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24/10/2023

Une transition "normale" ? Retour sur le résultat des législatives polonaises

Une transition
 Frédéric Zalewski
Auteur
Maître de conférences en science politique à l'Université Paris Nanterre, membre de l'Institut des Sciences sociales du Politique

Avec un taux de participation qui n’avait jamais été atteint auparavant, (74,25 %), la Pologne a déjoué tous les pronostics et donne une leçon d’optimisme aux commentateurs européens trop habitués, de la Slovaquie à la Suisse, aux mauvaises nouvelles. 

Si le PiS reste en tête de scrutin avec 35,6 % des votes, il n’a pas de majorité. Les partis d’opposition, dont le principal était la Coalition électorale, libérale, de Donald Tusk, ainsi que par la Troisième Voie libérale-conservatrice et la gauche, obtiennent quant à eux un total de 53,5 % des voix. Konfederacja, parti d’extrême-droite, a recueilli environ 7 % des suffrages. Ainsi, sur un total de 460 sièges, l’opposition pro-européenne en obtiendrait 248, le PiS, 194, et le parti d’extrême droite, Konfederacja, 18 (soit 211 ensemble). 

Comment comprendre les conséquences de ce changement politique majeur pour l’Union Européenne et les équilibres polonais ? 

Une transition démocratique ? 

En guise d’introduction, je voudrais revenir sur l’utilisation même du terme de "transition démocratique" : elle est révélatrice de l’embarras qui s’empare des commentateurs au moment de traiter des récentes législatives et du caractère ambivalent du processus politique en cours. 

Le terme de transition désigne traditionnellement la sortie d’un régime autoritaire, c’est-à-dire d’un régime où l’alternance politique n’est pas possible et où aucun choix réel n’est laissé lors des élections. Or, la situation polonaise ne s’apparente pas à une sortie de régime autoritaire du type de celles qu’on a connues en Espagne à la mort de Franco en 1977 et au Portugal à l’issue de la Révolution des Œillets de 1974. 

De même, le terme de "démocratie illibérale" relève du discours de promotion de la démocratie libérale et s’est répandu pour désigner certaines pratiques du pouvoir, comme celle de Viktor Orbán en Hongrie : c’est donc un terme à la fois critique et situé politiquement. Si on tient à choisir une appellation, il est préférable d’aborder la Pologne du PiS comme un "régime hybride", fait d’autoritarisme compétitif et/ou de pluralisme limité. 

Il est notoire que le PiS est hostile au libéralisme culturel et politique et que son régime n’est pas aligné sur les principes de la démocratie libérale.

Il est notoire que le PiS est hostile au libéralisme culturel et politique et que son régime n’est pas aligné sur les principes de la démocratie libérale. Il fonctionne selon une structure d’intérêts très polarisés qui contrôle la sphère publique dans son ensemble. Par ailleurs, dans le cas de la Pologne, l’OCDE ou le Conseil de l’Europe avaient relevé maintes entorses concernant le fonctionnement démocratique des institutions. Néanmoins, elles ne touchaient pas le cœur du processus électoral lui-même : les partis d’opposition sont arrivés en tête, les élections ont été à peu près sincères, malgré quelques réserves formulées par l’OCDE. 

Mais on ne peut pas non plus parler d’une situation d’alternance complètement ordinaire : l’État de droit a été attaqué, (on parle à cet égard de "state capture", pour désigner la confiscation systémique de la puissance publique par des intérêts privés) et la puissance publique a été colonisée par du personnel de confiance, désigné par le PiS.

Quel est le paysage politique qui se dessine en Pologne ?

La liste électorale de Donald Tusk, "Coalition civique", a remporté le plus de voix parmi les partis d’opposition, avec 30,7 %. des voix. Les partis d’opposition, qui avaient annoncé gouverner ensemble en cas de victoire, ont donc remporté les élections, même si le PiS est formellement arrivé en tête (35,38 %). Le parti de centre droit Troisième Voie a aussi fait un excellent score, le double de ce qui avait été anticipé dans les derniers sondages, avec quasi 15 % des suffrages (65 sièges), et a engrangé un fort capital politique. Il pourrait obtenir la présidence de la Diète. La gauche, organisée depuis peu sous le label Lewica, au contraire, a été en retrait par rapport à son précédent score de 2019, passant de près de 12% des voix à seulement 8,61 % et 26 sièges.

