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Rapport
Septembre 2018

La fabrique
de l'islamisme

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de l'islamisme

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Author
Hakim El Karoui
Ancien Expert Associé - Monde Arabe, Islam

Hakim El Karoui dirige le bureau parisien de Brunswick, groupe d’origine britannique de conseil en communication.

Il est notamment l'auteur du rapport Un islam français est possible et Nouveau monde arabe, nouvelle "politique arabe" pour la France.

Il a enseigné à l’université Lyon II avant de rejoindre le cabinet du Premier ministre en 2002. Après un passage à Bercy, il rejoint, en 2006, la banque Rothschild. En 2011, il rejoint le cabinet de conseil en stratégie Roland Berger où il est co-responsable de l’Afrique et du conseil au gouvernement français. Il a créé et dirigé pendant 5 ans Volentia, société de conseil stratégique. Il est aussi essayiste et entrepreneur social (il a créé le club du XXIème siècle et les Young Mediterranean Leaders).

Hakim El Karoui est normalien et agrégé de géographie.

“L’idéologie islamiste fait peur. Mais ce n’est pas la peur qui doit nous guider, c’est la raison. C’est en comprenant les rouages de la machine islamiste que nous pourrons apporter une réponse au défi qui nous est adressé”.

Hakim El Karoui

Après un rapport en 2016 sur l’islam de France et un travail en 2017 sur la politique arabe de la France, l’Institut Montaigne publie un troisième rapport consacré - non pas à l’islam - mais à l’islamisme. 

Pourquoi ce travail ? Le sujet est toujours au coeur de l’actualité française et européenne mais il reste paradoxalement très mal connu. Qu’est-ce que l’islamisme ? Quels sont ses objectifs ? Ses effets ? Ses acteurs clés ? Les notions sont complexes, les mots étrangers, les motivations peu claires et les ressorts de cette idéologie difficiles à comprendre. Ainsi, l’ambition de ce travail est simple, donner à voir et à comprendre comment l’idéologie islamiste est produite et de quelle manière elle est diffusée en France et en Europe :

  • La généalogie : les contextes dans lesquels elle est née, les questions philosophiques qu’elle pose, la vision du monde qu’elle porte ;
  • La production : les lieux où elle est fabriquée et les machines administratives qui la produisent ;
  • La diffusion : les hommes et les femmes qui la portent, les réseaux qui la diffusent, politiques comme sociaux ;
  • La réception : la manière dont elle s’est développée en Europe (un tome 2 est prévu pour analyser la question djihadiste)

Au terme de notre travail, il ressort que l’islamisme est une idéologie contemporaine puissante mais mal connue. Son objectif est clair : créer un projet global avec la religion comme cadre de vie et projet pour l’individu et la société. Ses valeurs sont souvent contraires aux valeurs occidentales : groupe contre l’individu, norme religieuse contre liberté individuelle, inégalité entre hommes et femmes contre aspiration à l’égalité, etc. 

La réponse au développement de l’islamisme en France et en Europe ne doit pas être guidée par la peur, mais par la raison. La raison pour comprendre la mécanique de création et de diffusion de cette idéologie. La raison pour imaginer une nouvelle organisation de l’islam en France et en Europe. La raison pour promouvoir un discours alternatif et compatible avec nos sociétés par les musulmans européens.

Afin de réaliser ce travail, nous nous sommes basés sur de nombreuses sources documentaires : 

  • Plus de 200 ouvrages académiques et rapports scientifiques, en anglais, en arabe, en français et en allemand ont été consultés ;
  • Une soixantaine d’entretiens auprès d’acteurs institutionnels, associatifs, religieux, carcéraux et citoyens dans huit pays du monde arabe et d’Europe ont été menés ;
  • Une analyse pionnière des Saudi Leaks, un ensemble de plus de 122 000 documents du ministère des Affaires étrangères saoudien divulgués par Wikileaks en juin 2015, a été réalisée ;
  • 275 fatwas (déclarations juridiques islamiques émises par un expert en droit religieux) ont été étudiées ;
  • Un travail approfondi d’analyse a été mené sur des données massives collectées sur Twitter et Facebook sur l’origine et la fréquence de contenus islamistes sur les réseaux sociaux.

