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14/04/2022

Ce qu’une victoire de Marine Le Pen signifierait pour l’Europe

Ce qu’une victoire de Marine Le Pen signifierait pour l’Europe
 Georgina Wright
Auteur
Directrice adjointe des Études internationales, Experte résidente

Les résultats sont tombés dimanche 10 avril à 20h : pour la deuxième fois, Emmanuel Macron affrontera la candidate d’extrême droite, Marine Le Pen, au second tour de l’élection présidentielle le 24 avril prochain. Les derniers sondages prédisent une victoire du Président candidat, mais la course sera serrée et l’hypothèse Marine Le Pen ne doit pas être écartée. Quelles en seraient les conséquences pour l’avenir de l’Europe ? 

Une victoire de la candidate du Rassemblement national (RN) affaiblirait considérablement l’unité, la cohésion et la puissance de l’Union européenne. La candidate d’extrême droite entend réduire drastiquement le pouvoir décisionnel de l’UE, encadrer et contrôler la libre circulation, et sortir l’agriculture des traités de libre échange. Elle pourrait utiliser son droit de veto pour s’opposer aux sanctions envers la Russie et s’élever contre tout soutien militaire supplémentaire à l’Ukraine. Comment l’UE pourrait-elle réagir à ces mesures sans courir le risque d’une décomposition ? C’est l’ombre d’un Frexit qui guette, mais cette sortie progressive de l'Union pourrait être encore plus désordonnée que celle du Royaume-Uni entre 2016 et 2020.

Évidemment, il sera difficile pour la candidate de mettre en œuvre un tel programme, et plus encore d’enfreindre les règles européennes,  sans obtenir  une majorité parlementaire lors des élections législatives de juin. En tout état de cause, afin d’éviter un affaiblissement de l’Union ou une rupture à l’avenir, les Etats membres de l’UE pourraient ne pas avoir d’autre choix que de satisfaire certaines demandes de la France.

Derrière l'adoucissement du discours, une Europe toujours condamnée ?

La vision européenne de Marine Le Pen n’est plus, dans le discours du moins, ce qu’elle était lors de ses campagnes de 2012 et 2017. Beaucoup de Français font preuve de défiance à l’égard de l’UE et de ses institutions, mais peu d’entre eux souhaitent la quitter. C’est très certainement pourquoi, après avoir appelé à un Frexit en 2012 et à une sortie de l'euro en 2017, Marine Le Pen s’est rangée du côté d’une réforme apparemment plus modérée de l'UE, qui représenterait, aux yeux de la candidate, un choix électoral gagnant. 

Après avoir appelé à un Frexit en 2012 et à une sortie de l'euro en 2017, Marine Le Pen s’est rangée du côté d’une réforme apparemment plus modérée de l'UE.

Pourtant, lorsqu’on examine attentivement ses propositions, il n’y a aucun doute qu’elles marqueraient la fin du projet européen tel que nous le connaissons. En effet, Marine Le Pen veut remplacer l’UE par une nouvelle alliance de "nations libres et souveraines". Au sein de cette alliance, chaque membre pourrait choisir les règles à suivre, y compris concernant le respect de l'état de droit. Elle souhaite organiser un référendum afin d’affirmer la primauté des lois françaises sur le droit européen. En cas de victoire, elle abandonnerait toute notion de "souveraineté européenne" et mettrait un terme aux projets d’élargissement de l’Union.

Certaines propositions énoncées dans son programme semblent difficilement réalisables sans fondamentalement entraver l'intégration européenne. Par exemple, si Marine Le Pen ne s’oppose pas aux accords de libre échange de l’UE, elle propose d’en exclure l’agriculture. Une telle mesure paraît dès lors difficilement acceptable pour les partenaires commerciaux de l’UE. De plus, les négociateurs européens seraient sans doute contraints de suspendre les négociations en cours avec l’Australie et la Nouvelle Zélande

D’importantes contradictions peuvent également être identifiées dans son programme : si Marine Le Pen  approuve "l’autonomie stratégique" de l’UE dans le domaine du climat et de l’environnement, elle propose de retirer la France du Pacte Vert européen, qui vise précisément à rendre l’UE neutre en carbone d’ici 2050. Elle souhaite que la France décide de manière autonome comment décarboner, et dans quelles énergies investir, même si cela mène à la violation des règles de concurrence. Elle souhaite également retirer la France du marché européen de l’électricité.