Dans ce contexte, plusieurs inconnues subsistent et il est trop tôt pour dresser un panorama clair de la situation politique. 
 
Une première inconnue concerne les partis de l’ex-opposition : feront-ils face avec succès à l’épreuve de l’exercice du pouvoir, les élections désormais remportées ? Cette alliance semble assez solide et a résisté aux manœuvres du PiS pour en détacher le Parti paysan polonais PSL, l’une des composante de la Troisième Voie. On n’observe aucun signe de délitement malgré certains sujets sensibles, notamment autour des questions sociétales qui comptent beaucoup pour le parti de Gauche Lewica et qui pourraient devenir source de tensions avec le Parti paysan, l’un des deux partenaires de la Troisième Voie. 

Mais une seconde inconnue concerne la réaction du PiS : Andrzej Duda va-t-il s’émanciper du PiS ou rester très sensible aux injonctions de son parti ? Comment envisage-t-il sa fin de mandat ? Qu’adviendra-t-il du PiS ou du moins de la coalition de la Droite Unie, inégalement frappée dans cette déconvenue électorale ? Au sein du PiS, le micro-parti "Pologne Souveraine", dirigé par le ministre de la Justice actuel, Zbigniew Ziobro, poids lourd de la droite polonaise, n’a pas perdu de siège et son chef pourrait vouloir s’affirmer politiquement.

Andrzej Duda va-t-il s’émanciper du PiS ou rester très sensible aux injonctions de son parti ?

Or, le PiS doit rester uni s’il veut représenter une opposition significative. Une solidarité active entre le président et les parlementaires du PiS laisserait les mains libres à Andrzej Duda pour utiliser son véto. Elle serait également un atout aux prochaines élections européennes et locales de 2024, ce d’autant plus que le PiS est un parti bien implanté localement.

Doit-on lire dans ces élections la preuve que l’alternance politique entre un gouvernement illibéral et un gouvernement démocratique est naturelle et que l’extrême droite n’interdit pas les transitions ? Est-ce que la possibilité même de cette alternance ne dément pas les inquiétudes à l’encontre des "démocratures" ?

Il est difficile de généraliser et il serait illusoire d’analyser la situation polonaise comme si on pouvait discerner, dans les "démocratures" ou les "démocraties illibérales", des propriétés politiques invariables, qui dicteraient des scénarios prévisibles. 

Au contraire, il faut raisonner en termes de ressources et de flux politiques et penser de façon contextuelle. Oui, les législatives polonaises ont été une bonne nouvelle mais regardez les élections en Suisse... Encore une fois, on ne peut pas généraliser. En Hongrie, par exemple, la construction d’un État autoritaire est allée beaucoup plus loin et s’est installée dans la durée, l’opposition est nettement moins vigoureuse. La situation polonaise n’est pas transposable mécaniquement. On peut en tirer quelques enseignements, notamment le fait que les valeurs de l’ État de droit ont été défendues à la fois par l’opposition, par la société civile, par une part non négligeable de la magistrature. Ces mobilisations concordantes ont évité toute abdication collective, sans oublier le rôle positif des normes de droit européennes comme toile de fond pour ces mobilisations.

Comment comprendre ces spécificités ? 

Tout d’abord, le contexte historique a beaucoup joué : ce qui singularise la Pologne parmi les autres situations de pouvoirs néo-autoritaires en Europe, c’est la longue tradition de mobilisation de sa société civile, ancrée dans les pratiques politiques depuis les années 1980. Cela explique le rebond des mobilisations au cours des huit ans d’exercice du pouvoir du PiS. La société civile est donc particulièrement résiliente. On peut aussi mentionner le contexte de la forte participation électorale (près de 75 %), à un niveau qui a même dépassé de dix points la participation de 1989 : c’est considérable, et cela donne un poids incontestable au résultat de ces élections, de nature à tempérer les velléités éventuelles du président Duda de faire traîner la désignation du premier ministre. 

L’exemple du Brexit a fait office de contre-modèle dans le discours de l’opposition et l’attachement des Polonais à l’Europe ne s’est jamais démenti. La perspective du déblocage des 35 milliards d’euros du plan de relance, retenus par l’Union européenne en raison du non-respect de l’État de droit en Pologne, a constitué un puissant argument de campagne pour Donald Tusk. 
 