Qu’est-ce que l’islamisme ?

Avant d’aller plus loin, définissons ce qu’est l’islamisme. La question est délicate et sujette à controverse, le terme étant tantôt revendiqué, tantôt rejeté par ceux que nous inscrivons dans cette catégorie.

L’emploi du pluriel est, dans un premier temps, requis : nous considérons ici tous les islamismes. Ils forment un ensemble qui, au-delà de la croyance religieuse et de la spiritualité personnelle, porte une interprétation du monde, une vision de l’organisation de la société - y compris le monde profane - et un rôle donné à la religion dans l’exercice du pouvoir. En ce triple sens (interprétation du monde, organisation sociale, relation au pouvoir), il s’agit d’une véritable idéologie politique contemporaine. 

L'islamisme porte une interprétation du monde, une vision de l’organisation de la société et un rôle donné à la religion dans l’exercice du pouvoir.

Différents courants de l’islamisme cohabitent, dont les deux principaux sont le wahhabisme et l’idéologie des Frères musulmans (frérisme). Si de nombreux paramètres les distinguent, ils poursuivent un objectif commun : faire de l’islam un cadre de vie, un projet pour l’individu et la société, visant à préserver une civilisation islamique et à établir une vision universaliste et prosélyte de l’islam. Il s’agit d’un projet total visant à codifier et normer les rapports sociaux :

  • Les rapports hommes-femmes (mixité interdite chez les wahhabites),
  • Les normes alimentaires (le halal),
  • Les normes économiques (finance islamique),
  • Les normes du rapport à l’autre (al-wala’ wa al-bara’, qui définit chez les wahhabites la séparation entre les musulmans et les non-musulmans et peut aller jusqu’au rejet total de l’autre),
  • Les normes vestimentaires et comportementales (voile, barbe). 

D’où vient l’islamisme ?

Avant d’être diffusées dans le reste du monde, les idéologies islamistes sont nées et se sont développées dans des pays et des contextes particuliers et ont transformé les sociétés qui les ont vues naître : Frères musulmans en Égypte, puis dans d’autres pays du monde arabe ; wahhabisme en Arabie saoudite ; turco-islamisme en Turquie ; révolution islamique en Iran. 

Trois moments charnières 

Ces matrices présentent des différences idéologiques majeures mais leurs histoires suivent des évolutions relativement proches, rythmées par des moments charnières communs :

  • Les années 1920, la fin de la Première Guerre mondiale et de l’Empire ottoman. En Turquie le sultanat puis le califat sont abolis et la République proclamée ; en Arabie saoudite, Ibn Saoud achève la conquête de la péninsule Arabique par la prise des deux lieux saints de l’islam, La Mecque et Médine ; en Égypte, une nouvelle forme de rapport à la religion apparaît en 1928 avec la création de la confrérie des Frères musulmans ; une nouvelle dynastie, les Pahlavi, émerge en Iran. 
     
  • La fin des années 1970, le retour en force de la référence religieuse, face à des idéologies nationalistes (turque, iranienne, arabe) à bout de souffle. En 1979, la monarchie iranienne est renversée par la Révolution Islamique. En 1979, en Arabie saoudite, la légitimité du pouvoir est contestée par un groupe millénariste qui s’empare de la grande mosquée de La Mecque. En 1980 en Turquie, un coup d’État bouscule la vie politique et amorce la “synthèse turco-islamiste”, qui ouvre la voie à l’essor de l’islam politique dans le pays. En 1981, le président de la République arabe d'Égypte Sadate est assassiné par des extrémistes religieux. Enfin, le contexte international favorise la montée en puissance de l’islam politique avec l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, suivie par l’émergence d’un djihad armé.
     
  • Une troisième rupture peut être identifiée en 2011 avec les Printemps arabes qui débouchent sur la victoire électorale de partis politiques liés aux Frères musulmans. Même s’ils ne parviennent pas toujours à se maintenir au pouvoir, ils sont portés par des sociétés de plus en plus conservatrices, sous l’effet également d’un salafisme importé d’Arabie saoudite. Enfin, le djihadisme, la constitution d’un État islamique autoproclamé au sein de la région, et la restauration du califat par ce dernier en 2014, continuent de poser la question du rapport entre pouvoir et religion. 

