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28/10/2024

Un moment BRICS ? Leçons du sommet de Kazan

Un moment BRICS ? Leçons du sommet de Kazan
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Les neufs membres des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Iran, Égypte, Émirats arabes unis et Éthiopie) et leurs invités se sont réunis à Kazan, en Russie, du 24 au 27 octobre. Quelles leçons retenir de ce sommet ? Que nous révèlent les 32 pages du communiqué final sur la vision du monde de pays que les Occidentaux ont tendance à considérer avant tout comme un club hétéroclite ? Accueillies par Vladimir Poutine, courtisées par la Chine, les moyennes puissances du Sud ont-elles pour autant intérêt à choisir les “grandes puissances de l’Est” au détriment de “moyennes puissances de l’Ouest” ? Comment les Occidentaux devraient-ils répondre au phénomène "Brics" ? Une analyse de Michel Duclos.

Après Johannesburg l’année dernière, le club des BRICS vient de se réunir, sous présidence russe, à Kazan – la capitale du Tatarstan, emblématique d’une Russie multi-ethnique et orientée vers le Sud. Comme on le sait, aux cinq membres historiques du groupe (Brésil, Inde, Russie, Chine et Afrique du Sud), se sont joints cette année quatre nouveaux membres cooptés à Johannesburg (Égypte, Éthiopie, Iran, Émirats arabes unis), l’Argentine ayant refusé l’invitation à faire partie du club et l’Arabie saoudite hésitant encore à accepter celle-ci. 


L’exercice a duré trois jours, du 24 au 27 octobre, notamment pour permettre des rencontres avec les nombreux invités extérieurs aux BRICS – dont le président turc M. Erdogan et une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, ainsi que le secrétaire général des Nations-Unies. C’est donc un sommet à grand spectacle qui s’est tenu sur les rives de la Volga, le plus "important événement diplomatique organisé par la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale" estiment certains commentateurs russes. La plupart des leaders invités au sommet, en arrivant à Kazan, ont lancé des appels à la paix, au Proche-Orient et en Ukraine. Xi Jinping a été le plus précis sur l’Ukraine en demandant qu’il n’y ait "pas d’extension géographique, pas d’escalade, pas de provocation". Rien en fait qui puisse gêner Vladimir Poutine ; celui-ci estime que, sur le théâtre ukrainien, les dés roulent désormais en sa faveur.

Le président russe a de son côté mis en garde contre le risque d’un conflit général au Proche-Orient, comme pour mieux relativiser le conflit que lui-même a déclenché en Europe.

Un succès majeur pour Vladimir Poutine

Après deux ans de guerre en Ukraine, une trentaine de chefs d’État et de gouvernement ou de chefs d’organisation internationales ont fait le déplacement pour rencontrer un homme que les Occidentaux ont tenté de transformer en paria

Si une première leçon doit être retenue de cet événement, c’est d’ailleurs celle d’un succès majeur pour le président Poutine et son pays. Après deux ans de guerre en Ukraine, une trentaine de chefs d’État et de gouvernement ou de chefs d’organisation internationales ont fait le déplacement pour rencontrer un homme que les Occidentaux ont tenté de transformer en paria.

Les BRICS à eux seuls représentent grosso-modo 45 % de la population mondiale, ⅓ du PIB mondial, 43 % de la production de pétrole et la moitié de la production de minerai. La démonstration du non-isolement de la Russie est éclatante.

Nuançons peut-être ce constat, sur lequel beaucoup de commentateurs ont insisté. Notons par exemple que le président russe a renoncé à se rendre à Brasilia en novembre prochain pour la réunion du G20 présidée par son ami M. Lula, pour ne pas embarrasser des autorités brésiliennes qui sont liées par le statut de la Cour Pénale Internationale, laquelle a inculpé M. Poutine pour son agression contre l’Ukraine. La même raison l’avait empêché l’année dernière de se rendre au sommet du G20 à New-Delhi et à celui des BRICS. De plus, on peut se demander si l’attractivité des BRICS ne vient pas davantage aujourd’hui de la perspective de siéger aux côtés du président chinois que de frayer avec le président russe.A contrario, la présence du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, au grand dam des Ukrainiens, ne peut être perçue que comme l’aveu que la Russie a retrouvé un statut de partenaire incontournable. Cet aveu risque de créer jurisprudence.

