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05/03/2024

Après Gaza : repenser la sécurité d’Israël

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Après Gaza : repenser la sécurité d’Israël
 Jean-Loup Samaan
Auteur
Expert Associé - Moyen-Orient

Après les attaques terroristes du 7 octobre, et au-delà de la doctrine de représailles massives qui est celle du gouvernement de Benjamin Netanyahou, la remise en cause de la stratégie de dissuasion d’Israël est profonde. Sur quels fondements historiques et quels présupposés reposait-elle ? Comment l’État hébreu peut-il faire face à un changement de nature de ses ennemis, dont certains sont à présent des acteurs non étatiques ? Quelle menace représentent l’Iran et le Hezbollah et quel rôle les partenaires d’Israël peuvent-ils jouer ? Bilan des débats au cœur de l’appareil de défense israélien avec le nouvel expert associé Moyen-Orient de l’Institut Montaigne, Jean-Loup Samaan.

Le 7 octobre dernier, le Hamas menait une offensive surprise, tuant près de 1 200 Israéliens et kidnappant 240 autres. En représailles, le gouvernement Netanyahou a lancé une opération sur la bande de Gaza d’une intensité sans précédent. Depuis le début des affrontements, l’objectif israélien se veut maximaliste. Netanyahou et son gouvernement répètent qu’ils ne s’arrêteront qu’une fois le Hamas éradiqué. La difficulté, voire l'irréalisme, de cet objectif, tant sur le plan militaire que politique, a déjà été longuement commentée depuis octobre. Or, au-delà de la guerre en cours, au-delà du Hamas, mais aussi au-delà de Netanyahu, ce souhait d’éradication absolue de l'ennemi reflète un débat à venir en Israël ; un débat tant douloureux que houleux, sur ce que l'État hébreu sera en mesure d'accepter pour garantir la sécurité de sa population. Plus précisément, les décideurs israéliens vont devoir déterminer s'ils peuvent encore tolérer la proximité de menaces telles que les missiles du Hezbollah et le programme nucléaire iranien ou, au contraire, s'ils doivent prendre les devants via des attaques préventives.

Depuis le début des affrontements, l’objectif israélien se veut maximaliste.

Ce débat dépasse le vague "plan" pour Gaza que le gouvernement Netanyahou a récemment annoncé et qui ne verra probablement jamais le jour. Si l'on en croit les sondages israéliens, la chute du premier ministre, jugé responsable de la faillite du 7 octobre 2023, semble inéluctable.

Pour autant, ce serait un leurre d’imaginer que son remplacement, y compris par des figures plus modérées telles que Benny Gantz, conduirait automatiquement à un apaisement du conflit. Aucun gouvernement israélien - que ce soit la coalition de droite et d’extrême droite aujourd'hui ou peut-être demain de centristes - ne pourra éviter la confrontation avec la question suivante : comment restaurer la confiance des Israéliens en leur appareil de sécurité ? Comment garantir aux résidents des zones frontalières évacuées depuis plusieurs mois de rentrer chez eux face au risque de nouvelles attaques, que ce soit le Hamas au sud, ou le Hezbollah au nord ?

Cette problématique n'importe pas seulement pour Israël mais bien pour tout le Moyen-Orient. Les modalités selon lesquelles un futur gouvernement israélien envisagera cette question de sécurité conditionneront sa volonté, et sa capacité, à relancer un processus diplomatique avec les Palestiniens. En d’autres termes, Israël ne s’engagera de nouveau sur le chemin de la paix que si ses leaders estiment avoir "restauré" leurs capacités de dissuasion.

Le 7 octobre à la lumière de la culture stratégique israélienne

Pour comprendre la difficulté de cette problématique, il faut saisir combien l'attaque du Hamas le 7 octobre a fait voler en éclats des croyances au cœur de la culture stratégique israélienne. Depuis 1948, celle-ci a mis l'accent sur la nécessité de projeter aux yeux de ses voisins arabes l’image d’un appareil de défense et de renseignement redoutable afin d’éviter le scénario d’une invasion. Dès les fondements d’Israël, il s’agissait pour David Ben-Gourion ou encore Moshe Dayan de mettre l’accent sur la dissuasion : garantir des représailles massives contre les États arabes afin de décourager ces derniers de mener toute attaque.

