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03/04/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Peut-on encore éviter une catastrophe humanitaire à Gaza ?

[Le monde vu d'ailleurs] - Peut-on encore éviter une catastrophe humanitaire à Gaza ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Pour la première fois depuis des années, Washington n’a pas fait obstacle à une résolution des Nations Unies, critique de la politique israélienne, pour tenter de conjurer la catastrophe humanitaire qui s’annonce à Gaza. Ce geste témoigne d’une prise de distance de l’Administration Biden à l’égard du gouvernement Netanyahou, qui prépare une offensive à Rafah et veut évincer l’UNRWA de Gaza au risque d’accroître encore la détresse des populations civiles.

Les Nations unies exigent d’Israël le respect du droit humanitaire

Après plus de cinq mois de débats infructueux, le Conseil de sécurité des Nations unies est parvenu le 25 mars 2024 à un accord : un texte a  été agréé, qui tente de remédier à la grave crise humanitaire que connaît la bande de Gaza depuis l'offensive déclenchée par l'armée israélienne après l’attaque terroriste perpétrée le 7 octobre 2023 sur le sol israélien par le Hamas (environ 1200 morts), qui détient toujours plus d’une centaine d'otages. La Résolution 2728, présentée par les dix membres élus du Conseil, "exige" d'une part "un cessez-le-feu humanitaire immédiat pendant le mois du ramadan, qui soit respecté par toutes les parties et mène à un cessez-le-feu durable" et d'autre part "la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages et la garantie d’un accès humanitaire pour répondre à leurs besoins médicaux et autres besoins humanitaires". Le texte marque aussi "la nécessité urgente d’étendre l’acheminement de l’aide humanitaire aux civils" et de renforcer leur protection dans l’ensemble du territoire de Gaza. Les États-Unis, qui avaient bloqué les projets précédents - en soutien au gouvernement Netanyahou, hostile à l'idée d'un cessez-le-feu - ne se sont pas opposés au texte. Le Washington Post y voit le signe que "l'administration Biden perd patience avec Israël". La Maison Blanche a tenu cependant à souligner que l'abstention de la délégation américaine ne devait pas être interprétée comme un "changement de politique".

Pour tenter de relativiser le signal adressé à Tel-Aviv - pour la première fois depuis 2016, Washington n’a pas opposé son veto à une résolution critique à l'égard d'Israël ; le Département d'État a cru pouvoir affirmer que cette résolution n'était "pas contraignante"

Pour tenter de relativiser le signal adressé à Tel-Aviv - pour la première fois depuis 2016, Washington n’a pas opposé son veto à une résolution critique à l'égard d'Israël ; le Département d'État a cru pouvoir affirmer que cette résolution n'était "pas contraignante", argument réfuté par des juristes, qui rappellent que l'article 25 de la Charte enjoint aux membres des Nations unies d'appliquer toutes les décisions du Conseil de sécurité, la question, dans le cas présent ("l'éléphant dans la pièce"), étant de savoir comment la R. 2728 pourra être mise en œuvre.

La pression sur le gouvernement Netanyahou s'est accrue, trois jours plus tard, avec l'ordonnance rendue le 28 mars par la Cour internationale de Justice (CIJ) qui, dans le cadre de la procédure engagée par l'Afrique du Sud, demande à Israël de "prendre toutes les mesures nécessaires et effectives pour veiller sans délai" à ce que soit assurée, "sans restriction et à grande échelle", la fourniture des "services de base et de l’aide humanitaire", en particulier en "accroissant la capacité et le nombre des points de passage terrestres". La CIJ demande aussi à Israël de "veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette pas d’actes constituant une violation de l’un quelconque des droits des Palestiniens de Gaza". Selon la CIJ, Gaza "n’est plus seulement confronté à un risque de famine", mais au fait que "la famine s’installe" dans l'enclave, constat qui amène également le Secrétaire général de l'ONU à dénoncer "un désastre d'origine exclusivement humaine". Pour son approvisionnement, le territoire palestinien est en effet très dépendant des importations qui, en 2022, représentaient les deux-tiers de la consommation des quelque deux millions de Gazaouis, rapporte le Washington Post. Après le 7 octobre, les deux points de passage terrestres (Kerem Shalom, Rafah) ont été fermés pendant des semaines et, depuis leur réouverture, des procédures très strictes de contrôle des marchandises par les services de sécurité israéliens ont été instaurées, réduisant des deux-tiers le volume des produits importés, souligne le Washington Post. Les parachutages organisés par les Occidentaux (trois tonnes) ne peuvent pas compenser les livraisons terrestres par camion (jusqu'à vingt-cinq tonnes). Aussi le Président Biden a-t-il annoncé en mars la construction d'une installation portuaire ("Joint Logistics Over-the-Shore") pour ravitailler les Gazaouis, le Pentagone estime pouvoir servir deux millions de repas/jour. La mort dans un bombardement israélien de sept employés de l’ONG américaine World Central Kitchen illustre à nouveau les risques de la distribution de l’aide humanitaire. Ellea conduit les autorités américaines, avec d’autres gouvernements, à faire part de leur "trouble" et à demander une "enquête rapide".