Deuxième leçon : Kazan a confirmé l’attractivité du club des BRICS. On se bouscule au portillon – une trentaine de candidats – comme le montre notamment la candidature de la Turquie de M. Erdogan, présent au sommet de Kazan et celle de partenaires proches des États-Unis comme la Thaïlande, le Mexique ou l’Indonésie.

Ces candidats sont-ils vraiment tous convaincus par le discours de M. Poutine sur l’avancement du "processus d’émergence d’un monde multipolaire" ou les envolées de M. Xi Jinping sur l’avancement d’un "ordre mondial plus juste" ? On ne le jurera pas mais deux facteurs précis incitent de nombreuses "moyennes puissances" du Sud global à frapper à la porte du club : d’abord, le constat de la mollesse que mettent les Occidentaux à soutenir l’Ukraine, qui n’encourage pas les puissances du Sud (ou de l’Est) à trop compter sur l’Ouest pour leur propre sécurité ; ensuite, la perspective d’un retour éventuel de Donald Trump à la Maison-Blanche, synonyme à la fois de désengagement américain et de nouveaux troubles dans l’ordre du monde. Il est significatif que M. Modi et M. Xi Jinping aient eu en marge du sommet leur première rencontre bilatérale depuis cinq ans et qu’ils se soient mis d’accord pour une forme d’atténuation de leur rivalité.

Un espace libre de sanctions occidentales ?

On insiste beaucoup à l’Ouest, et avec raison, sur le caractère hétéroclite du club, qui ne peut que perdre encore en cohérence au fur et à mesure de ses élargissements. Ce peut être là aussi un facteur de son caractère attractif : si l’Inde et la Chine, l’Égypte et l’Éthiopie (presque au bord de la guerre sur la Somalie), ou encore les Émirats (et potentiellement l’Arabie saoudite) et l’Iran peuvent cohabiter sous le toit des BRICS, pourquoi pas d’autres ? En toute hypothèse, les pilotes du club – sans doute la Russie et la Chine, sous le contrôle sourcilleux de l’Inde et du Brésil – ont habilement géré la question de nouveaux élargissements : une sorte de sas sera institué avec la création d’un groupe d’"amis des BRICS" pour lequel les critères d’admission seront définis dans les mois qui viennent. Le chiffre cité est celui de 13 pays.

Le sommet de Kazan s’est achevé sur l’adoption d’un communiqué de 32 pages, dont les diplomates de tous pays ont le talent de s’infliger la négociation. Bien des paragraphes relèvent de ce que l’on appelle du "langage agréé", où l’on retrouve sur les questions de gouvernance ou de développement de nombreux poncifs rarement très précis. L’insistance par exemple sur le rôle des femmes, paragraphe après paragraphe, relève de la bienséance onusienne devenue classique, alors qu’on peut douter que ce soit une préoccupation majeure de beaucoup de membres de l’aréopage des chefs d’État des BRICS et de leurs amis (tous masculins au demeurant). Une lecture attentive – autre symptôme du masochisme des diplomates – révèle d’ailleurs certaines des failles du compagnonnage des BRICS. Ainsi, à défaut de pouvoir détrôner l’hégémonie du dollar, la présidence russe proposait la mise en place d’un système d’échange bancaire alternatif au système "swift" qui aurait pu s’appeler "BRICS Bridge" ; le sujet (comme un certain nombre d’autres à caractère financier) fera l’objet d’études ultérieures. Autre exemple : le communiqué de Johannesburg soutenait, en termes alambiqués certes, la candidature du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du Sud, nommément désignés, à un siège permanent au Conseil de Sécurité ; le communiqué de Kazan souligne de nouveau la nécessité d’une réforme du Conseil mais sans plus désigner d’éventuels heureux bénéficiaires, signe que l’un au moins des nouveaux venus a bloqué le consensus sur le "langage agréé" sur ce point à Johannesburg.

De manière générale, la charge contre le fonctionnement des institutions de Bretton Woods trouve ses limites dans la réalité des encours de la Nouvelle Banque du Développement, établie par les BRICS, par rapport à ceux de la Banque mondiale : 5 milliards de dollars de prêts pour la Banque des BRICS contre 72,8 milliards de dollars de prêts, crédits et subventions de la Banque Mondiale ; la NBD a cessé de prêter à la Russie pour respecter les sanctions occidentales. S’agissant des crises ouvertes, le communiqué consacre deux pages à fustiger les actions d’Israël à Gaza et dans la région ; le contraste est frappant avec les trois lignes lénifiantes traitant de la guerre en Ukraine, dont l’essentiel consiste à encourager les efforts de médiation, sans bien sûr la moindre allusion à l’agression russe. La journée du 27, consacrée à un dialogue entre les membres du club et une vingtaine d’invités (dont le président de l’Autorité palestinienne, M. Abbas), sur le thème "les BRICS et le Sud global", a été dominée par un appui total au cessez-le-feu au Proche-Orient et à la condamnation d’Israël : il s’agit d’une illustration caractéristique du fossé qui se creuse avec les Occidentaux sur ce sujet et que la Russie et la Chine ne manquent pas d’exploiter.

Par ailleurs, sur toute une série de sujets très concrets, des coopérations "à la carte" sont envisagées. C’est le cas par exemple sur le commerce des céréales (BRICS Grain Exchange), s’agissant d’exploration des sous-sols (coopération en matière géologique) ou encore, de manière très significative, en matière d’énergie nucléaire. Une "plateforme" sur ce sujet, pour le plus grand profit de Rosatom, réunit la Russie, la Chine, l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Iran l’Éthiopie et la Bolivie ; le Russie et la Chine consolident ainsi leur position dans un ensemble de pays qui représentent une bonne partie du marché mondial de l'énergie nucléaire dans les prochaines années. De même, l’accent mis sur l’option des échanges en monnaies nationales des pays concernées sera complété par un dialogue renforcé sur le plan financier.

Un autre élément fort de l’approche des BRICS réside dans la condamnation, à deux reprises d’ailleurs (paragraphe 10 et paragraphe 22), de la politique des sanctions, "à l’effet négatif sur l’économie mondiale, le commerce international… la croissance, l’énergie, la santé, et la sécurité alimentaire tout en aggravant la pauvreté et les défis environnementaux" (fermez le ban !).

Le lien le plus structurant qui réunit les membres anciens et nouveaux des BRICS est l’aspiration à constituer un "espace libre de sanctions occidentales".

C’est peut-être la troisième leçon à tirer du sommet de Kazan : le lien le plus structurant qui réunit les membres anciens et nouveaux des BRICS, à ce stade, sur le plan opérationnel, est l’aspiration à constituer ce que l’on pourrait appeler un "espace libre de sanctions occidentales". Il est devenu classique d’identifier au sein des BRICS, avec par exemple  Alexander Gabuev et Oliver Stuenkel (voir à ce sujet leur article dans Foreign Affairs 24 septembre 2024), une ligne d’hostilité à l’Occident (menée par la Russie et la Chine) et une ligne ménageant le camp occidental (dont l’Inde et le Brésil seraient les garants) ; on peut penser que pour l’instant, l’attelage tient parce que les tenants de la première ligne ont su jusqu’où "ne pas aller trop loin" dans leur mise en cause de l’ordre occidental et parce qu’il y a bien un front commun des différents partenaires au sein des BRICS, toutes orientations confondues, contre la politique des sanctions.  

