Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
30/03/2018

Zone de libre-échange continentale africaine : encore un long chemin à parcourir. Entretien avec Michaël Cheylan

Imprimer
PARTAGER
Zone de libre-échange continentale africaine : encore un long chemin à parcourir. Entretien avec Michaël Cheylan
 Institut Montaigne
Auteur
Institut Montaigne

Le mercredi 21 mars dernier, au cours d’un Sommet extraordinaire de l’Union africaine (UA) à Kigali au Rwanda, 44 pays africains ont signé un accord instaurant une zone de libre-échange continentale. Cette zone, étendard de l’agenda 2063 de l’UA, qui fait l’objet de discussions depuis 2015, serait la plus vaste au monde en termes de nombre de pays membres, représentant 2 500 milliards d’euros de PIB cumulés. 

Si l’accord a été signé par des pays tels que le Kenya, le Maroc, l’Egypte et la très protectionniste Algérie, il doit faire face à l’absence du Nigeria, l’une des principales économies du continent. Michaël Cheylan, contributeur sur les questions africaines à l’Institut Montaigne, décrypte les enjeux de cet accord. 

L'Afrique se dirige-t-elle, avec cet accord instaurant une zone de libre-échange continentale, vers un marché unique comparable à celui de l'Union européenne ? 

Dans l’esprit, d’une certaine manière, oui. Dans les faits, pas encore tout à fait. 

  • D’abord, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) n’est pas totalement perçue ou articulée dans l’esprit de ses promoteurs comme la première étape d’un processus qui doit mener, à terme, à une intégration politique du type de celle que nous connaissons en Europe. 
     
  • Ensuite, parce qu’en pratique, pour être effective, la ZLECA doit surmonter plusieurs épreuves préalables. Il faut certes, sur le plan juridique, qu’au moins 22 Parlements nationaux ratifient le traité pour qu’il entre en vigueur. Mais une fois cette étape franchie, se posera la question de l’application concrète de ce traité de libre-échange entre pays africains. 

Apparaissent alors une série de nœuds gordiens qu’il appartiendra aux États de démêler afin de permettre l’accroissement des échanges intra-africains, qu’ils soient matériels comme les infrastructures - si les réalisations ont été nombreuses dans ce domaine durant la dernière décennie, beaucoup reste encore à faire -, ou immatériels à l’instar des barrières non tarifaires ou informelles qui entravent les échanges entre pays africains mais également, souvent, au sein d’un même pays.  

Le Président du Nigéria n'était pas présent au sommet extraordinaire de Kigali et n'a donc pas signé l'accord-cadre. Que signifierait l'absence de l’une des principales économies du continent pour un tel accord ?

Symboliquement, il est certain que l’absence du Nigeria, qui est l’une des deux plus grandes économies d’Afrique subsaharienne, a quelque peu gâché la fête. Mais il faut dire que le Nigeria a toujours fonctionné de manière presque autarcique avec les autres pays africains sur le plan des échanges économiques. Ne serait-ce que parce que le pays a une taille importante et donc un marché profond et un bassin de consommation très large - composé de 200 millions d’individus. Les entreprises nigérianes ont donc d’abord beaucoup à faire chez elles. Mais aussi parce que le Nigeria possède un secteur privé puissant avec des chefs d’entreprise charismatiques, tels que Aliko Dangote ou Tony Elumelu. Or, jusqu’à une période récente, les entreprises nigérianes exportaient relativement peu ailleurs en Afrique. Elles étaient largement introverties, c'est-à-dire tournées pour l’essentiel vers leur marché domestique, et exportaient à l’international. De ce point de vue, les choses évoluent certes, mais à un rythme modéré. 
 
A l’occasion de ce Sommet extraordinaire de l’UA à Kigali, le Président Muhammadu Buhari était, dit-on, sous pression d’industriels nigérians qui ne souhaitaient pas voir s’instaurer un système de libre-échange susceptible de remettre en cause la situation de fait oligopolistique, voire monopolistique, dont bénéficient certaines d’entre eux. En tout cas, pas sans que des garanties aient été préalablement négociées en amont. C’est cette logique d’intérêt protectionniste à court et moyen terme qui a prévalu et qui est à l’origine de la non-signature par le Nigéria du traité instaurant la ZLECA. Les avantages de long terme d’une ouverture commerciale n’auront pas fait le poids. 

Quelles sont les implications de cet accord pour les échanges commerciaux, autant intercontinentaux, qu’avec les autres régions du monde ?

“En théorie”, cela signifierait que les exportations intra-africaines concurrenceraient davantage les exportations européennes ou celles d’autres régions du monde. Ce qui serait souhaitable car, de ce point de vue, l’Afrique a un retard important à combler : seuls 16 % des échanges commerciaux africains ont lieu au sein du continent contre 70 % pour l’Europe, 54 % pour l’Amérique du Nord et 51 % pour l’Asie du Sud-Est. L’Afrique continue donc d’échanger très largement avec le reste du monde plutôt qu’avec elle-même. Ce qui constitue, disons-le, une "anomalie", en tout cas un déséquilibre auquel la ZLECA pourrait remédier, tout au moins en partie et en théorie. 
 
“En théorie” car la plupart des biens - mais aussi une bonne partie des services - consommés en Afrique sont conçus hors d’Afrique : ils y sont importés. Or, l’Afrique doit se donner les moyens de réduire ce niveau trop élevé d’importation : ce qui est consommé en Afrique doit davantage être produit en Afrique. C’est là un point majeur qui, s’il n’est pas traité, est de nature à limiter les effets positifs de la ZLECA. D’où la nécessité pour les économies africaines de produire plus, de créer davantage de valeur ajoutée afin de pouvoir réduire leur niveau d’importation.  
 
C'est ce cercle vertueux qu'il faudrait parvenir à mettre en place. Car lui seul serait de nature à lancer, à une échelle suffisante, le processus de création d’emplois dans le secteur formel. Or c'est là un point crucial car cette question – qui est étroitement corrélée à la capacité du continent à créer des richesses – est, aux côtés de celles de la consolidation des États et des institutions, de la transition démographique et du virage écologique, l’une des priorités absolues en Afrique où, chaque année, 10 à 12 millions de jeunes tentent d’intégrer le marché de l’emploi.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne