Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
27/02/2023

Comment la guerre a changé l'Europe

Comment la guerre a changé l'Europe
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Si la guerre en Ukraine a vu émerger une Europe unie face à Poutine, tous les acteurs de ce front en sont-ils unanimement renforcés pour autant ? C’est la question que pose cette semaine notre conseiller spécial, Dominique Moïsi, dans sa chronique d'actualité internationale pour Les Échos. Alors que la Pologne et la Grande Bretagne semblent d'autant plus affermies sur ce nouvel échiquier, il n’en va pas forcément de même pour Paris ou Berlin. 

"L'heure de l'Europe est venue" : En 1991, alors que la guerre commençait à peine dans les Balkans, le triomphalisme du ministre des affaires étrangères du Luxembourg, Jacques Poos, est resté comme un avertissement douloureux, sinon comme un rappel tragique. Lorsque l'heure est à la guerre, et non à la paix, l'Europe peut-elle faire sans l'Amérique ? Après une première année de guerre en Ukraine, les propos de Jacques Poos me reviennent à l'esprit. Car la tentation est grande de dire que, "l'heure de l'OTAN est arrivée", mais certainement pas celle de l'Europe. C'est pour partie, bien sûr, une évidence. À l'heure de la guerre, une organisation de défense est naturellement plus adaptée qu’une construction qui a dans ses gènes, depuis si longtemps, l'ambition de faire avant tout de l'Europe une puissance civile. Mais la réalité est infiniment plus complexe.

En dépit de l’ironie critique de certains, il y a plus d'Europe en Europe en 2023, qu'il n'y en avait avant le début de la guerre en Ukraine. Tout n'a pas été parfait certes, loin de là, mais les pays de l'Union se sont moins divisés qu’ils ne l’avaient été en 1991/92 au début de la guerre dans les Balkans, ou en 2003 lors de la seconde guerre du Golfe. Dans les Balkans, l'Allemagne avait soutenu les Croates dans leur revendication d’indépendance, alors que la France et la Grande-Bretagne s’étaient initialement tenues derrière la volonté de maintien de l'unité de la Fédération Yougoslave défendue par les Serbes. En 2003 les Français et les Allemands, contrairement aux Britanniques et à la majorité des pays du Centre et du Nord de l’Europe, avaient refusé de suivre l'Amérique dans sa guerre de choix contre l’Irak de Saddam Hussein. Aujourd'hui, il existe certes plus que des nuances, entre les membres de l'Union Européenne sur les causes et les enjeux de la guerre en Ukraine. Mais cela n'a rien à voir avec les divisions précédentes. 

Poutine dans son outrance, sinon sa paranoïa, est de facto le meilleur agent d'influence, le meilleur ciment de l'unité européenne et atlantique. 

Poutine dans son outrance, sinon sa paranoïa, est de facto le meilleur agent d’influence, le meilleur ciment de l’unité européenne et atlantique. Le continent européen ne se sentait menacé ni par Milosevic, ni par Saddam Hussein. Il en est tout autrement avec les rêves impériaux et le chantage au nucléaire du maître du Kremlin. Et plus l'on est géographiquement proche de la Russie, plus le sentiment de menace est grand.

Grâce à Poutine, il existe désormais un flanc Nord de l’Europe et bientôt de l'OTAN (dans le cas de la Finlande et de la Suède) plus uni que jamais. Toujours grâce à Poutine, la Pologne et même la Hongrie sont moins dans le collimateur de Bruxelles qu’elles pouvaient l'être hier. Leurs tentations illibérales s’effaceraient presque face à l'ombre grandissante de l’Ours Russe.

La Pologne apparaît comme le grand vainqueur de ce mouvement de plaques tectoniques. Elle est devenue "une grande puissance humanitaire", compte tenu des millions de réfugiés ukrainiens sur son territoire. Et elle n'est pas que cela. Aujourd’hui, spectaculaire revanche sur l’Histoire, la Pologne - qui avait disparu comme État indépendant entre 1795 et 1918 - possède plus de chars que les armées françaises, britanniques et allemandes réunies. Un expert de l’OTAN estimait récemment que les trois armées les plus aguerries en Europe sont désormais celles de l'Ukraine, de la Pologne et de la Turquie.

Si la trop grande proximité géographique nourrit naturellement la méfiance à l’égard de la Russie, la culture (et l'histoire) peuvent à l’inverse expliquer la compréhension de certains européens face à Moscou. On ne saurait expliquer l’attitude très particulière des Serbes et des Bulgares, sans faire référence à l’influence de l’orthodoxie et au rôle qu’elle joua dans l'identité et la défense de ces pays face à l'Empire Ottoman. Il suffit d’ajouter à cela les souvenirs douloureux des bombardements de l'OTAN sur Belgrade à la fin du vingtième siècle pour comprendre la spécificité serbe. Leur "compréhension" à l'égard de Moscou est d’autant plus grande que les Serbes ne se sentent pas vraiment "désirés" par l’Union Européenne. Ils ne peuvent que noter le contraste qui existe entre le sort fait à l'Ukraine et le comportement de Bruxelles à leur égard. D’un côté la fraternité et l’enthousiasme, de l’autre la réserve, sinon la froideur.

S’il est un pays européen qui a su profiter de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, c’est bien la Grande-Bretagne. Certes sur le plan économique et social la situation du Royaume-Uni est loin d’être rose. Lentement mais inéluctablement les conséquences négatives du Brexit se font sentir. Mais sur le "front de la guerre", Londres sort grandi de la culture "Churchillienne" qui continue de prévaloir au 10 Downing Street.

S'il est un pays européen qui a su profiter de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, c'est bien la Grande-Bretagne. 

Paris et Berlin avaient raison contre les Anglo-Saxons en 2003, dans leur opposition à la guerre en Irak. Le couple franco-allemand est sorti renforcé par cet épisode. Tel n'est vraiment pas le cas vingt ans plus tard. Unis dans une même ambiguïté, Paris et Berlin sortent comme affaiblis de la première année de guerre en Ukraine. Les pressions pacifistes présentes en Allemagne, ou l'excessive subtilité verbale du Président Français passent mal de Kiev à Varsovie, sans oublier Londres et Washington. L'expression utilisée par Emmanuel Macron disant "ne pas vouloir écraser la Russie" est pour le moins malheureuse, au moment où la Russie ne se prive pas d'écraser sous les bombes les villes ukrainiennes.

Tant que l'heure sera à la guerre, le rôle de l’Europe sera, de facto, second. Quand l'heure de la négociation viendra, (on en est loin) l'Europe pourra retrouver un rôle central, surtout si elle agit demain comme elle l'a fait hier, par capillarité. Il faudra ce jour-là convaincre les Ukrainiens qu'un passeport européen vaut bien quelques sacrifices. Le risque existe bien sûr que - sur les fonts baptismaux de la paix - on retrouve au premier plan, les Américains et les Chinois. Mais plus les Européens feront preuve d’un soutien sans faille à l'égard de Kiev, plus grandes seront les chances qu'ils se retrouvent avec une chaise et non un strapontin lors des négociations futures, confortant ainsi l'idée que si la guerre passe par l'OTAN, la paix passe par l'Europe.


 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 26/02/2023

 

Copyright image : PATRICK HERTZOG / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne