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27/11/2024

Biodiversité : à Cali, les déceptions d’une politique des petits pas

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Biodiversité : à Cali, les déceptions d’une politique des petits pas
 Yasmina Tadlaoui
Auteur
Experte Résidente - Biodiversité

La 16e conférence de la Convention des Nations unies sur la diversité biologique (COP16 Biodiversité) s’est tenue à Cali, en Colombie, du 21 octobre au 1er novembre. Sous la présidence de la ministre de l’Environnement colombienne Susana Muhamad, elle avait pour objectif de mettre fin à la destruction du vivant et d'établir la feuille de route concrète des accords de Kunming-Montréal signés en 2022, qui fixaient 23 objectifs à réaliser d’ici 2030, dont celui, phare, de placer 30 % des terres et des mers dans des aires protégées. En l’absence des États-Unis, non signataires, et dans un contexte de remise en cause du multilatéralisme, quel bilan et quelles perspectives tracer ? Financement, indicateurs, préservation du patrimoine génétique : Yasmina Tadlaoui, autrice du rapport Biodiversité et économie, les inséparables, s’alarme d’une politique des petits pas.

Pourquoi distinguer la COP Biodiversité et la COP Climat ? En quoi sont-elles complémentaires ?

La biodiversité et le climat sont intriqués, et il serait cohérent de n’avoir qu’une seule COP. Néanmoins, à l’heure où la biodiversité occupe encore une place marginale dans les esprits et constitue l’angle mort de l’agenda mondial, lui consacrer une conférence spécifique permet de flécher certains financements et de les dédier exclusivement à la préservation de la diversité du vivant. Il faut espérer un jour où, une fois la question du financement de la biodiversité résolue - c’est-à-dire une fois que les 200 milliards de dollars qui manquent chaque année pour atteindre les objectifs de l’accord Kunming-Montréal auront été abondés - et une fois tracée une vraie trajectoire de sortie du carbone et des énergies fossiles, il sera possible de penser ensemble ces enjeux, qui sont en réalité les deux faces d’une même médaille.

Pour l’heure néanmoins, il faut se contenter de la solution d’une double COP, assez cohérente avec la fâcheuse tendance qu’ont les acteurs et décideurs à penser en silos. Le risque est alors que des solutions en faveur du climat continuent d’être contre-productives (le développement de monocultures afin de stocker du carbone ou de produire des biocarburants qui conduisent à la destruction d’écosystèmes riches et à la déforestation par exemple).

Il est vrai aussi que la biodiversité pâtit aussi du manque d’indicateurs quantitatifs précis qui donneraient la mesure de l’ampleur de la crise. Alors que les enjeux climatiques offrent à l’opinion publique et aux décideurs les chiffres précis et alarmants des émissions de gaz à effet de serre, les experts de la biodiversité sont contraints de réfléchir à partir d’estimations : comment évaluer la perte de la biodiversité alors que l’inventaire exhaustif des espèces existantes n’a pas été dressé et que l’on se fonde souvent sur le nombre approximatifs des seuls vertébrés pour mesurer la disparition accélérée du patrimoine génétique ? Ainsi les détracteurs de la biodiversité la considèrent comme un flux, avec des entrants et des sortants (de nouvelles espèces sont découvertes, d’autres disparaissent, comme si la nature s’équilibrait).

Les experts de la biodiversité sont contraints de réfléchir à partir d’estimations : comment évaluer la perte de la biodiversité alors que l’inventaire exhaustif des espèces existantes n’a pas été dressé.

Cette absence d’indicateurs, limite consubstantielle à la réalité de la biodiversité, va de pair avec une vision réductrice qui oppose trop souvent la préservation de la biodiversité à la lutte contre le changement du climat, selon un débat simpliste qui voudrait que la sauvegarde de la crécerelle [sorte de petit rapace] nuise à la construction de parcs d’éoliennes. Pourtant, plus de la moitié du PIB mondial dépend directement de la biodiversité et, selon la Banque de France, 80 % des emplois reposent sur elle. On estime aussi que 42 % des titres en valeur en dépendent directement, et 100 % indirectement.

Quels étaient les enjeux prioritaires de cette COP et quel bilan tirer de cette rencontre ? Beaucoup ont conclu à un échec de la COP de Cali : dans quelle mesure souscrire à ce jugement et quelles sont les réalisations notables, notamment dans le champ des ressources génétiques et des peuples autochtones ?

Trois objectifs étaient avancés : le financement ; l’élaboration d'indicateurs de suivi des engagements du cadre de Kunming Montréal qui soient reconnus au niveau international ; le partage des ressources génétiques. Les deux premiers, qui étaient les principaux, n’ont pas abouti.

Alors que 200 milliards de dollars manquent tous les ans à l’appel pour répondre aux objectifs de l’accord de Kunming-Montréal, la COP16 s’est conclue sur un échec du plan du financement, qui s’explique par une divergence entre pays du Sud et pays du Nord que les parties se sont pas parvenues à surmonter. Les pays du Nord, assimilant tout nouvel outil de financement de la biodiversité à un nouveau type d’aide au développement, se refusaient à satisfaire la revendication des pays du Sud. Ces derniers voulaient disposer de financements fléchés valorisant la biodiversité comme la juste rétribution d’un service rendu (la préservation d’écosystème ayant un impact non seulement local mais global). Quant à la réorientation des dépenses néfastes à la biodiversité, qui constituent un levier de financement important, ce sujet n'a que très peu été évoqué en plénières.

Le sujet des indicateurs de suivi des trajectoires biodiversité a aussi occupé une grande partie des discussions sans que les négociateurs ne parviennent à une conclusion satisfaisante. Or, il s’agit d’une question cruciale : l’absence d’indicateurs unifiés et internationalement reconnus de suivi des objectifs de Kunming-Montréal témoigne de l’incertitude qui plane sur les définitions, donc sur les attendus et sur les trajectoires à suivre. Pourtant, les États ont besoin de ces indicateurs pour constituer leur feuille de route afin d’atteindre les objectifs de Kunming Montréal. À la fin de la COP16, seuls 44 avaient actualisé leurs plans d'actions nationaux.

En revanche, la question du partage des ressources génétiques et de la préservation des ressources indispensables aux laboratoires pharmaceutiques - sachant que, ces trente dernières années, plus de 80 % des anticancéreux mis sur le marché étaient issus de plantes médicinales ou inspirés de leurs propriétés - a avancé. La demande d’un partage plus juste des bénéfices liés à l’utilisation des ressources génétiques était ancienne. La pervenche rose de Madagascar (catharanthus roseus) est par exemple utilisée par l’industrie pharmaceutique dans l’élaboration des traitements chimiothérapeuthiques : il semble juste que l’île, dont l’IDH est au 161e rang mondial sur 189, soit rétribuée pour les services rendus par cette ressource endémique.

L'absence d’indicateurs unifiés et internationalement reconnus de suivi des objectifs de Kunming-Montréal témoigne de l’incertitude qui plane sur les définitions, donc sur les attendus et sur les trajectoires à suivre.

Désormais, un fonds séparé, administré par les Nations Unies, recevra un pourcentage du chiffre d'affaires des industries en rétribution de l'utilisation de séquence génétique. Une partie sera reversée aux peuples autochtones (5 % de la population mondiale), qui vivent dans des écosystèmes occupant ¼ de la surface de la planète mais où se trouvent 80 % de la biodiversité mondiale. Il semblait inconcevable qu’ils n’aient pas voix au chapitre et Cali, comme s’y était engagé le pays hôte, a constitué une étape importante de leur reconnaissance. On peut saluer ce troisième point, et se rappeler que, la COP étant un accord international devant réunir l’approbation de toutes les parties, le rôle des États est singulièrement empêché. Mais la politique des petits pas constatée à Cali est très largement en-deçà de l’urgence. L’action concrète d’entreprises, de la société civile, d’associations, ou les plaidoyers vibrants de Susana Muhamad, présidente de la COP16, envoient heureusement le signe d’une énergie et d’une capacité d’action réelles, là où les États ne sont pas toujours à la hauteur.

Quelle place a été faite aux entreprises et quelle part peuvent-elles jouer pour atteindre les objectifs des accords de Kunming-Montréal ?

Les entreprises ont un rôle central à jouer dans la protection de la biodiversité, leur survie en dépend et elles sont beaucoup à en être conscientes : elles sont nombreuses à avoir été représentées à Cali, et même l’activité intense des lobbying était le signal que l’importance du sujet est reconnue.

L'enjeu serait d’avoir des normes adossées aux objectifs de l'accord cadre de Kunming Montréal et à des indicateurs de suivi des trajectoires nationales qui en résultent afin de ne pas favoriser des distorsions de concurrence au détriment des entreprises européennes et au profit (temporaire et partiel) des entreprises américaines, dans le contexte de l’élection de Donald Trump. Mais il en va de l'intérêt même des entreprises de faire face aux risques liés à la perte de biodiversité, qui sont principalement de deux sortes - sans même parler des risques physiques et juridiques :

  • le retard par rapport aux entreprises innovantes qui ont pris la mesure de l’enjeu majeur représenté par la biodiversité ;
  • la gestion des coûts financiers liés aux risques que les entreprises ne pourront plus assumer et que les assurances ne voudront plus assurer.

