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[25 ans] - Ruptures économiques et écologiques : "l'optimisme est de volonté " 

[25 ans] - Ruptures économiques et écologiques :
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[25 ans] - Conversations pour demain

Politique fiction, bombes à retardement, processus cognitifs délétères, urgence de la décarbonation de l’économie et défi de la dette... Cette conversation entre Jean Tirole, Antonin Bergeaud et Maxence Cordiez dresse un bilan économique assez sombre, qui doit résonner comme une incitation à l’action. Comme disait de façon célèbre Alain, le pessimisme est d'humeur, l'optimisme est de volonté. 

La France des bombes à retardement

Jean Tirole - Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, président honoraire de la Toulouse School of Economics

Trois grands défis retiendront plus particulièrement notre attention dans ces propos. La dette ; la compétitivité ; le climat. Chacun d’eux est une bombe à retardement. Comme telles, ils peuvent supporter d’être relégués dans un coin quelque temps, sans que rien ne se passe, et les gouvernements, qui le savent, en profitent pour ne pas agir à la hauteur de ce qu’il faudrait. Mais au bout de trente ans, le compte à rebours est achevé, elles explosent. Il en va ainsi par exemple pour l'éducation ou pour l’écologie. 

En tout premier lieu, la dette. Nous ne sommes pas encore au bord du gouffre malgré un déficit abyssal, mais il faudrait 4 points de PIB (120 milliards) de déficit primaire en moins pour stabiliser la dette, bien au-delà du programme de François Bayrou, pourtant jugé trop ambitieux par les partis politiques. Si nous continuons ainsi, le spread avec l’Allemagne, pour l’heure de 1 %, pourrait s’élever à 6 % comme pour l'Italie ou l’Espagne durant la crise de l’Euro. 

Faisons alors un peu de politique fiction : les marchés doutent, les taux montent, les spread dérapent et lanterner n’est plus possible. Dès lors, soit une coalition politique se résigne à s’emparer du problème, soit le président de la République choisit la solution à l’italienne d’un gouvernement technocratique, à la manière de ce qui s’est passé lors des deux "moments Mario" [Mario Monti, président du Conseil des ministres d'Italie de 2011 à 2013, ou Mario Draghi, au même poste en 2021-2022] ; cela paraît peu probable. Dernier recours : que Paris se tourne en désespoir de cause vers la BCE, le FMI et le Mécanisme Européen de Stabilité, qui ne manquera pas d’exiger, en échange d’un soutien financier, un "plan d’ajustement". Ce plan d’ajustement serait-il voté une Assemblée nationale si divisée ? Si ce n’était pas le cas, nous irions vers le défaut souverain, entraînant une austérité immédiate et brutale par la nécessité d’équilibre budgétaire, ainsi qu’une perte durable de crédibilité pour l’État français. La gravité du scénario devrait servir de stimulant à l’action…

Deuxième défi : la compétitivité.  Le Rapport Draghi remis à la Commission européenne en septembre 2024 ou, plus modestement, le rapport EU Innovation Policy - How to Escape the Middle Technology Trap, co-écrit avec des chercheurs de Bocconi et Munich, montrent le retard technologique considérable pris par l’UE. Perte de pouvoir d’achat, absence de création de valeur, renoncement à notre indépendance stratégique militaire... L’innovation est oubliée. Horizon Europe, le programme 2021-2027 de l’UE pour la recherche et l'innovation, s’élève à seulement onze milliards d’euros par an. L’UE n’a pas d'équivalent à la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency, l’agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies à usage militaire). Nous investissons trop peu, dans les mauvais secteurs, et avec la mauvaise gouvernance. Même le chiffre des 11 % - qui serait le taux d’exécution du Rapport Draghi, un an après sa publication - est trop optimiste : on n’a sûrement pas accompli les 11 % prioritaires. Enfin, en pensant à une politique d’innovation, il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs en chiffrant la dépense d’abord : il faut commencer par définir un vrai projet pour ensuite trouver le financement. au lieu de faire le contraire.