Cette posture a longtemps prévalu dans les rapports entre Israël et ses pays voisins, et plus particulièrement l'Égypte et la Syrie. Néanmoins, au cours des deux dernières décennies, cette même logique israélienne de dissuasion a commencé à s’appliquer à des acteurs non-étatiques, avec le Hezbollah à l'issue du retrait israélien du Liban en 2000 ; puis avec le Hamas, après l’élection de ce dernier à Gaza et la mise en place d'un blocus du territoire en 2007.

Dès le début, cette inflexion de la posture de sécurité israélienne a suscité de nombreuses réserves. Dans l’armée comme dans la presse, des critiques ont souligné que la dissuasion suppose une rationalité qu'il est hasardeux de conférer à des acteurs non-étatiques - qui plus est se réclamant d'un fondamentalisme religieux.

Dissuader l'adversaire revenait aussi à concéder son existence et accepter une forme de statu quo. C'est en partie pour cette raison que les gouvernements israéliens ont progressivement toléré l'idée de laisser le Hamas consolider son autorité sur Gaza et permis au Qatar d'acheminer l'aide financière qui est rétrospectivement décriée. L'hypothèse qui prévalait alors était qu'il valait mieux dissuader un groupe fort contrôlant Gaza (et donc avec beaucoup à perdre) comme le Hamas plutôt que de faire face à une myriade d'autres organisations radicales moins susceptibles d'accepter ce statu quo.

La dissuasion suppose une rationalité qu'il est hasardeux de conférer à des acteurs non-étatiques - qui plus est se réclamant d'un fondamentalisme religieux.

Même l’occurrence de quatre guerres contre le Hamas entre 2008 et 2021 ne remit pas en cause le présupposé israélien. Aux yeux des décideurs, ces précédents conflits ne signifiaient pas l’échec de la dissuasion mais la nécessité d'en réaffirmer les lignes rouges.

C'est cette croyance en la dissuasion israélienne qui permettait, bon an mal an, à la population du sud du pays de poursuivre sa vie quotidienne. C’est celle-ci aussi qui permit à des jeunes gens le 6 octobre 2023 de se rendre à un festival de musique électronique, à seulement cinq kilomètres de Gaza, sans craindre pour leur vie.

Depuis le 7 octobre dernier, tout ce système de croyances s'est tragiquement effondré et l’hypothèse d’une coexistence avec le Hamas n'est désormais plus envisageable, pour le gouvernement Netanyahou comme pour une majorité d'Israéliens. Mais même si demain l’armée israélienne arrivait au terme de son opération à Gaza à éliminer le leadership de l’organisation palestinienne et à démanteler ses infrastructures, cela ne permettrait pas de rétablir naturellement la foi en la posture de dissuasion du pays.

La dissuasion israélienne face au Hezbollah en question

Pour l'appareil de sécurité israélienne, la faillite du 7 octobre a donc des conséquences qui dépassent le Hamas, et qui touchent à la crédibilité de cette dissuasion vis-à-vis de ses voisins, à commencer par le Hezbollah libanais. Plusieurs questions hantent probablement les planificateurs de Tsahal : pourquoi croire que le jeu de la dissuasion peut encore marcher avec le Hezbollah alors qu’il a tragiquement échoué avec le Hamas ? Compte tenu du succès du Hamas dans son opération du 7 octobre, le Hezbollah ne pourrait-il pas être tenté demain de reproduire des incursions similaires en territoire israélien ? Mais surtout, à quel prix les dirigeants israéliens sont-ils prêts à accepter l’incertitude inhérente qui accompagne le jeu de la dissuasion ?

Compte tenu du succès du Hamas dans son opération du 7 octobre, le Hezbollah ne pourrait-il pas être tenté demain de reproduire des incursions similaires en territoire israélien ?