Plusieurs programmes d’objectifs leur permettent d’être accompagnées, comme le Science Based Targets Network (SBTN), qui vise à développer des objectifs scientifiques - similaires à ceux que l’on trouve autour des enjeux liés au climat - pour la biodiversité, en s’alignant sur les limites écologiques locales. L'Office français de la biodiversité (OFB) accompagne également les plus petites entreprises afin qu’elles se retrouvent dans la pléthore d’indicateurs existants, grâce au réseau renouvelé des "entreprises engagées pour la nature" ou via la plateforme animée par OREE.

Il en va de l'intérêt même des entreprises de faire face aux risques liés à la perte de biodiversité.

Il est impératif de comprendre que le cercle des actions en faveur de la biodiversité est un cercle vertueux : les choix en faveur de la biodiversité vont tous coûter plus cher au début mais les entreprises y gagneront sur le long terme.

La bascule d’une prise de conscience pourrait advenir : il faudrait pour cela que la protection de la biodiversité s’incarne dans la personnalité éminente d’un chef d’entreprise largement reconnu, qui fasse publiquement son chemin de Damas. Certains exemples existent déjà, et des entreprises font le pari de changer certains modèles d'affaires nocifs, mais de façon encore minoritaire. Il était frappant, lors de cette COP, d’observer une surreprésentation des femmes, ce qui est une bonne chose, à condition qu’elles soient aussi surreprésentées à Davos - ce qui n’est pas le cas.

Les conclusions de cette COP sont-elles en phase avec les préconisations de votre rapport ?

Notre rapport abordait l’enjeu de la biodiversité à l'échelle de la France, un cadre d'action pertinent mais qui n’est pas celui des COP. Nous recommandions par exemple la mise en place d’incitations fiscales vertueuses ou la réorientation des dépenses néfastes à la biodiversité, deux leviers importants mais distincts de la question des fonds internationaux (montants et gouvernance) ou que la biodiversité entre en ligne de compte dans l’élaboration de la stratégie des entreprise, via la présence d’un représentant de la Nature, qui pourrait être un scientifique au sein du Conseil d'administration. Un point positif, en phase avec notre rapport, mérite d’être souligné : nous insistions sur la nécessité de renforcer l'acceptabilité sociale des mesures prises en faveur de la biodiversité. La COP16 s’est appelée, à l'initiative de Bogota, la "COP des gens", pour montrer la volonté d’une COP ouverte et inclusive, loin d’être un symposium technocrate.

Néanmoins, notre rapport partait du principe que ni le cadre de la Directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) ni celui du Green deal n’étaient remis en cause : ce n’est désormais plus le cas et les critiques et attaques contre le principe même de protection de la biodiversité fusent de toutes parts

Quels sont les objectifs de la prochaine COP17 qui se tiendra en Arménie en 2026 ?

L’Arménie accueillera la prochaine COP biodiversité, qui se tient tous les deux ans (à la différence de la COP Climat, annuelle). Le pays a obtenu d’en être hôte, grâce à un vote à bulletin secret et en dépit de son adversaire azeribadjanais, également volontaire.

Après cette COP de Cali dévolue aux enjeux de financement, il s’agira, à Erevan, de faire le point de mi-parcours sur les 23 cibles fixées en 2022 par l’Accord de Kemming Montréal, qui avait pris 2030 pour horizon. Le suspens est minimal : on ne peut que s’attendre à une prise de conscience officielle du retard abyssal que nous aurons accumulé vis-à-vis de ces objectifs.

Il s’agira, à Erevan, de faire le point de mi-parcours sur les 23 cibles fixées en 2022 par l’Accord de Kemming Montréal, qui avait pris 2030 pour horizon.

Pour autant, le défi immense de "faire la paix avec la Nature", pour reprendre le slogan de la COP16, qui engage la survie de l’Humanité et implique que les États et le secteur privé transcrivent les grands engagements de la COP15 en actions concrètes, nous oblige.

Propos recueillis par Hortense Miginiac
Copyright image : Luis ACOSTA / AFP
La présidente de la COP16 Biodiversité et ministre de l'Environnement de Colombie, Susana Muhamad, à Cali, le 28 octobre.

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