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07/03/2023

Un an de guerre en Ukraine : quel bilan pour les sanctions économiques occidentales ? 

Entretien avec Agathe Demarais

Un an de guerre en Ukraine : quel bilan pour les sanctions économiques occidentales ? 
 Agathe Demarais
Économiste, spécialiste de l’économie mondiale et des sanctions américaines

Alors que la guerre en Ukraine est entrée dans sa deuxième année, quel bilan peut-on dresser des sanctions occidentales mises en place contre la Russie depuis le mois de février 2022 ? Quels étaient leurs objectifs et ont-ils été atteints ? Selon quels critères peut-on parler "d'efficacité" des sanctions, une efficacité que beaucoup remettent en cause ? Enfin, quelles perspectives d’évolution peuvent être envisagées ? Les réponses d'Agathe Demarais, autrice de Backfire, un livre sur les sanctions économiques, et directrice des prévisions mondiales de l'Economist Intelligence Unit (EIU), le centre de recherche indépendant du magazine The Economist.

Avant de parler d'efficacité des sanctions, il est important de revenir sur leurs objectifs initiaux et leurs fondements. Quels sont ces objectifs et ont-ils été énoncés suffisamment clairement ?

Trois objectifs principaux sont poursuivis par les Occidentaux au travers des sanctions engagées depuis un an. 

En premier lieu, il s’agit d’adresser un message diplomatique fort de soutien à l'Ukraine et d’unité transatlantique et européenne vis-à-vis de la Russie. De ce point de vue là, on peut dire que la mission est accomplie. L'unité occidentale a été remarquable et sans faille et Vladimir Poutine ne s'attendait pas à ce qu’une partie des avoirs de la Banque centrale de Russie soient gelés dès les premières semaines du conflit, et encore moins à ce qu’un embargo européen soit déclaré sur les importations de pétrole russe fin 2022. 

Deuxièmement, les sanctions visent à dégrader les capacités de la Russie à faire la guerre. L'économie russe est en récession depuis l’année dernière, ce qui diminue les ressources du Kremlin, qui doit préserver la paix sociale dans son pays. Les sanctions ne suffiront pas à provoquer un effondrement économique de la Russie mais elles contribuent à réduire les ressources économiques dont la Russie dispose et qui lui permettent de poursuivre l’effort de guerre en Ukraine. Alors que les stocks d’armes de la Russie s’épuisent, les sanctions sur les semi-conducteurs pèsent sur la production de missiles russes, qui repose en partie sur des semi-conducteurs américains. 

Enfin, le troisième objectif porte sur les effets de long terme pour l’économie russe. À ce jour, les sanctions qui ont le plus d'impact sont les mesures américaines de 2014 qui privent le secteur énergétique russe de technologie et de financement occidentaux. Or l'exploitation de nouveaux champs en Arctique pour pallier à l'épuisement des gisements russes est impossible sans technologie occidentale. La Russie risque donc de perdre son statut de grande puissance énergétique sur le long terme : si 30 % du pétrole et du gaz exportés sont aujourd’hui russes, cette proportion pourrait chuter à 15 % d’ici 2030 selon l’Agence Internationale de l'Énergie. 

Selon vous, les sanctions prises par les Occidentaux contre la Russie sont-elles efficaces ? 

La question de l’efficacité des sanctions occidentales est très politique et controversée. Je suis l'une des voix en France qui considère que les sanctions sont efficaces d’un point de vue purement économique, sans considérer les questions politiques ou militaires.

Ces sanctions n’avaient pas pour objectif de provoquer un changement de régime à Moscou, ni un effondrement économique [...] de la Russie.

Les objectifs des sanctions ont souvent été mécompris, ou abordés de façon trop vague. Il est nécessaire de rappeler que ces sanctions n’avaient pas pour objectif de provoquer un changement de régime à Moscou, ni un effondrement économique total et immédiat de la Russie, qui reste la neuvième puissance économique mondiale. Même si les média russes verrouillent l’information sur l’état réel de l’économie russe, plusieurs phénomènes peuvent être constatés. 

De nombreuses entreprises occidentales ont quitté le pays, la demande en hydrocarbures russes a baissé et un découplage semble émerger entre Moscou et la province sur le soutien à la guerre. Alors que la démographie russe est stagnante, voire déclinante, la mise en place des sanctions occidentales a accentué l’exode d’une partie de la population russe plus aisée et formée, au détriment de l’innovation et donc de la productivité russes. La faible croissance de la productivité russe devrait de surcroît pâtir du départ des forces vives russes au front ou à l’étranger. Le secteur de l'automobile est déjà fortement affecté : la production de voitures a chuté de 66 % en 2022, sous le double effet du manque en composants occidentaux et de la chute de la demande des ménages. 

Quelles leçons tirer de cette expérience des sanctions européennes contre la Russie en contexte de guerre ? 

La mise en place de ces mesures contre la Russie démontre bien que les sanctions ne sont pas un instrument magique, et ne sont d'ailleurs pas conçues comme telles. Il faut avoir des attentes réalistes sur ce qu’elles peuvent nous apporter. Ce que cette année de sanction démontre également, c'est qu’il est absolument nécessaire de définir des objectifs clairs pour les sanctions, ainsi que les conditions nécessaires pour qu’elles soient levées. Depuis le début de la guerre, il y a énormément de confusion autour des objectifs visés. Pourtant, l'analyse empirique nous montre bien que les sanctions les plus efficaces sont celles qui ont les objectifs les plus clairs, avec des conditions de levée des sanctions précisément définies. On peut ici penser aux sanctions américaines prises contre la Turquie en 2018, dans le but d’obtenir la libération du pasteur américain Andrew Brunson : la Turquie savait exactement comment elle devait se comporter pour que les sanctions soient levées. À l'inverse, les déclarations américaines contradictoires de 2018 sur le retrait du JCPOA ont alimenté la confusion la plus totale pour les responsables iraniens et européens. 