Par conséquent, certains estiment que l’État hébreu ne peut plus prendre ce risque. C’est la raison pour laquelle le ministre de la Défense Yoav Gallant aurait initialement défendu l’idée d'une opération préventive contre l'organisation libanaise. Toutefois d’autres figures, comme Gadi Eisenkot - ancien chef d'État-major et aujourd'hui membre du cabinet de guerre israélien – veulent encore croire que la dissuasion avec le Hezbollah reste valable.

Accepter la menace du Hezbollah est aussi nécessaire aux yeux de certains parce qu’un conflit avec celui-ci serait bien plus dévastateur qu’avec le Hamas. Le Parti de Dieu dispose d'une puissance de feu supérieure à celle du Hamas et d'une structure paramilitaire large et aguerrie – disposant en outre de l'expérience précieuse du combat aux côtés du régime Assad, des Iraniens et des Russes en Syrie durant la dernière décennie.

Depuis 2006, Israël fait principalement reposer sa posture dissuasive vis-à-vis du Hezbollah sur la menace d'une riposte dévastatrice contre le Liban. Celle-ci est souvent résumée par l'idée mal comprise d'une doctrine "Dahya" ("banlieue" en arabe). Celle-ci est d’abord formulée en 2008 par Gadi Eisenkot. Interrogé par la presse israélienne sur la nature d'une réponse israélienne en cas d'attaques du Hezbollah, Eisenkot répond alors que "ce qui est arrivé en 2006 à la Dahya (la banlieue de Beyrouth abritant le quartier général du Hezbollah et massivement bombardé lors de la dernière guerre) sera appliqué à tout village depuis lequel Israël sera attaqué".

Contrairement à ce que l'on peut parfois entendre, Eisenkot n'appelait pas à des frappes préventives contre le Liban mais à des représailles massives en cas d'agression du Hezbollah. Le mouvement libanais a lui-même assimilé la doctrine en adoptant une rhétorique similaire qui se veut elle-aussi dissuasive. Répondant à Eisenkot, son Secrétaire Général Hassan Nasrallah affirmait en 2010 que "si l’aéroport de Beyrouth est frappé, nous frapperons l’aéroport de Tel Aviv".

Au bout du compte, cet équilibre des menaces entre Tsahal et le Hezbollah a permis pendant presque deux décennies d'observer une situation relativement calme à la frontière libano-israélienne, avec tout au plus quelques affrontements de courte durée. C'est ce qui laisse penser que des figures telles qu'Eisenkot ainsi que Benny Gantz se sont jusqu'ici opposeés à l'idée d'une campagne préventive contre le mouvement libanais.

Cet équilibre des menaces entre Tsahal et le Hezbollah a permis pendant presque deux décennies d'observer une situation relativement calme à la frontière libano-israélienne.

La nouvelle équation du dossier nucléaire iranien

Enfin, au-delà du Hezbollah, la grande question qui risque de revenir très rapidement sur le devant de la scène est celle d'un Iran nucléaire. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique, Téhéran dispose aujourd’hui d’assez d’uranium enrichi pour produire trois bombes nucléaires. Le refus israélien de tolérer l'idée d'un Iran nucléaire ne date pas du 7 octobre dernier. Les opérations clandestines visant ingénieurs et officiers iraniens travaillant sur le programme se sont intensifiées bien avant. Néanmoins, en cas d’un Iran doté, la marge de manœuvre israélienne pourrait se réduire considérablement pour répondre à des menaces de milices soutenues par Téhéran, que ce soit en provenance du Liban, du Golan syrien, ou encore en Mer rouge.

Il ne s'agit pas ici de prédire un affrontement nucléaire – celui-ci reste peu probable – mais plutôt d'envisager l'assurance-vie qu’un tel arsenal offrirait aux Gardiens de la Révolution Islamique afin de soutenir et d’encourager leurs partenaires non-étatiques à viser Israël et ses partenaires occidentaux à travers la région. Le scénario pertinent ici est celui de l'Inde après les attaques de Mumbai par Lashkar-e-Taiba en 2008 : Le gouvernement de New Delhi avait alors été contraint à la retenue face à un Pakistan nucléaire, abritant en toute impunité les commanditaires des attentats. Il est donc fort probable que l’option de frappes préventives contre le programme nucléaire iranien revienne au cœur des consultations, à la fois à l’intérieur du gouvernement israélien, mais aussi entre celui-ci et l’administration américaine.