De même, Marine Le Pen soutient la libre circulation des personnes mais souhaite la limiter aux détenteurs de passeport de l’UE (la proposition n’est pas claire quant au statut des Suisses, des Norvégiens, des Islandais et des Liechtensteinois qui bénéficient aujourd’hui du régime Schengen). De plus, elle souhaite que la France puisse empêcher les migrants extra-européens d’avoir recours à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme les protégeant de l’expulsion. Elle propose de limiter les aides sociales et les logements sociaux aux citoyens français (certaines aides ne seraient disponibles que pour ceux qui ont travaillé en France un minimum de 5 ans). Elle soutient également la réintroduction temporaire des contrôles aux frontières de l’espace Schengen.

Marine Le Pen risque de rencontrer d’importants obstacles…

Pour mettre en place un tel programme, Marine Le Pen ne pourra cependant agir seule et de façon unilatérale. Elle doit compter, nous l’avons déjà dit, sur une majorité à l’Assemblée nationale, mais aussi sur l’Union elle-même. Certes, la candidate du Rassemblement National a de bonnes relations avec deux chefs de gouvernements européens : le Premier ministre hongrois Viktor Orbán et le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki. La première rencontre entre Marine Le Pen et Viktor Orbán remonte à octobre 2021, au cours d’une visite à Budapest. Les rencontres entre Marine Le Pen et Mateusz Morawiecki ont été fréquentes au cours des dernières années, la dernière en date remonte au mois de décembre 2021 lors d’un sommet organisé par le Premier ministre polonais réunissant plusieurs dirigeants nationalistes et d’extrême droite. Il y a peu de doute que, de par leurs proximités avec la candidate, Orbán et Morawiecki miseraient sur une France dirigée par Le Pen pour les soutenir dans leur croisade contre la primauté du droit européen. Ce soutien serait d’autant plus important pour ces pays alors que la Commission européenne vient de lancer une procédure contre la Pologne et la Hongrie permettant de suspendre l’accès à certains fonds européens.

Toutefois, il est difficile d’imaginer une situation dans laquelle la France, la Pologne et la Hongrie pourraient, à eux seuls, entraver les décisions européennes. Rappelons d’abord que leurs relations n’ont pas toujours été au beau fixe. La Pologne a récemment menacé de couper ses liens diplomatiques avec la Hongrie qui se garde de critiquer directement la Russie, sous le feu de la communauté internationale depuis le début de la guerre en Ukraine. De plus, ni la Pologne ni la Hongrie, tous deux bénéficiaires nets des fonds de l’UE, ne risquent d’apprécier la proposition de Marine Le Pen visant à réduire drastiquement la contribution française au budget européen. Mais le frein le plus conséquent réside dans le processus décisionnaire du Conseil de l’UE (composé des 27 États membres) et dont la plupart des votes se tiennent selon la méthode de la majorité qualifiée. Cela signifie que la France, la Pologne et la Hongrie auraient besoin de l’appui d’autres États membres afin de bloquer une proposition émise au sein de l’institution (cette majorité devant représenter au moins 55 % des États représentant au moins 65 % du total de la population européenne).

… Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle ne pourra pas affaiblir l’Union

Marine Le Pen dispose d’autres moyens pour affaiblir l’Union de l’intérieur. 

La candidate du Rassemblement national pourrait être tentée d’entraver  toute négociation au sein du Conseil dans le but d’obtenir des concessions pour la France. Si cette option devait échouer, Marine Le Pen pourrait retourner la situation à son avantage et blâmer Bruxelles. En prévision d’une telle posture, des pays comme l’Allemagne tenteraient de calmer les velléités françaises, en laissant se prolonger la durée des discussions. Les divisions européennes pourraient, de facto, s’en trouver aggravées. L'agenda européen serait bousculé et le rythme de travail en pâtirait lourdement. 

La prétendante à l’Élysée pourrait aussi décider de ne pas tenir compte des règles européennes, telles que les limites d’aides d’État ou les mesures destinées aux marchés publics. Dans une telle hypothèse, la Commission européenne devrait engager une procédure d’infraction envers la France, voire un gel de certains fonds européens. La Cour de Justice européenne pourrait également se mêler de l’affaire. Or, comme l’expliquent Ian Bond et John Springford, la France, contrairement à la Pologne et à la Hongrie, a les capacités financières pour supporter le gel de des versements provenant de l’Union.

La prétendante à l’Élysée pourrait aussi décider de ne pas tenir compte des règles européennes, telles que les limites d’aides d’État ou les mesures destinées aux marchés publics.

