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11/09/2023

Les BRICS, le G20 et la nouvelle donne mondiale

Les BRICS, le G20 et la nouvelle donne mondiale
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le sommet des BRICS d'août 2023 et le sommet du G20 à Delhi ces 9 et 10 septembre sont-ils le signe qu’une "désoccidentalisation du monde" est en marche ? Pour Michel Duclos, l’élargissement des BRICS témoigne non seulement de l’attractivité de leur projet mais aussi de leur volonté de s’émanciper de l’Occident et du dollar. De même, un rapport de force renouvelé se joue au sein du G20 : l’absence de Xi Jinping à Delhi ou la déclaration finale de demi-mesure sur l’Ukraine et les énergies fossiles en ont témoigné. Si une certaine inquiétude est donc légitime, il serait néanmoins trop rapide de conclure à l’obsolescence des Occidentaux, qui déploient vis-à-vis des Émergents leur stratégie, faite d’initiatives nouvelles et de positions pragmatiques et conciliantes, censée construire une nouvelle donne internationale à leur avantage.

La routine des grands sommets multilatéraux comporte rarement des surprises ou des tournants marquants. Il en va différemment cette année - et à vrai dire depuis quelques années, tant la présidence Trump d’abord, la crise du Covid puis la guerre en Ukraine ensuite, ont introduit de nouveaux éléments de tension, de nouvelles fractures, dans les affaires internationales.

Le sommet des BRICS a été marqué par la décision spectaculaire d’inviter six nouveaux pays.

Le sommet des BRICS, tenu à Johannesburg les 22 et 24 août sous présidence sud-africaine, a été marqué par la décision spectaculaire d’inviter six nouveaux pays - Arabie saoudite, Argentine, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Iran - à rejoindre comme membres à part entière le noyau historique composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud.

Quant au G20 de New-Delhi, qui s’est tenu les 9 et 10 septembre sous présidence indienne, il s’est caractérisé par l’absence de deux dirigeants majeurs, M. Poutine et M. Xi, représentés l’un par Sergei Lavrov (le ministre des Affaires étrangères russe), l’autre par M. Li Qiang (le nouveau Premier ministre chinois). Les textes sont arrêtés dans ce type de rencontre à l’unanimité : jusqu’aux premières heures du sommet de New-Delhi, l’incertitude a plané sur la possibilité que les participants se mettent d’accord sur une déclaration finale.

Le G20 a lui aussi résolu de s’élargir en offrant une place à l’Union Africaine.

Détail qui n’est peut-être pas sans importance : la présidence indienne a refusé que les absents interviennent par visio-conférence au sommet de New-Delhi, comme l’avait fait M. Poutine à Johannesburg (où il n’avait pu se rendre en raison du mandat d’arrêt lancé contre lui par la Cour pénale internationale), alors même qu’au printemps les mêmes Indiens, au titre de leur présidence de l’Organisation de Coopération de Shangaï, avaient imposé la formule d’un sommet exclusivement en visio-conférence.

Quelle importance faut-il accorder au changement de taille du club des BRICS ? Et pourquoi le dirigeant chinois a-t-il décidé de faire l’impasse sur le sommet de New-Delhi, alors que l’enceinte du G20 a toujours été jusqu’ici un "format" privilégié par la diplomatie chinoise ?

Naissance des BRICS +

À la première question, il est tentant d’apporter une réponse minimisant la portée de la décision prise à Johannesburg. Après tout, le bilan effectif de ce regroupement mis en place en 2008 (au niveau des chefs d’État et de gouvernement) sur une initiative russe n’est pas considérable. La seule véritable institution qu’il a créée - la Nouvelle Banque de Développement - souffre d’une crise de liquidités.

Il est vrai que les "BRICS +" représenteront environ un tiers de la richesse mondiale (36 %) et près de la moitié de la population (45 %). Cependant, l’hétérogénéité du groupe - qui était déjà grande - s'accroît encore avec l’élargissement. Il serait logique que le nouveau format perde en efficacité ce qu’il gagne en nombre de participants. D’ores et déjà, la perspective d’une monnaie commune - déjà peu réaliste - perd toute pertinence. On a beaucoup parlé à Johannesburg de "dédollarisation" de l’économie mondiale mais la déclaration finale se contente d’encourager les échanges en "monnaies locales".

 

Cependant, l’hétérogénéité du groupe BRICS + - qui était déjà grande - s'accroît encore avec l’élargissement.