La campagne menée par l’opposition a été particulièrement habile  : les différents partis de la coalition ont fait preuve d’une constante bienveillance les uns à l’égard des autres, Donald Tusk ayant toujours un mot courtois pour les représentants des partis destinés à devenir ses partenaires, et les marches pour la démocratie organisées en juin et en octobre ont été très mobilisatrices. La Plateforme Civique a également pu s’appuyer sur le capital politique engrangé depuis les dernières présidentielles de 2019 par le candidat opposé au PiS, Rafal Trzaskowski, qui avait obtenu 48,97 % des voix.

Si la campagne de l’opposition a été efficace, celle du PiS s’est singularisée par sa médiocrité.

Enfin, si la campagne de l’opposition a été efficace, celle du PiS s’est singularisée par sa médiocrité, le parti de Jaroslaw Kaczynski est devenu sa propre caricature et plusieurs affaires ont nui à son image:l’affaire des visas, d’abord, un système d’attribution frauduleuse de visas Schengen à des dizaines de milliers de migrants africains et asiatiques, alors même que le PiS n’a de cesse de conspuer la politique européenne censément trop généreuse en la matière. 

La démission de deux hauts gradés de l’armée de Terre, les généraux Andrzejczak et Piotrowski, dans le cadre d’une affaire de missiles russes trouvés dans la localité de Bydgoszcz, à 500 km de la frontière ukrainienne, a aussi montré les failles de la prétention du PiS à être les meilleurs défenseurs possibles de la Pologne et a fait transpirer publiquement les désaccords existant entre l’armée et le gouvernement.

Konfederacja ("Confédération"), qui dépasse le PiS par la droite, est-elle encore une menace ? Quel est son avenir politique et en quoi se distingue-t-elle du PiS ?

Ce parti reste ancré à l’extrême droite mais il a fait une contre-performance par rapport aux résultats escomptés et n’a remporté que 18 sièges. Konfederacja est la coalition de deux partis, un parti nationaliste, le Mouvement National, et KORWiN, construit autour de son leader éponyme Janusz Korwin-Mikke. 

Ces deux partis à l’origine de la Konfederacja sont beaucoup plus radicaux et conservateurs que le PiS. Janusz Korwin-Mikke est un ultra-libéral, proche des idées libertariennes aux États-Unis. Il est actif en politique depuis les années 1980 et avait été l’un des rares opposants aux accords de la Table ronde, qui avaient ouvert la voie à la démocratisation en Pologne en 1989. On a mis sur le compte de sa réputation d’excentricité ses nombreuses déclarations très polémiques, souvent teintées de masculinisme et d’opposition aux idées féministes, mais la réalité est que ses saillies reflètent une vision du monde fondée sur la légitimité des dominations sociales et même biologiques, comme l’ont montré ses propos sur les jeux paralympiques, par exemple !

La radicalité de la Konfederacja ne l’a pas empêché d’obtenir 7 % des voix. Le contexte semble d’ailleurs assez porteur en Europe pour ce type de parti (Éric Zemmour, qui s’est fait connaître par un traité masculiniste Le premier sexe en 2006, a recueilli 7 % de suffrages aux présidentielles françaises de 2022 avec son parti Reconquête !). 

La radicalité de la Konfederacja ne l’a pas empêchée d’obtenir 7 % des voix.

La Konfederacja n’a donc pas la même origine politique que le PiS. Alors que ce parti est l’un des héritiers de Solidarność, la Konfederacja est plutôt un parti aux accents parfois fascisants dont les électeurs sont principalement des hommes jeunes. De même, il est très anti-collectiviste et accuse d’ailleurs le PiS de "socialisme" à cause de ses politiques redistributives. Il se montre résolument anti-européen, là où le PiS, bien qu’hostile à une Europe fédérale, n’a pas enclenché le Polexit tant redouté. L’avantage d’une telle radicalité est donc peut-être qu’elle rend assez improbable la perspective d’une alliance avec le PiS, bien que l’attrait du pouvoir puisse faire aller assez loin les compromis… 

Le président Andrzej Duda est membre du PiS depuis 2005 et restera en place jusqu’en 2025 : qu’en est-il de son pouvoir de nuisance ? Que reste-t-il de l’influence du PiS, est-elle éradiquée en profondeur ou le fonctionnement des institutions a-t-il été infléchi de façon durable ?