Autre leçon importante : l’unité transatlantique a été quasiment parfaite depuis le début des sanctions. Une unité d’autant plus remarquable que les États-Unis et les Européens ont derrière eux une longue histoire de désaccords sur des sujets en lien avec la Russie, comme l’ont montré les controverses autour du projet de gazoduc Nord Stream 2, qui a fait l’objet de lourdes sanctions américaines afin d'empêcher sa construction. 

Sur les équilibres mondiaux et les jeux d’alliance, je retiens que la Russie tend à devenir le vassal de la Chine. Si la Russie cherche à opérer un pivot vers la Chine, ce tournant n’est pas réciproque. En effet, contrairement à certaines idées reçues, les entreprises chinoises ne se précipitent pas vers le marché russe. En termes de valeurs des importations et des exportations, les exportations chinoises vers la Russie demeurent faibles (équivalentes à celles de la Thaïlande) et leur croissance en 2022 est comparable à l'augmentation des exportations chinoises de façon générale. La Chine importe des hydrocarbures russes pour diversifier son mix énergétique, mais ne souhaite pas être dépendante des importations énergétiques depuis la Russie. 

Si la Russie cherche à opérer un pivot vers la Chine, ce tournant n’est pas réciproque. En effet,contrairement à certaines idées reçues, les entreprises chinoises ne se précipitent pas vers le marché russe.

Enfin, dernière leçon importante de cette année de guerre et de sanctions : la Russie s'est engagée dans une véritable guerre de l'information. Il faut donc faire preuve d’une grande vigilance s'agissant de la qualité et de la fiabilité des statistiques diffusées par la Russie. Moscou cherche en effet à alimenter le narratif selon lequel les sanctions ne fonctionnent pas, en discréditant les personnes qui soutiennent que les sanctions sont efficaces. Les chiffres publiés sont révisés à la baisse régulièrement. Pour analyser la situation économique russe, il faut donc regarder la taille du PIB (qui ne reviendra pas à son niveau d’avant-guerre avant 2027) plutôt que le taux de croissance du pays.

Quelles perspectives d'évolutions peuvent être envisagées pour ces sanctions ? Comment les renforcer ? Quels nouveaux obstacles se dessinent ? 

Pour renforcer la mise en œuvre des sanctions, les Américains pourraient mettre en place des sanctions secondaires pour l’économie russe dans son entier - ce type de sanctions s’appliquant déjà au domaine militaire - et pour les entreprises des pays devenus des plaques tournantes de contournement des sanctions européennes, à l’instar de la Turquie ou du Kazakhstan. Une harmonisation des sanctions européennes renforcerait également leur efficacité (les États-Membres peuvent avoir des divergences d'interprétation des sanctions). 

La nécessité d’opérer une transition énergétique, en développant les ressources renouvelables, devrait aussi être bénéfique à long terme pour l'Union européenne. 

Cette volonté d'éviter d’utiliser le dollar comme monnaie d'échange a été réaffirmée par la puissante Organisation de Coopération de Shanghai.

Plusieurs tendances risquent toutefois d’entraver l’efficacité des sanctions occidentales sur le long terme. En premier lieu, la propagande russe anti-occidentale connaît beaucoup de succès dans les pays en voie de développement, notamment sur le continent africain, en proie depuis plusieurs années aux tensions avec d’anciennes puissances coloniales comme la France. Particulièrement agressive, cette propagande sur les réseaux tisse des liens factices entre les sanctions et l’insécurité énergétique et alimentaire dans le monde. 

L'émergence d’alternatives chinoises aux mécanismes du système financier international risque de provoquer un affaiblissement du système financier occidental sur le long terme. Depuis 2020, la Russie et la Chine ont ainsi amorcé une dédollarisation de leurs échanges, en libellant leur commerce bilatéral majoritairement en roubles et en yuan. Cette volonté d'éviter d’utiliser le dollar comme monnaie d'échange a été réaffirmée par la puissante Organisation de Coopération de Shanghai (qui réunit, entre autres, la Chine, l'Inde, la Russie et le Pakistan). Pour contourner le réseau bancaire Swift, la Chine a créé un système de paiement fondé sur sa monnaie, Cips, et favorise le recours aux monnaies digitales de sa banque centrale (e-yuan), hors d’atteinte des sanctions occidentales. 

Selon les dernières estimations, la Chine devrait s'imposer comme la première puissance économique mondiale d'ici 2040. La perte d'influence des États-Unis va entraîner un changement de paradigme majeur dans le domaine géopolitique. Dans cette perspective, trois blocs pourraient se dégager, un bloc occidental, un bloc mené par la Chine avec son vassal russe, et un bloc des pays non alignés. Se pose alors la question de la place de l’Union européenne vis-à-vis des Américains, et du positionnement des non alignés s’ils doivent choisir un des deux autres blocs. 

 

Copyright image : Ludovic MARIN / AFP

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