Troisième défi : le climat. L’État est aux abonnés absents. La France, d’ailleurs, n’est pas plus mal positionnée qu’un autre, car dans tous les pays, l’État se défausse de ses responsabilités sur les entreprises, les agences, les collectivités territoriales ou les consommateurs tandis que le citoyen refuse en bloc ce qu’il appelle "l’écologie punitive".

Les gouvernants et les individus se réfugient dans l’attitude de passagers clandestins à l’abri de ce que les sciences cognitives appellent des "croyances motivées".

Au nom d’une schizophrénie française évoquée par Christian Gollier dans Économie de l'(in)action climatique, on refuse la taxe carbone ou tout autre mesure jugée trop contraignante mais l’on se réjouit quand l’État - c’est-à-dire les citoyens eux-mêmes - est condamné pour inaction climatique. La gouvernance climatique et le multilatéralisme sont mis à mal, les gouvernants et les individus se réfugient dans l’attitude de passagers clandestins à l’abri de ce que les sciences cognitives appellent des "croyances motivées", c’est-à-dire des croyances fondées sur ce que nous voudrions croire plutôt que sur l’exactitude. Nous attendons que quelqu’un d’autre paie pour nous ou qu’une nouveauté technologique nous exonère de fournir les efforts indispensables. 

Ainsi, les démocraties libérales sociales, en butte aux populistes au niveau national et attaquées, au niveau international, par des intérêts géopolitiques et géoéconomiques adverses, sont considérablement affaiblies. Parmi les causes du populisme, il ne faudrait pas sous-estimer le rôle des processus cognitifs. J’ai déjà évoqué les croyances motivées. Il faut aussi prendre en compte les effets délétères de la "pensée à somme nulle". Les travaux fascinants de Stéphanie Stantcheva, Professeur d’Économie à l’Université de Harvard, l’illustrent par exemple dans un article publié cette année dans l’American Economic Review, Zero-Sum Thinking and the Roots of US Political Divides

Ainsi, les démocraties libérales sociales, en butte aux populistes au niveau national et attaquées, au niveau international, par des intérêts géopolitiques et géoéconomiques adverses, sont considérablement affaiblies. 

Dès lors que l’on considère l’économie - et le monde - comme un gâteau à taille fixe, il s’agit d’en obtenir la plus grande part le plus vite possible, au détriment des autres, sans chercher à générer collectivement de la croissance. Le trumpisme est l'emblème de cette "pensée à somme nulle" intrinsèquement prédatrice. Comment améliorer la gouvernance, accroître notre productivité ou investir dans l’avenir ? Autant d’enjeux abandonnés en vertu de ce biais cognitif. 

Redresser une compétitivité européenne en berne 

Antonin Bergeaud, professeur associé au département d’économie d’HEC et prix du jeune économiste

La difficulté de ces défis, esquissés en nuances d’un pessimisme que je partage, est aggravée par la très faible croissance. Comment se désendetter et diminuer les dépenses de l'État sans croissance ? Comment investir dans l’écologie sans marge budgétaire ? Le rapport Draghi s’ouvre avec un graphique qui montre l’écroulement du niveau de PIB par habitant en Europe par rapport à celui des États-Unis depuis les années 90. 

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Le rendement est deux fois inférieur en Europe où le secteur privé a un déficit d'investissement de 150 à 200 milliards de dollars par an de différence par rapport aux États-Unis.