L’Arabie saoudite

Le wahhabisme est la mise en pratique du salafisme quiétiste à l’échelle d’un État, l’Arabie saoudite. L’islam est au fondement de l’État, la loi religieuse (charia) est le fondement juridique du pays. Plus qu’une religion, il incarne une alliance indissociable du politique et du religieux. Il est à la fois une pensée islamique, un mode de gouvernement et un cadre social omniprésent.

La force du wahhabisme et du pouvoir saoudien est la conséquence de plusieurs facteurs : une forte puissance économique grâce au pétrole, une stabilité politique remarquable soutenue par les oulémas (les théologiens), et le prestige d’avoir à gérer les Lieux saints de l’islam, véritable outil de soft power religieux.

Les Frères musulmans en Egypte et dans le monde arabe

La société des Frères musulmans a été créée en 1928 en Égypte par Hassan al-Banna et est devenue rapidement un acteur incontournable de la vie politique. Son objectif initial est simple : promouvoir le retour à l’islam vrai au sein de la société. La confrérie est d’abord sociale avant d’être politique, elle développe une importante présence associative sur le terrain afin de promouvoir la renaissance islamique. Son développement passe par une “islamisation par le bas”, c’est-à-dire par des actions sociales qui touchent l’ensemble de la population.

L’organisation frériste bénéficie de succursales dans presque tous les pays arabo-musulmans qui deviennent des acteurs importants de la scène politique à partir des années 1990 (création du Hamas, mouvement de la Sahwa en Arabie saoudite, parti politique au Yemen et au Koweït, etc.) et lors des Printemps arabes qui leur permettent d’accéder au pouvoir notamment en Tunisie et en Égypte. Ils ont néanmoins échoué, confrontés à la réalité de la gestion d’un pays, et sont de plus en plus remis en cause et concurrencés à l’échelle du monde arabe.

Le turco-islamisme

Depuis 2002, un parti issu de l’islam politique, mené par Recep Tayyip Erdogan, est au pouvoir : l’AKP. Son idéologie est conservatrice et fondée sur la religion. Mais c’est la politique qui gouverne la religion en Turquie, les religieux sont au service de la politique gouvernementale.

En Turquie, l’islamisme a adopté un fort caractère nationaliste - ce qui le distingue des Frères musulmans - pour se fondre en turco-islamisme

L’Iran 

L’Iran est en grande majorité chiite et est présenté comme le principal modèle musulman concurrent de l’Arabie saoudite dans la région. Tous les rouages de l’État sont sous le contrôle direct ou indirect d’un ayatollah (le Guide suprême). Cependant, l’expansion de son idéologie est limitée et se concentre sur des organisations chiites.

Comment l’islamisme est-il diffusé ?

L’islamisme est une idéologie mondialisée. A partir des années 1960, il s’est étendu hors des régions où il est né pour se développer dans le reste du monde musulman puis dans tous les territoires où sont présents des musulmans, y compris en Occident. Plusieurs canaux ont servi de support à son expansion.

Le salafisme d’État saoudien

L’Arabie saoudite exporte officiellement le wahhabisme depuis les années 1960. Elle le fait par le biais d’institutions théoriquement autonomes, mais qui se trouvent en réalité dans le giron des structures étatiques saoudiennes :

  • La Ligue islamique mondiale (LIM) fait office d’organe central. C’est un instrument diplomatique de la famille royale saoudienne dont l’objectif est d' “organiser la coopération entre les États islamiques dans les différents domaines politiques, économiques et culturels” ;
  • L’Université islamique de Médine (UIM) est le centre de formation théologique pour les imams, prédicateurs et missionnaires dont 80 % des étudiants sont d’origine étrangère ;
  • La World Assembly of Muslim Youth (WAMY) a pour but de défendre l’identité musulmane auprès des jeunes générations ;
  • L’Organisation internationale du secours islamique (IIRO), représente la branche caritative du wahhabisme, consacrée à la défense et la protection des musulmans.
  • A cela vient s’ajouter l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) dont l’objectif est de renforcer la cohésion du monde musulman, principalement autour des questions diplomatiques, économiques ou scientifiques.