Les États-Unis accentuent leur pression sur un gouvernement Netanyahou divisé

L'abstention des États-Unis lors du vote de la R.2728 a suscité des tensions inédites dans la relation entre Washington et Tel Aviv. Mais, plus encore que le nihil obstat de Washington à l’adoption de la résolution, c'est l'opération militaire envisagée par Tsahal à Rafah, au sud de Gaza, qui constitue la principale pomme de discorde entre les États-Unis et Israël, souligne l’INSS. Ces divergences s'ajoutent à un désaccord plus profond, Washington demandant à Tel-Aviv de dessiner une perspective politique claire pour "le jour d'après", relève le think-tank israélien dans une autre analyse. "Compte tenu du changement de position américaine", note le FT, le premier ministre israélien a annulé la mission à Washington de deux de ses proches, Tzachi Hanegbi et Ron Dermer, qui devaient évoquer l'offensive projetée sur Rafah.

Washington cherche à éviter d’alourdir encore le lourd bilan de l'opération militaire israélienne (plus de 30 000 victimes palestiniennes, dont beaucoup de femmes et d'enfants, selon diverses sources), écrit le FT.

Washington cherche à éviter d’alourdir encore le lourd bilan de l'opération militaire israélienne

Yoav Gallant, le ministre de la Défense israélien, qui était à Washington, a pu rencontrer les responsables de l'administration et plaider en faveur de la poursuite des hostilités ("nous n'avons pas le droit moral d'arrêter la guerre tant qu'il y a des otages à Gaza"). Soulignant que "le nombre de victimes civiles est beaucoup trop élevé et que le volume d'aide humanitaire est très insuffisant", le secrétaire à la Défense, rapporte le New York Times, a pour sa part présenté une stratégie alternative à une offensive sur Rafah, fondée sur des frappes ciblées afin d'éliminer les dirigeants du Hamas, ainsi que sur l'évacuation et la protection des civils (plus d'un million de civils sont réfugiés à Rafah), l'accroissement de l'aide humanitaire ainsi que sur la sécurisation de la frontière entre Gaza et l'Égypte. L'administration Biden espère avoir obtenu un report jusqu'en mai de l'attaque israélienne sur Rafah. Au lendemain de la visite de Yoav Gallant, indique le Washington Post, l'administration a autorisé la livraison à Israël d'avions de combat (25 appareils F-35A) et de puissantes bombes (MK-82 et 84) - qui ne sont pas utilisées par les armées occidentales en zone urbaine - pour un montant de plusieurs milliards de dollars. Tzachi Hanegbi et Ron Dermer se sont entretenus avec leurs interlocuteurs américains lors d’une vidéoconférence, le 1er avril, et vont se rendre à Washington la semaine prochaine, ont indiqué les deux capitales.

L'annonce de la livraison de nouvelles armes à Israël vaut à l'administration Biden des accusations d’ "hypocrisie" de la part de certains congressmen, comme Bernie Sanders. Le Président des États-Unis est critiqué aussi bien par les Républicains qui fustigent l'abstention lors du vote au Conseil de sécurité que par les Démocrates. Préoccupés par le nombre de victimes civiles à Gaza ( (33 000 morts selon le bilan du ministère de la Santé, qui dépend du Hamas) et par les restrictions à l'aide humanitaire, ces derniers reprochent à la Maison Blanche de ne pas utiliser le levier des fournitures d'armement pour amener B. Netanyahou à résipiscence, note le New York Times. Chuck Schumer, leader de la majorité démocrate au Sénat – "peut-être le démocrate plus pro-israélien" (The Economist) - a récemment qualifié B. Netanyahou d' "obstacle à la paix" dans un discours salué par J. Biden, qui s'est toutefois abstenu de reprendre publiquement à son compte son appel à de nouvelles élections en Israël. Le conflit à Gaza a sérieusement affaibli le soutien de l'opinion américaine à Tel Aviv, y compris dans l'électorat républicain : 55 % des personnes interrogées par Gallup désapprouvent l'action menée à Gaza, en particulier au sein des jeunes générations, des électeurs noirs et des Arabes américains.

La grande majorité de la population souhaite le départ de B. Netanyahou, tenu pour responsable non seulement de l'échec que constitue le massacre du 7 octobre 2023 mais du renforcement du Hamas ces dernières années.