Pour passer outre la législation européenne, Marine Le Pen aurait aussi besoin du soutien de son Premier ministre et de son gouvernement. Dans l’hypothèse d’une cohabitation, ses marges de manœuvre seraient considérablement réduites. Si nous regardons les  précédentes cohabitations sous la Ve République, le Président et son Premier ministre ont eu tous deux un droit de regard sur la politique européenne de l’Hexagone. Ce fut le cas entre 1986 et 1988 sous le septennat de François Mitterrand, et entre 1997 et 2002 sous celui de Jacques Chirac. Dans les deux cas, le Président était le garant de la politique de défense, de désarmement ainsi que des relations franco-allemandes. Le gouvernement, lui, était chargé de la sécurité nationale, du commerce et du développement des stratégies de coopération, en particulier avec le continent africain. Enfin, le Président et le gouvernement partageaient la responsabilité en cas d’opération militaire, tout comme sur la plupart des décisions afférentes à la politique européenne.

Une présidence Le Pen freinerait le processus d’intégration européen

Une potentielle élection de Marine Le Pen à l’Élysée affaiblirait considérablement le couple franco-allemand, moteur au sein de l’UE. Bien qu’elle n’ait pas critiqué directement le nouveau Chancelier Scholz, elle a déjà contesté la relation franco-allemande par le passé, invoquant des intérêts militaires et industriels divergents. Elle a également reproché à Berlin sa position atlantiste, tout en affirmant son souhait de voir la France sortir de la structure de commandement de l’OTAN. 

Enfin, une victoire de Marine Le Pen pourrait donner un coup d’accélérateur aux partis d'extrême droite en vue des élections au Parlement européen de 2024. 

Quant à Ursula von der Leyen, la Présidente de la Commission européenne, un départ d’Emmanuel Macron signifierait la perte d’un allié de poids au sein du Conseil dans sa quête pour une Commission européenne plus géopolitique. Marine Le Pen a déjà remis en cause la pertinence de l’institution bruxelloise, jugeant son pouvoir trop important et estimant qu'elle devait être remplacée par un secrétariat directement responsable devant le Conseil de l’UE. Enfin, une victoire de Marine Le Pen pourrait donner un coup d’accélérateur aux partis d'extrême droite en vue des élections au Parlement européen de 2024. 

Son parti compte actuellement  19 dép​​utés européens, rattachés au groupe "Identité et démocratie"" qui rassemble les Italiens de la Lega et les Autrichiens du FPÖ, entre autres.

Toute l’Europe en ferait les frais

Au-delà de l’UE, une victoire de Marine Le Pen serait néfaste pour la cohésion de l'Europe au sens large. La politique étrangère de la candidate Le Pen a pour premier objectif de protéger la souveraineté de la France et son intégrité territoriale. Cette vision se traduit par l’érection de nouvelles barrières commerciales et de frontières physiques. C'est d’ailleurs pourquoi elle a fustigé la Turquie pour sa gestion de la crise migratoire en 2015, et s'oppose à l'adhésion de ce pays à l'UE. C’est aussi pour cela qu’elle défend la souveraineté de l’Ukraine, tout en s’opposant au transfert d’armes et d’équipements militaires supplémentaires.

Marine Le Pen s’est, en outre, toujours montrée critique envers les gouvernements attachés aux valeurs libérales et souhaite privilégier les partenariats qui serviront les intérêts de la France. Elle se dit ouverte à un approfondissement des relations avec le Royaume-Uni, qu’elle considère comme "un partenaire clé" pour la France, mais seulement à condition que Londres achète  plus d’armes et d’équipements français. Quant aux accords sur les quotas de pêche, nerf de la guerre depuis l’avènement du Brexit, elle considère que le Royaume-Uni devra renégocier ses licences si le pays veut continuer à bénéficier de l’électricité française. Enfin, elle souhaite redéfinir le cadre des accords bilatéraux du Touquet, fixant l'entente sur les flux migratoires entre les deux pays et qui autorise le garde frontière britannique à opérer à Calais.

L’élection présidentielle française se déroule à un moment  décisif pour l’Europe. Une victoire de Marine Le Pen, bien qu'incertaine, reste possible. La présidence française du Conseil de l'UE, qui se termine à la fin du mois de juin, sera un premier test : Marine Le Pen l’utilisera-t-elle pour ralentir les discussions en cours au sein de l'UE ? 

Si les sondages se confirment et que la candidate du RN est écartée de la présidence, cela ne signifiera pas pour autant que la France aura définitivement “réglé” la question européenne. D’importants clivages demeurent en France sur ce que doit être l’UE et le rôle de la France en son sein. En France, comme dans de nombreux autres pays, un débat plus nuancé sur le futur de l’Union est impératif. Le pays ne peut se permettre d’attendre le prochain signal d’alarme pour le mener à bien.

 

L’auteure remercie Blanche Leridon, Cécilia Vidotto Labastie et Maxime Cayrou de l’Institut Montaigne pour leurs relectures et leurs appuis à la traduction de ce billet.

Copyright : OSCAR DEL POZO / AFP

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