Ainsi, la volonté expansionniste de l’Arabie saoudite, soutenue par les financements issus d’exploitations pétrolières, reflète l’idéal panislamiste du gouvernement saoudien qui cherche à avoir le monopole sur l’islam, sur le discours comme sur les musulmans. 

Le wahhabisme comme soft power est un levier diplomatique qui permet à l’Arabie saoudite de peser sur la scène internationale et en premier lieu au Moyen-Orient. Son action se déploie aujourd’hui dans différentes parties du monde, comme le montre l’étude des Saudi Leaks, révélant une stratégie du pays à échelle globale.

Les Frères musulmans européens

L’objectif ultime des Frères Musulmans repose sur un projet d’expansion. En Europe, ils défendent des positions politiques et sociales qui doivent transcender les appartenances nationales d’origine. Les connexions entre les Frères musulmans européens et leurs homologues du Moyen-Orient sont indéniables mais elles ne sont pas systématiques, ils ne prennent pas leurs ordres en Égypte mais partagent des références et des buts similaires.

A partir des années 1980, ils s’emparent des problématiques des communautés musulmanes d’Europe, comme l’identité, l’éducation ou l’islamophobie. Ils mobilisent ensuite la communauté musulmane et constituent des réseaux, des associations et des fédérations générales ou sectorielles à différentes échelles, pour représenter cette communauté auprès des municipalités, des États européens ou de l’Union européenne. Les Frères musulmans européens s’appuient sur un discours identitaire et proposent une forme de citoyenneté musulmane

En France, l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) s’est progressivement imposée comme un acteur majeur autour de deux thèmes centraux : la lutte contre l’islamophobie et la question de la Palestine. Au Royaume-Uni, la principale organisation liée aux Frères musulmans est la Muslim Association of Britain. Les objectifs sont similaires et ils s’appuient sur des associations caritatives islamiques. En Allemagne, l’Islamische Gemeinschaft Deutschland est moins puissante que ses homologues français et britanniques, la communauté musulmane allemande étant majoritairement turque.

Si en Europe, les Frères musulmans ont su se mouvoir avec habileté dans les années 1980 et 1990, ils ont eu depuis des difficultés à renouveler leurs cadres. Surtout, ils ont été pris de court par la montée du salafisme. Celui-ci va profiter d’une forte demande religieuse de la jeunesse européenne et de l’attrait des jeunes pour cette version simplifiée de l’islam.

L’encadrement de la diaspora turque par la religion

En Europe, les organisations religieuses turques ont pour objectif premier de maintenir le lien de la diaspora (environ cinq millions de personnes en Europe, dont près de trois millions en Allemagne) avec la communauté d’origine. 

Cet encadrement est assuré par le département des Affaires étrangères de la Diyanet - institution émettant l’islam officiel - qui exerce un contrôle étroit des imams qu’elle envoie en Europe et du réseau Millî Görüs - mouvement politique - disposant d’un réseau dense de mosquées et d'associations dans les pays européens.

La prédication salafiste en Europe

Le salafisme, sans être majoritaire, est le courant islamique le plus dynamique en Europe. Il s’agit avant tout d’un salafisme quiétiste (focalisé sur le discours religieux et le comportement des croyants) plutôt que politique ou djihadiste. Il s’est imposé progressivement comme la référence à partir de laquelle chaque musulman doit juger sa pratique religieuse. 

Cette diffusion n’est pas le fait d’un État seul, il est le fait d’une accumulation d’initiatives spontanées, qui émanent certes de ce que les Saoudiens ont semé, mais qui ne leur appartient plus, tant ce développement leur a échappé. Il n’existe aujourd’hui aucune organisation salafiste d’envergure en mesure de faire l’unité du mouvement.

Les Médias

Les chaînes de télévision saoudiennes, particulièrement développées au Maghreb, ont contribué à l’imprégnation théologique et religieuse des populations musulmanes françaises d’origine maghrébine. A partir de leurs relations familiales et amicales, ces populations ont été progressivement exposées à cette interprétation particulièrement rigoriste de l’islam. 