La France, l'Europe et la prévention de l'escalade régionale

Toutes ces perspectives laissent donc présager des débats extrêmement difficiles au sein de l'appareil de défense israélien sur la validité de son système de dissuasion et de la nécessité qu’il pourrait présumer de lancer des opérations préventives. Dans ce contexte, les partenaires internationaux d’Israël seront amenés à jouer un rôle clé. Les États-Unis peuvent naturellement influer sur l’ensemble de ces dossiers, que ce soit par leur soutien militaire mais aussi par leur poids diplomatique au Moyen-Orient, en particulier avec l'Égypte, la Jordanie et les pays du Golfe.

En ce qui concerne la France et l’Europe, c'est principalement au Liban que nous pouvons travailler à la désescalade entre Israël et le Hezbollah.

En ce qui concerne la France et l’Europe, c'est principalement au Liban que nous pouvons travailler à la désescalade entre Israël et le Hezbollah. Il s'agit non seulement de renforcer la souveraineté du gouvernement libanais face au Hezbollah mais de mieux garantir l'application de la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l'ONU.

La diplomatie française œuvre déjà en ce sens, en ayant fait circuler à la mi-février un projet d'accord qui exigerait un retrait des combattants du Hezbollah de dix kilomètres sur la zone frontalière. Pour l'heure, la proposition de Paris a été ignorée par le gouvernement libanais et le Hezbollah exige la cessation des combats à Gaza avant toute négociation.

Un tel dispositif de désescalade entre Israël et le Hezbollah pourrait s’accompagner d’un déploiement robuste de l'armée libanaise au sud du pays. Il s'agit là moins d'une question opérationnelle - les soldats libanais en sont tout à fait capables - que politique - la crainte du gouvernement à Beyrouth d'attiser des tensions avec le Hezbollah. En soutien à l'armée libanaise, et afin de prévenir les tensions intra-libanaises, la France pourrait aussi militer pour le renforcement des capacités de la Force Intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL). La FINUL joue un rôle précieux d'interposition mais aussi de médiateur entre les combattants du Hezbollah et l'armée israélienne. Elle est le seul acteur à communiquer sur le terrain avec les deux parties. Or ses moyens restent limités. À l'issue de la guerre de 2006, les pays contributeurs (dont la France, l'Espagne, ou encore l'Italie) s'étaient engagés à déployer 15 000 soldats. Ils n'ont en réalité jamais dépassé les 13 000 et avoisinent aujourd'hui les 10 000. Un renforcement de la FINUL permettrait à celle-ci de réaffirmer sa crédibilité dans le sud du Liban, après des mois d'échanges de tir. Sur le plan stratégique, cela enverrait également un signal fort en direction d'Israël sur la détermination des pays européens à prévenir un tel conflit.

Que l’on juge les préoccupations de sécurité d’Israël légitimes ou non, elles conditionneront la capacité et la volonté de tout futur représentant de l’État hébreu à reprendre le chemin de la paix avec l'Autorité Palestinienne.

On en revient à un ancien dilemme israélien, celui de la paix contre la sécurité, auquel l'ancien premier ministre Yitzhak Rabin avait tenté de répondre en promettant de "lutter contre le terrorisme comme s'il n'y avait pas de processus de paix et œuvrer pour la paix comme s'il n'y avait pas de terrorisme". Tout l’enjeu, après la guerre en cours, sera de redonner vie à ce postulat de Rabin.

"Lutter contre le terrorisme comme s'il n'y avait pas de processus de paix et œuvrer pour la paix comme s'il n'y avait pas de terrorisme".

Copyright image : Jack GUEZ / AFP

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