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21/03/2022

Ukraine : à la recherche d'un compromis honorable

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Ukraine : à la recherche d'un compromis honorable
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Malgré les pourparlers entre Russes et Ukrainiens, le conflit ne s'apaise nullement sur le terrain. La recherche d'un compromis honorable pour les deux parties est pourtant la seule façon d'éviter une guerre qui s'installe dans la durée et le risque d'escalade dans la violence, écrit Dominique Moïsi.

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.

Pendant 105 jours, du 30 novembre 1939 au 13 mars 1940, la Finlande a tenu tête à l'URSS, un pays 47 fois plus peuplé et 66 fois plus étendu qu'elle.

L'Ukraine d'aujourd'hui serait-elle en train de devenir, pour la Russie, ce que fut la Finlande pour l'URSS d'hier ? Bien sûr, les écarts entre les deux pays ne sont pas de même nature et l'Ukraine est moins seule face à Poutine que ne pouvait l'être la Finlande face à Staline.

Mais, au grand dam de Moscou, après plus de trois semaines de guerre, l'Ukraine tient toujours. Tel un cancer, l'occupation russe s'étend certes, mais elle est confrontée à des anticorps puissants, d'ordre militaire et émotionnel.

Zelensky, symbole de la résistance

Transcendés par Volodymyr Zelensky, comme les Britanniques pouvaient l'être par Winston Churchill en mai-juin 1940 lors de la bataille d'Angleterre, les Ukrainiens souffrent, plient, mais ne rompent point. Avant le début de l'invasion russe, la popularité du président Zelensky était de 23 %. Elle est aujourd'hui de 90 %. Poutine lui a donné son meilleur rôle en lui permettant de devenir le symbole de la résistance et de l'unité nationale de l'Ukraine. Comme Bonaparte le disait de La Marseillaise, Zelinsky vaut plusieurs divisions à lui tout seul.

Le rapport des volontés peut jouer en faveur de l'Ukraine. La puissance de feu demeure en faveur de la Russie. Mais il est clair que les choses ne se passent pas comme Poutine l'aurait souhaité. Au fil du temps qui passe, l'expression "opérations spéciales" devient toujours plus difficile à justifier. Il s'agit bien à l'évidence d‘une guerre.

Les armes fournies à l'Ukraine font très mal à l'armée russe, tout comme les sanctions occidentales font et feront toujours plus mal à l'économie russe. 

Les pertes russes - on parle de 7000 morts - sont déjà plus de dix fois supérieures à celles subies par Moscou lors de la "prise" de la Crimée en 2014, et doivent être comparées aux 15.000 soldats russes tombés en Afghanistan entre 1979 et 1989. Ces pertes vont devenir de plus en plus injustifiables. Les armes fournies à l'Ukraine font très mal à l'armée russe, tout comme les sanctions occidentales font et feront toujours plus mal à l'économie russe. Si la situation actuelle se prolongeait, la Russie se trouverait plongée dans un état d'obscurité technologique tel qu'elle prendrait sur ses rivaux et adversaires occidentaux, ou sur son allié chinois, un retard qu'elle ne pourrait plus jamais rattraper.

Ce sont les meilleurs qui partent

Cette plongée dans le noir de l'ignorance s'accompagne dès à présent du départ précipité de tous ceux qui, en dépit du régime, maintenaient une attitude de pensée libre. Combien sont-ils à avoir émigré ? Certains analystes avancent le chiffre de 200 000 personnes. C'est très peu par rapport à la population de la Russie, mais ce sont les meilleurs qui partent et sans eux, c'est le futur du pays qui paraît toujours plus incertain. La Russie ne sera plus seulement la puissance pauvre et isolée mais la puissance arriérée.

En attendant, l'Ukraine tient et la Russie s'enlise. Ne pas perdre la guerre pour l'Ukraine, c'est la gagner. Ne pas gagner la guerre pour la Russie, c'est la perdre. À partir de cette clé de lecture fondamentale, deux scénarios sont possibles : celui de l'escalade ou celui de la négociation.

Un compromis honorable pour les deux parties consisterait en la clarification du statu quo existant avant le début de l'invasion russe en 2022. L'indépendance et la souveraineté de l'Ukraine seraient réaffirmées. Elle jouirait d'un statut de neutralité armée sur le modèle de la Suisse, mais dans le cadre d'un processus d'adhésion à l'Union européenne. Et tout cela sans humilier Poutine.

L'histoire, la justice internationale et les Russes eux-mêmes lui demanderont des comptes un jour. Quel que soit le jugement éthique et politique que nous portons sur sa personne, il faudra offrir à Poutine des conditions qui lui paraissent acceptables : un "pont doré", pour reprendre la formule attribuée au stratège chinois Sun Tzu.

Ne pas perdre la guerre pour l'Ukraine, c'est la gagner.

L'agresseur frustré et le résistant héroïque

Le point d'arrivée de la négociation - et non bien sûr son point de départ - pourrait se résumer ainsi. L'Ukraine, victorieuse moralement, accepte la perte de la Crimée et de l'est du Donbass. Il s'agit de territoires qu'elle ne contrôlait déjà plus. Et la Russie, revenue à la raison, reconnaît qu'elle n'a pas gagné l'Ukraine et qu'au sud du pays, ses possessions territoriales se limitent à la seule Crimée. Autrement dit, l'Ukraine continue d'avoir accès à la mer Noire et d'être en contrôle d'Odessa et de Marioupol.

Ce compromis peut apparaître irréaliste aux uns - jamais Poutine dans sa course vers l'abîme ne l'acceptera -, injuste et immoral aux autres - pourquoi récompenser ainsi l'agression russe ? Mais c'est précisément parce qu'il semble inacceptable aux deux parties - l'agresseur frustré et le résistant héroïque - que ce compromis fait ou fera sens.

Bien sûr chaque partie voudra renforcer sa position de négociation sur le terrain, et plus on avancera dans les pourparlers, plus les combats seront acharnés. Mais l'alternative n'est-elle pas bien pire : la guerre qui s'installe dans la durée, les bombardements sur les civils qui deviennent le "nouveau normal" ? Sans oublier le risque d'escalade, pouvant aller jusqu'à l'utilisation d'armes de destruction massive

Il ne faut pas céder à la stratégie de la peur utilisée par Poutine. "Vous me décrivez comme fou, eh bien je vais vous montrer jusqu'où je suis capable d'aller !" Mais il ne faut pas non plus jouer avec le feu.

Faire preuve de générosité éclairée

Le compromis suggéré aurait aussi l'avantage de rendre le soutien de Pékin à Moscou plus difficile. C'est une chose de soutenir son allié autoritaire face aux démocraties. C'en est une autre de s'isoler aux côtés d'un état paria qui refuse la porte de sortie honorable qui lui est offerte.

L'Europe a un rôle essentiel à jouer dans ce schéma et doit faire preuve d'une générosité éclairée. L'Ukraine vient de renoncer à l'Otan. L'Union européenne doit retrouver ce qui a fait sa force hier, sa capacité d'agir par capillarité. Les Ukrainiens, par leur héroïsme, ont gagné le droit d'entrer dans notre "club de valeurs".

Mais combien de vies seront inutilement sacrifiées avant que Poutine ne reconnaisse la futilité tragique de son entreprise ? "Les hommes ne deviennent raisonnables que lorsqu'ils ont épuisé toutes les autres solutions", disait Churchill.

 

Avec l’aimable participation des Echos, publié le 20/03/2022

Copyright : Handout / UKRAINE PRESIDENCY / AFP

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