L’exemple du salafisme montre l’importance des médias dans la diffusion de l’idéologie :

  • Les livres jouent aujourd’hui un rôle majeur dans la diffusion du salafisme, parce que leur gratuité et leur simplicité les rendent facilement accessibles ;
  • Les cassettes ont été diffusées au Maghreb et en Europe occidentale pour répandre la bonne parole islamiste tout au long des années 1980 et 1990 ;
  • Les chaînes de télévision par satellite occupent une place importante. Al Jazeera a su proposer une offre de débat politique inédite dans le monde arabe, couplée à la construction d’un système de propagande destiné à promouvoir les Frères musulmans et leur leader religieux, Youssef al-Qaradâwî. Les chaînes de télévision religieuse saoudiennes (Iqraa notamment) ont également contribué à l’islamisation des musulmans à travers le globe.
  • Aujourd’hui, internet et les réseaux sociaux ont pris le relais, avec une puissance impressionnante.

Quel est l’impact de l’idéologie islamiste en France et en Europe ?

Les musulmans influencés par l’islamisme, minoritaires parmi les musulmans français

Les musulmans sensibles aux thèses islamistes représentent une minorité aujourd’hui en France. Cette minorité fait néanmoins parler d’elle. On observe une volonté de se distinguer du reste de la population d’apparaître comme une communauté à part, voire même en rupture pour les plus radicaux. Les questions du halal et du voile agissent ici comme des marqueurs de distinction, des leviers identitaires, des normes et des modèles qui influencent le quotidien et dépassent de très loin les cercles fréristes ou salafistes.

Dans l’enquête réalisée en 2016 par l’Institut Montaigne, le chiffre des 28 % de musulmans classés comme “sécessionnistes et autoritaires” a souvent été retenu. Il est la résultante d’un travail idéologique mené depuis plusieurs années par différents mouvements qui se sont superposés : la prédication (Tabligh) dans les années 1980, la mobilisation identitaire (frérisme) entre 1989 et 2005, un mouvement obnubilé par la pratique religieuse (le salafisme) depuis cette date.

Le discours salafiste a réussi à s’imposer comme la référence à partir de laquelle les musulmans doivent penser leur conception de la pratique religieuse.

Le discours salafiste s’appuie sur l’étude des textes sacrés et sur la critique de l’Occident décrit comme décadent. Il a réussi à s’imposer comme la référence religieuse à partir de laquelle les musulmans doivent penser leur conception de la religion et leur pratique religieuse. Cette idéologie crée donc deux groupes distincts : la communauté composée de purs, et l’extérieur, impur, dont il convient de se distinguer clairement. Le but recherché est la différenciation totale, la rupture afin de former une autre société qui vivrait avec ses propres codes. 

Aujourd’hui, l’impact puissant de l’idéologie se concrétise par la formation d’un système alternatif : avec son idéologie, son économie, ses codes sociaux et son principe d’organisation, le halal, qui est aujourd’hui beaucoup plus qu’une façon d’abattre rituellement un animal mais bien un mode de vie. Si la fixation de la norme de comportement religieuse est largement fabriquée par des mouvements proches des islamistes, l’adhésion à ces pratiques va aujourd’hui bien plus loin que le seul groupe des islamistes militants ou sympathisants.

Les réseaux sociaux, une caisse de résonance de la prédication islamiste sans équivalent

L’islamisme, qu’il soit politique ou purement théologique, utilise massivement internet et les réseaux sociaux pour diffuser son idéologie et mobiliser ses sympathisants. Sur internet, les islamistes, et plus particulièrement les salafistes, se placent en situation de quasi-monopole pour toutes les questions relatives à la foi musulmane.

Les oulémas saoudiens comptent parmi les intellectuels les plus influents du monde avec une caractéristique spécifique : ce ne sont pas des individus isolés mais bien cinq ou six personnalités, inconnues en Occident, qui rayonnent sur Twitter et Facebook et sont suivis par plusieurs millions voire dizaine de millions de personnes. Parmi les influenceurs musulmans, ce sont eux et de loin qui ont le plus d’impact, loin devant les principales figures religieuses des Frères musulmans. Très loin devant aussi ceux qui sont aujourd’hui les représentants d’un islam européen modéré.