En Israël, souligne The Economist, la grande majorité de la population souhaite le départ de B. Netanyahou, tenu pour responsable non seulement de l'échec que constitue le massacre du 7 octobre 2023 mais du renforcement du Hamas ces dernières années. Sa coalition est profondément divisée, sa survie dépend de ses alliés d'extrême-droite (Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich) à l'affût de toute hésitation face au Hamas et vis-à-vis de la colonisation en Cisjordanie, observe le New York Times.

Le gouvernement Netanyahou est aussi fragilisé par la décision de la Cour suprême du 28 mars qui lui ordonne de suspendre sans délai les subventions accordées aux juifs ultraorthodoxes ("Haredis"), jusqu'à présent exemptés de la conscription. Cette décision sur une question très sensible, qui doit mettre fin à une inégalité de traitement, difficilement acceptable en temps de guerre, a suscité de vives réactions au sein des partis religieux (Shas, Judaïsme unifié de la Torah). B. Netanyahou est aussi dépendant de l'extrême-droite que des partis religieux, souligne Amos Harel, qui s'étonne que le Premier ministre se montre inflexible à l'égard des États-Unis, qui couvrent 70 % des besoins en matière d'armement d’Israël et lui fournissent chaque année une assistance militaire de 3,8 Mds $.

L’UNRWA sur la sellette

Créée en décembre 1949 par une résolution de l'Assemblée générale des Nations unies, l'UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) est chargée de venir en aide aux Palestiniens qui ont quitté leur foyer après la première guerre israélo-arabe, ce qui représente une population de près de 6 millions de personnes. L'Agence est active dans plusieurs pays (Jordanie, Liban, Syrie), ainsi qu'en Cisjordanie et à Gaza, et emploie au total environ 30 000 personnes, Palestiniens pour la plupart, travaillant notamment dans les secteurs éducatif et médical. L'UNRWA souligne qu’une grande partie des Gazaouis sont dépendants de l'aide alimentaire qu'elle distribue. L'Agence est pour l'essentiel financée par des contributions volontaires (1,2 Md $ en 2022), les États-Unis ayant été le principal donateur (343 millions $ en 2022). En janvier 2024, Israël a accusé une douzaine d'employés de l'UNRWA d'être impliqués dans les attaques terroristes du 7 octobre 2023 et mis en cause un millier d'autres (l'UNRWA dispose de 13 000 collaborateurs à Gaza), suspectés de liens avec le Hamas et le Jihad islamique, qui sont considérés comme "organisations terroristes" par les pays occidentaux. Suite à ces révélations, Washington et d'autres capitales, dont Berlin, deuxième donateur, ont suspendu leurs versements au budget de l'Agence, dont une grande partie est désormais déplacée (1,7 million de personnes selon l'Agence).

Le Secrétaire général de l'ONU a ouvert deux enquêtes, l'une interne confiée à l'OIOS (Office for Internal Oversight Services), qui doit examiner les accusations lancées par Israël, et l'autre à Catherine Colonna. L'ancienne ministre des Affaires étrangères préside un groupe (Independent Review Group) qui inclut des fondations scandinaves, notamment l'Institut Raoul Wallenberg, chargé de déterminer si l'UNRWA "fait tout ce qui est en son pouvoir pour assurer sa neutralité et pour répondre aux allégations de violations graves lorsqu’elles sont formulées". Dans son  rapport intérimaire présenté le 20 mars, le groupe constate que l'UNRWA a mis en place "un nombre important de mécanismes et de procédures pour assurer le respect du principe humanitaire de neutralité". Le groupe d’examen "a également identifié des domaines critiques qui doivent encore être traités". Le rapport final doit être présenté le 20 avril et devrait contenir des recommandations concrètes.

Selon le Guardian, le gouvernement israélien vient quant à lui de soumettre aux Nations unies un plan de démantèlement de l’UNRWA. La suppression de cette Agence des Nations Unies pourrait faire reposer sur Israël, en tant que puissance occupante, la prise en charge des Palestiniens, font observer les experts. Beaucoup de spécialistes de la région, comme Jonathan Lincoln, jugent une telle décision inopportune à un moment où l'UNRWA continue, dans des conditions particulièrement difficiles, de subvenir aux besoins essentiels de la population de Gaza, mais l'UNRWA, explique la FAZ, est perçue en Israël comme "le symbole d'un conflit non résolu et de l'espoir d'un retour sur leur terre de millions de Palestiniens".

Beaucoup de spécialistes de la région, comme Jonathan Lincoln, jugent une telle décision inopportune à un moment où l'UNRWA continue, dans des conditions particulièrement difficiles, de subvenir aux besoins essentiels de la population de Gaza.

Copyright image : AFP

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