Faut-il incriminer le manque d’investissement dans la recherche et l’innovation ? Certes, les États européens n’investissent pas assez mais les États-Unis non plus. La vraie cause est que le rendement est deux fois inférieur en Europe où le secteur privé a un déficit d'investissement de 150 à 200 milliards de dollars par an de différence par rapport aux États-Unis. Trois motifs peuvent rendre compte de ce retour sur investissement décevant :

  • la fuite des talents et des entrepreneurs, liée aux difficultés de financement et aux excès de régulation, à la fois en niveau et en variance (des changements intempestif et difficiles à prédire)
  • la fuite des capitaux dans une Europe où l’épargne, quoiqu’abondante, est trop peu fléchée vers l’innovation et, si elle l’est, privilégie l’innovation américaine. 
  • la fuite des idées. Le secteur académique européen est capable de produire des idées disruptives, pertinentes, intelligentes, mais elles sont utilisées par les entreprises américaines. Une des urgences est de rapprocher les universités des entreprises pour ne pas "marquer contre notre camp" en favorisant les États-Unis. 
Le climat, enjeu de souveraineté et de résilience

Maxence Cordiez, Expert Associé - Énergie

La décennie 2010 était la décennie climatique, prodigue en discours généreux dont la mise en œuvre manquait de cohérence. À l’heure du retour de bâton environnemental et écologique, les postures sont plus timorées. L’Europe a failli à se positionner suffisamment tôt et suffisamment en amont dans l’économie très libéralisée des technologies émergentes. Véhicules électriques, panneaux photovoltaïques, nucléaire, hydrogène, semi-conducteurs, numérique… Constatant un retard difficile à surmonter, nous nous sommes engagés avec réticence dans la voie des technologies bas carbone. Pourtant, se passer des combustibles fossiles n’est pas qu’une question climatique : il s’agit tout autant d’un enjeu de souveraineté et de résilience. Comment l’UE peut-elle être compétitive face à la concurrence des États-Unis, qui ont accès à une énergie beaucoup moins chère grâce aux hydrocarbures de réservoire compact, ou à la Chine, qui a accès à une énergie bon marché grâce au charbon et aux énergies renouvelables qu’elle a industrialisées avec grande efficacité ? Trois axes doivent inspirer prioritairement l’action politique : assurer notre souveraineté énergétique par la défossilisation de notre approvisionnement ; rapprocher les coûts réels des prix finaux ; arbitrer et concilier les objectifs locaux et généraux pour faire baisser les coûts de production.

D’abord, assurer notre souveraineté énergétique. La France s'acquitte d’une facture d'importation de combustibles fossiles de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an : il est capital de se désensibiliser des combustibles fossiles pour que chaque crise n’occasionne pas la perte de segments entiers de notre économie, comme lors de la crise du pétrole de 2008 ou de la crise du gaz de 2021-22. 

Ensuite, rapprocher les coûts réels de l’énergie bas carbone des prix finaux payés par le consommateur, grâce à des outils réglementaires pertinents. 

La volonté de renforcement perpétuel de la sûreté nucléaire a pour asymptote la recherche d’un risque nul, pénalisant la compétitivité de l’existant et compromettant tout nouveau projet.

Enfin, et c’est une question assez philosophique ou du moins, politique : pondérer les objectifs locaux et les objectifs généraux. Construire un parc éolien en mer requiert, en France, dix ans de procédure administrative, auxquels s’ajoutent trois ans de construction. Le solaire photovoltaïque hexagonal coûte 10 euros de plus par kilowatt-heure qu’en Espagne, du fait de l’abondance des contraintes réglementaires. La volonté de renforcement perpétuel de la sûreté nucléaire a pour asymptote la recherche d’un risque nul, pénalisant la compétitivité de l’existant et compromettant tout nouveau projet. Il faudra arbitrer entre les services sociaux économiques escomptés et les contraintes qu’on leur applique sous des motifs divers. 

La France, du fait de sa rigidité excessive, n’est pas prête au défi de la transition énergétique. Notre désoptimisation systémique s'accroît. Réduire les coûts de production de l'énergie exigera des efforts de flexibilisation conséquents, qui restent encore largement hors du champ des débats actuels.

Propos recueillis par Hortense Miginiac

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