Perspectives chinoise et occidentales.

Cela nous amène à une quatrième conclusion, cette fois en forme d’hypothèse. Le club des BRICS a été fondé au départ (2006 au niveau des ministres des Affaires étrangères, 2009 à celui des chefs d’État) dans une optique économique, puis financière (crise de 2008). Les liens créés entre ses membres initiaux ont trouvé une portée politique précise en 2014, au moment de l’annexion de la Crimée : la Russie a alors bénéficié de la bienveillance des autres membres du club. Sous différentes formes, le même phénomène se reproduit, en quelque sorte à la puissance dix, avec la guerre en Ukraine - avec des implications économiques majeures (contournement des sanctions permettant à la Russie de poursuivre sa guerre). Le retour sur investissement, pour M. Poutine, est remarquable.

Comment ne pas penser que la Chine tire de ces précédents des conclusions pour ce qui la concerne ? Le signataire de ces lignes n’est pas sinologue, mais il lui paraît vraisemblable que Pékin se prépare à un affrontement avec les États-Unis et leurs alliés, peut-être sur Taiwan. Dans un tel scénario, elle peut s’attendre à une volée de sanctions que la Russie d’abord mais aussi d’autres membres des BRICS devraient l’aider à supporter.

Comment de leur côté les Occidentaux devraient-ils regarder le phénomène qui s’est cristallisé autour de l’acronyme inventé jadis par un analyste de Goldman Sachs ? La première réponse devrait consister à ne pas nier ce phénomène, ni à attendre qu’il se délite de lui-même. Dans le même ordre d’idée, les Occidentaux auraient toute raison de considérer qu’ils ont encore beaucoup de cartes en main pour éviter une fracture grave avec les puissances émergentes. Quels que soient en effet les griefs de ces pays contre "l’ordre injuste" dominé par les États-Unis et leurs alliés, c’est quand même en réalité des capitales occidentales qu’aujourd’hui encore les États du Sud attendent en priorité des solutions à leurs problèmes de développement ou de transition écologique. Le fait que le président Macron ait été en mesure de réunir soixante pays – dont la plupart des BRICS – en marge de l’Assemblée Générale des Nations Unies en septembre sur son projet de "Pacte de Paris pour les Peuples et la Planète", en porte témoignage. Encore faut-il que les États-Unis eux-mêmes soient sur la balle, ce qui nous renvoie une fois de plus aux élections du 5 novembre.

Allons pour conclure au-delà de cette série de leçons de Kazan. D’une certaine façon, comme nous avons commencé à l’illustrer dans notre série sur les "moyennes puissances" (déjà citée), le rééquilibrage des forces dans le monde devrait favoriser une sorte de “moment des moyennes puissances”, dont la grande majorité se situe dans le Sud global. C’était là le thème d’un colloque important tenu à Astana les 16 et 17 octobre, sous le patronage de la présidence du Kazakhstan. Les BRICS auraient pu être l’enceinte naturelle permettant aux nouveaux acteurs du Sud – les émergents – de faire valoir un point de vue collectif. Ce n’est pas vraiment le cas puisque le club a été de facto préempté par la Chine et la Russie, malgré les efforts de l’Inde et du Brésil pour éviter une trop grande politisation du groupe. S’il y a un "moment BRICS", il ne coïncide pas avec un "moment moyennes puissances".

Le temps viendra-t-il où les moyennes puissances du Sud comprendront l’opportunité pour elles de s’organiser en dehors des "grandes puissances de l’Est", la Chine et la Russie ? Ne peuvent-elles alors comprendre l’intérêt pour elles de se coaliser avec les moyennes puissances de l’Ouest, au premier rang desquelles l’Union européenne ?

Copyright image : Maxim SHIPENKOV / POOL / AFP

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