Sur Twitter, quatre prédicateurs saoudiens et un koweitien figurent parmi les 16 les plus influents dans le domaine des idées

Les prédicateurs saoudiens influents sur Twitter

Pendant huit mois, nous avons analysé avec la société Bloom, solution d’analyse fondée sur l’intelligence artificielle à partir des réseaux sociaux, les discours relayés sur internet et plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Cette étude nous a permis d’évaluer l’incroyable audience dont bénéficient les grands comptes islamistes à l'échelle mondiale et nationale.

En France, lorsqu’un fait divers ou un sujet de société touche de près ou de loin un musulman, on observe une réaction massive et régulière des acteurs sur le web, qui se saisissent de l’épisode en question pour l’ériger en combat idéologique. Ce fut le cas lors de la campagne numérique "Free Tariq Campaign" ou de la polémique autour de la jeune chanteuse Mennel Ibtissem, qui ont joué un rôle majeur dans le discours identitaire sur internet.

Et en Europe ?

L’analyse de l’organisation et du déploiement de l’islamisme en Belgique, en Allemagne et en Royaume-Uni fait ressortir des dynamiques communes. Apparus dans les années 1970, leur implantation marque un mouvement de réislamisation des populations musulmanes installées en Europe et de leurs descendants. Selon les cas, cette réislamisation peut être liée au Tabligh, comme en France, en Belgique ou en Royaume-Uni, ou aux réseaux de l'islamisme turc, comme en Allemagne. En parallèle, le mouvement frériste s’est développé en Europe, particulièrement dans les années 1980, et ce, dans tous les pays étudiés. Dans les années 2000, on assiste en Belgique, en Allemagne et en Royaume-Uni à l'implantation dynamique de mouvements salafistes. L’ampleur de ce mouvement varie selon les pays, leur cadre législatif et l'histoire des musulmans dans les différentes sociétés. 

Conclusion

Il ressort de notre analyse que l’islamisme est une véritable idéologie, très mal connue en Occident, un récit global qui vise à donner une explication au monde, un sens à la vie, un destin collectif aux musulmans ; il pense par lui-même avec ses propres concepts, sa grille d’analyse et sa vision du monde. Les valeurs portées par l’islamisme sont bien souvent orthogonales aux valeurs occidentales, d’où le sentiment de confrontation que beaucoup d’Occidentaux ressentent face à l’islamisme. Et ce n’est pas la peur qui doit nous guider pour imaginer une réponse. C’est plutôt la raison. 

  • En France, il faut créer une institution chargée d’organiser et de financer le culte musulman (formation et rémunération des imams, construction des lieux de culte, travail théologique et lutte contre l’islamophobie et l’antisémitisme) : l’association musulmane pour l’islam de France (AMIF). 
     
  • Par ailleurs, il est essentiel de disposer d’un discours religieux musulman en français alternatif à celui aujourd’hui dominant sur les réseaux sociaux, le discours salafiste. A l’image du dispositif PREVENT mis en place par les Britanniques, la France doit se doter de moyens et de réseaux importants pour diffuser ce contre-discours. Qui peut le faire ? Les musulmans. Ceux de France et d’Europe, qui doivent se mobiliser, malgré leurs réticences qui sont nombreuses (refus d’être renvoyé à leur identité religieuse, volonté de banaliser leur islamité, fatigue face aux querelles des responsables du culte, crainte des islamistes radicaux, etc) car la solution viendra d’eux.
     
  • A cela devrait s’ajouter la réinvention de la promotion du discours républicain. L’islamisme prospère sur de nombreux ressorts, parmi lesquels le sentiment, dûment relayé, d’un vide du discours public qui va bien au-delà du simple discours politique. Or, la République doit affirmer son modèle comme un modèle ouvert mais fondé sur des valeurs, des principes et des règles dont la normativité n’est pas discutable. Il est nécessaire de repenser la communication de l’État sur les valeurs républicaines, notamment sur les réseaux sociaux. 
     