Nous pensons pour notre part que cette lecture a minima risque de conduire à des malentendus. Il est d’abord frappant qu’un nombre élevé de pays - aux alentours de 25 - se soient portés candidats. La volonté de s’affranchir de la domination occidentale sur les institutions internationales, notamment économiques et financières, est le vrai ciment des BRICS, sur fond d’un ressentiment profond à l’égard des anciennes puissances coloniales ou "impérialistes" (États-Unis). L’attractivité des BRICS pour les "puissances moyennes" du Sud doit donc être perçue comme un signal important pour les Occidentaux. Les critères qui ont conduit à l’admission de nouveaux membres restent obscurs. On observera cependant que les BRICS élargis constituent une "force de frappe" en matière énergétique, en réunissant les principaux producteurs d’énergies fossiles et une part importante des pays consommateurs (probablement aussi une force de frappe en termes de commerce des matières premières). Les "BRICS +" abriteront ainsi une sorte de cartel implicite, le même qui avait déjà conduit à une réduction des ambitions lors de la COP 27 sur le climat au Caire en décembre dernier. L’adjonction des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite peut en faire aussi une puissance financière - si toutefois ces deux pays se prêtent au jeu.

En outre, c’est clairement la Chine qui a voulu l’élargissement - malgré les réticences initiales de l’Inde et du Brésil. Les Russes paraissent avoir suivi. La perspective de figurer dans un club où siège la Chine constitue le principal facteur d’attractivité pour les nouveaux venus - ou ceux des candidats qui ont été écartés, dont une Algérie très dépitée, ou encore l’Indonésie ou le Nigéria. La diplomatie chinoise enregistre un nouveau succès après celui de l’accord de "réconciliation" saoudo-iranien sous ses auspices.

La Chine constitue le principal facteur d'attractivité pour les nouveaux venants.

Ce sont les Chinois qui ont sélectionné l’Éthiopie - dont la performance comme pays émergent est contestable - notamment parce qu’elle a un rôle à jouer dans le développement en Afrique des nouvelles routes de la soie ("Belt and Road initative"). Sans doute Chinois et Russes avaient-ils un intérêt commun à coopter l’Iran - pays toxique pour les Occidentaux, dont la présence ne paraît pas dissuader les autres nouveaux membres (toutefois, le ministre des Affaires étrangères de l’Arabie saoudite a réservé la réponse du Royaume à l’invitation à rejoindre le groupe).

Sommet du G20 : recul des Occidentaux ?

Ce contexte a incité certains observateurs à donner comme explication à l’absence de Xi au sommet du G20 l’idée que la Chine entendait désormais donner la préséance aux "BRICS +" sur le G20. Un tel jugement est sans doute prématuré mais l’attitude de la Chine lors des prochains sommets constituera en effet un test. Les Chinois peuvent avoir la tentation de vider progressivement de sa substance le club des pays les plus riches, en veillant à ne pas s’attirer le blâme d’une rupture trop brutale. Il y avait sans doute également d’autres motifs au boycott du sommet par M. Xi, dont peut-être les difficultés intérieures actuelles du pays et surtout la volonté de ne pas favoriser un succès trop éclatant du grand rival que représente l’Inde. Et cela d’autant plus que M. Modi table manifestement sur son prestige international pour accroître ses chances dans les élections générales de l’année prochaine.

Une raison pour M. Xi de ne pas faire le déplacement à New-Delhi a peut-être été aussi d’alléger la solitude de M. Poutine.La question ukrainienne a été au centre des difficultés pour se mettre d’accord à ce sommet sur une position commune.

Toute notion d’agression russe a cette année disparu de la déclaration finale du G20.

L’année dernière à Bali, la déclaration finale du sommet enregistrait que "la plupart des membres du G20 condamnaient l’agression russe". Toute notion d’agression russe a cette année disparu de la déclaration finale. Les Occidentaux doivent se contenter d’une formule rappelant qu’"aucun gain territorial ne doit être acquis par la force". Les autorités ukrainiennes n’ont pas tort de voir là un recul. Les efforts pour trouver une solution pacifique sont salués alors qu’à Bali le texte agréé mentionnait les résolutions de l’Assemblée générale des Nations-Unies exigeant un retrait des forces russes. Il n’en est plus question cette année.

La déclaration finale de New-Delhi ne comporte pas le principe d’une sortie à terme des énergies fossiles.

Un autre recul des Occidentaux - il est vrai sans lien avec l’absence de M. Xi - a trait aux ambitions sur le changement climatique. La déclaration finale de New-Delhi ne comporte pas le principe d’une sortie à terme des énergies fossiles qu’avait endossé de son côté au mois de mai le G7, sans d’ailleurs se mettre d’accord sur une échéance. Pour la première fois cependant, l’objectif d’un triplement des renouvelables d’ici 2030 est adopté dans le texte du G20.De même que différentes annonces en matière de financement, les termes du débat sur le dernier sommet crucial de l’année - la COP 28 à Dubaï en décembre - se profilent.