La question est de savoir si Andrzej Duda va s’émanciper du PiS et de Jaroslaw Kaczyński ou pas. Alors qu’il restera en place jusqu’en 2025, il peut décider de mener une politique relativement impartiale pour ne pas apparaître comme l’homme de paille de J. Kaczynski ou jouer la carte d’une cohabitation plus dure. Or, il en a les capacités : il dispose d’un droit de veto que seule une majorité qualifiée peut lever et détient la prérogative de dissoudre la Diète si elle tarde, au-delà d’un délai de quatre mois, à voter le budget. De plus, c’est à lui que revient la désignation du chef du gouvernement et il pourrait tenter de confier le gouvernement à un membre du PiS, puisque le PiS est formellement en tête abstraction faite de l’alliance politique scellée entre les partis d'opposition. Toutefois, même le PiS commence à reconnaître son échec et certains de ses dirigeants vont jusqu’à questionner la stratégie qui a été menée et accusent Jaroslaw Kaczynski. 

Duda peut décider de mener une politique relativement impartiale ou jouer la carte d’une cohabitation plus dure. Or, il en a les capacités.

Quant aux institutions, le PiS n’a jamais eu la majorité nécessaire pour modifier la constitution mais il a mis à leur tête des hommes qui lui sont fidèles. Il a également porté atteinte à l’indépendance de la magistrature, ce qui était au cœur du conflit avec l’UE. Donald Tusk va selon toute vraisemblance procéder à un remplacement progressif des titulaires en place, en commençant sans doute par une réforme de la justice ou des médias publics. 

Quelles seront les priorités de Donald Tusk au début de sa mandature ? Les partis de sa coalition convergent-ils vers des objectifs communs et y a-t-il en leur sein des points de dissension significatifs ?

Sans conteste, Donald Tusk cherchera à rétablir de bonnes relations avec l’UE pour que la Pologne cesse d’être considérée comme un partenaire peu fiable, ainsi que se conformer aux recommandations de Bruxelles en matière de respect de l’État de droit pour débloquer les 35 milliards de fonds de relance. Il va donc aussi, probablement, tenter de réformer les médias publics.

Concernant d’éventuelles dissensions entre les partis de la coalition, elles pourraient tourner autour de questions de société : la gauche soutient par exemple des positions en faveur de l’avortement, qui est un sujet plus sensible pour la Troisième voie. Cela ne devrait pas représenter des points d’achoppement insurmontables.

La Pologne, l’UE, l’OTAN et la guerre en Ukraine
Alors que la Pologne était le plus gros fournisseur d’armes à Kiev, Varsovie a annoncé le 20 septembre sa décision de mettre fin à ces livraisons, afin de concentrer ses efforts financiers à sa propre défense nationale : 4 % du PIB seront dévolus aux dépenses militaires, avec l’objectif de faire de l’armée de terre polonaise une des premières forces de l’OTAN. La Pologne restera néanmoins un pays de transit et respectera ses engagements passés mais n’en contractera plus de nouveaux. Que reste-t-il de cette décision dans la Pologne de Tusk ? La décision de Varsovie de muscler ses moyens militaires indique-t-elle sur le long terme un engagement plus prononcé en faveur de l’OTAN, au détriment de la collaboration avec l’UE ?

Il faut relativiser cette question militaire : en réalité, la plupart des équipements, qui étaient du matériel ancien compatible avec les systèmes ukrainiens, avait déjà été livrés et cela ne change rien, la mesure valait surtout pour son effet d’annonce à vocation électoraliste. Le geste a néanmoins été un signe assez hostile et contraire au climat de solidarité avec l’Ukraine.L’opposition s’est montrée très prudente sur les questions de défense. 

Les partis polonais issus de Solidarność ont toujours été à la fois très pro-européens et très atlantistes, avec des nuances (la droite est plus atlantiste, les libéraux sont peut-être moins fermés à une politique de défense européenne) mais il existe un consensus sur le fait que l’OTAN est le principal pourvoyeur de sécurité pour la Pologne, qui fait du partenariat stratégique avec les États-Unis une priorité non démentie. 

Propos recueillis par Hortense Miginiac.

Copyright image : JANEK SKARZYNSKI / AFP

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