  • Il est essentiel de mobiliser le ministère de l’Éducation nationale : former les cadres et les enseignants à la laïcité qu’ils ne connaissent pas toujours. Leur apprendre à interpréter les manifestations de l’extrémisme religieux aussi. Comprendre ce qui est admissible au nom de la liberté de croyance et ce qui ne l’est pas parce que cela viole cette même liberté de croyance (qui est aussi celle de ne pas croire) est crucial. Relancer l’apprentissage de la langue arabe est majeur tant les cours d’arabes dans les mosquées sont devenus pour les islamistes le meilleur moyen d’attirer des jeunes dans leurs mosquées et écoles. 
     
  • Au-delà de l’école et du ministère de l’Éducation nationale, l’État doit mieux s’organiser pour savoir d’abord précisément ce qu’il se passe, au-delà des questions liées directement à la sécurité et à l’ordre public. Si des mesures fortes et utiles ont été prises pour gérer les individus les plus violents, tout ce qui se situe en amont du phénomène est méconnu et peu pris en charge. L’État se doit d’améliorer la connaissance des tenants idéologiques et des aboutissants politiques et sociaux de l’islamisme, il doit aider ceux qui veulent financer des initiatives de contre-discours en français, réaliser un travail diplomatique tous azimuts, mettre en place des dispositifs et plans d’action interministériels de reconquête républicaine dans les quartiers où c’est nécessaire. Il doit enfin assurer un travail de communication intense. Ce travail de communication doit aussi encourager les musulmans modérés, jusqu’ici trop silencieux, à s’emparer des débats qui agitent l’islam. 
     
  • La question diplomatique est également cruciale dans le dispositif de résistance à l’islamisme. Tout d’abord, un travail d’explication doit être entrepris vis-à-vis des pays qui financent et tentent de contrôler leur communauté d’origine tout en ayant des leviers politiques sur la France. Il convient aussi d’assurer avec l’Arabie saoudite que l’AMIF aura un rôle central dans l’organisation du pèlerinage. Il faut enfin que les musulmans de France puissent dialoguer avec les États musulmans sur des questions théologiques : ce qui est valable en Turquie ou en Arabie saoudite ne doit pas être pris pour argent comptant en France. 
     
  • Plus largement, une coopération religieuse avec le Maghreb et les pays du Golfe est à envisager sérieusement. Nous avons donc des intérêts communs dans le champ religieux. Dès lors, la coopération devrait se pencher, outre le développement d’un contre-discours face aux terroristes et l’organisation du pèlerinage, sur un travail théologique dont l’objectif serait de trouver les bonnes réponses aux concepts salafistes saoudiens qui posent tant de problèmes en France. C’est le paradoxe de la situation : la propagande saoudienne est à l’origine du développement du salafisme. Mais, l’on ne combattra pas efficacement le salafisme sans l’Arabie saoudite. L’arrivée de Mohamed Ben Salman, le prince héritier, est de ce point de vue une opportunité (même s’il faut rester prudent et juger sur les faits et pas seulement sur les paroles et les intentions).
     
  • Enfin, la montée de l’islamisme est également un sujet européen. Il mérite la mobilisation des institutions, notamment le Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE), pour faire évoluer leur façon d’aborder la problématique et s’atteler à partager les enseignements et bonnes pratiques de chaque membre. L’Union européenne se doit de regarder de plus près le fait islamiste et ne pas uniquement se concentrer sur le partage de renseignements et la coordination de la menace terroriste dans ses pays membres. C’est aussi au niveau européen qu’un travail diplomatique et théologique réunissant des leaders religieux, islamologues et théologiens doit être enclenché pour permettre l’émergence d’un débat sur les questions théologiques conflictuelles. C’est au niveau européen qu’un travail de formation des cadres religieux peut être engagé. L’Europe doit s’emparer de la question de l’islam, sans passion ni haine mais avec exigence et raison : c’est l’intérêt des musulmans d’Europe qui doivent échapper à l’emprise des pays d’origine et à l’emprise islamiste, c’est l’intérêt aussi de l’Europe tant la question de l’islam et la peur que cette religion suscite est devenue commune et centrale dans le débat politique continental.
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