La nouvelle donne internationale

Au total, est-ce à dire qu’à New-Delhi comme à Johannesburg la "désoccidentalisation du monde" est en marche ? Nous formulerons là aussi un jugement plus nuancé :

  • Il y a bien en effet une montée en puissance sinon du "Sud Global" en tant que tel du moins des "puissances moyennes" -ou de la quasi-superpuissance qu’est l’Inde - issues de ce Sud Global. Ce sont ces pays que cherchent désormais à courtiser la Chine d’un côté, les États-Unis et leurs alliés de l’autre. C’est d’ailleurs ce que nous anticipions dans notre livre collectif Guerre en Ukraine et Nouvel Ordre du Monde. On aura noté par exemple à Johannesburg comme à New-Delhi le rôle de plus en plus central de l’Arabie saoudite qui apparaît pour l’instant comme l’autre bénéficiaire avec l’Inde de la nouvelle donne créée par la guerre contre l’Ukraine. Le poids pris par les "nouveaux Grands du Sud" risque de compliquer l’agenda des puissances occidentales sur le grand défi de notre temps que constitue le changement climatique ; pour l’instant, l’impact sur le partage du pouvoir au sein des institutions de Bretton Woods, le FMI et la Banque Mondiale, est moins net, mais la bataille est engagée (rappelons que les États membres de l’UE disposent dans ces institutions de près de 30 % des voix, ce qui est sans commune mesure avec leur part dans l’économie mondiale).
     
  • Pour les entreprises, un trait saillant est l’aspiration des puissances émergentes à développer entre elles des liens de nature commerciale mais pas uniquement. Pour nous référer de nouveau à l’exemple saoudien, le temps est fini où le Royaume regardait presque exclusivement vers l’Europe et les États-Unis pour son développement ; non seulement la Chine est devenue son premier partenaire commercial mais l’Arabie saoudite aspire à exister dans le commerce avec l’Asie en général, l’Afrique ou l’Amérique Latine. La Turquie ou le Maroc avaient montré la voie. Le même phénomène se retrouve en Indonésie ou dans bien d’autres pays.
     
  • Dans le même temps, les États du "Nord Global" paraissent désormais avoir pris la mesure des changements en cours.L’image de donneurs de leçons arrogants et d’égoïsme brutal continue de leur coller à la peau. Mais ils cherchent à prendre l’offensive dans la compétition avec l’axe Pékin-Moscou pour séduire les nouvelles puissances. Ils n’ont par exemple pas objecté à la cooptation de l’Union Africaine par le G20. Le comportement de l’administration Biden est symptomatique à cet égard : rien n’est négligé pour cultiver M. Modi, malgré ses tendances illibérales avérées, et le prince Mohamed ben Salman est désormais réhabilité à Washington. Sur le terrain financier, les États-Unis sont prêts à ouvrir les vannes de crédits des institutions financières internationales à hauteur de 200 milliards de dollars pour faciliter la transition climatique dans les pays aux revenus les plus faibles. L’initiative d’un couloir Inde-Moyen-Orient-Europe lancé en fanfare en marge du sommet de New-Delhi, à laquelle l’Union européenne est associée, n’en apparaît pas moins comme une initiative américaine susceptible de concurrencer la "Belt and Road initiative". Observons au passage que l’Union européenne, avec sa propre initiative de "Global Gateways", ne parvient pas à avoir la même visibilité.

Il faut aussi noter que la France apparaît avoir un temps d’avance dans ce mouvement. Le Forum de Paris pour la Paix, dont l’Institut Montaigne est membre fondateur - créé en 2017 et qui tiendra dans quelques semaines sa sixième édition - a pour vocation de faciliter un dialogue paritaire Nord-Sud sur les enjeux globaux. Son défi actuel est de montrer qu’un tel dialogue peut et doit se poursuivre malgré le durcissement des clivages géopolitiques. De la même manière, le sommet de Paris sur un nouveau pacte financier international (22 et 23 juin 2023) a jeté les jalons d’une réorientation des institutions de Bretton Woods au service des besoins de développement et de transition climatique des pays les plus pauvres.

La France apparaît avoir un temps d'avance dans la prise de mesure de la montée des "puissances moyennes".

  • Enfin, il importe de bien comprendre, au-delà des grandes négociations multilatérales, l’effet de sociabilisation voire de clientélisme que comportent les clubs du type G7 ou BRICS, dépassant la question de "l’efficacité" proprement dite. Si la Russie bénéficie, dans ses agressions contraires au droit international, d’une indulgence notable d’une grande partie du Sud Global, c’est certes pour des raisons historiques ; c’est aussi qu’elle a su cultiver une certaine connivence avec ces pays, notamment en valorisant aux côtés de la Chine le club des BRICS ; on est en droit de penser que la Chine, en promouvant les BRICS +, recherche le même effet, en prévision du jour où elle serait amenée à son tour à recourir à la force dans son voisinage. On pense évidemment à Taiwan. Une donnée fondamentale des puissances émergentes, quels que soient leurs désaccords ou leurs rivalités (dans le cas des BRICS + : Inde-Chine, Égypte-Éthiopie, Iran-Arabie saoudite) est leur rejet commun de la politique des sanctions.

 

COPYRIGHT : Money SHARMA / AFP

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