada ne tire l’accord à son avantage...

Propos recueillis par Hortense Miginiac
Copyright image : Ludovic MARIN / AFP
Emmanuel Macron et le Premier ministre du Canada, Mark Carney, à l’Élysée, le 17 mars 2025

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