Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
26/09/2022

Ukraine - le Sud Global peut-il lâcher la Russie ? 

Imprimer
PARTAGER
Ukraine - le Sud Global peut-il lâcher la Russie ? 
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le titre que nous donnons à cette analyse relève bien sûr de la provocation pure : il n'y a pas un Sud Global univoque et la Russie n'a jamais disposé d'un soutien total dans les pays du Sud. Mais il saisit quand même une réalité politique incontestable.

Une réalité politique incontestable

La Russie bénéficie en effet dans les pays autrefois non alignés d'un préjugé favorable. La filiation avec l'ex-URSS, qui avait pris parti pour les luttes de libération nationale, est portée à son crédit. Vladimir Poutine lui-même a jusqu'ici inspiré le respect dans beaucoup de pays pour avoir été le premier - avant la Chine par exemple - à se dresser contre l'Amérique dans sa phase de domination sans partage. La diplomatie russe a su par ailleurs cultiver avec habileté une connivence avec les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ou accompagner la montée en puissance de l'Organisation de Coopération de Shanghai (Chine, Inde, Iran, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Pakistan, Russie, Tadjikistan). 

Il était donc logique pour le Kremlin de présenter l'invasion de l'Ukraine comme une guerre préventive permettant de donner un coup de boutoir à l’ordre mondial encore dominé par l'Occident. C’était une manière efficace de faire jouer le réflexe anti-occidental du monde émergent et de faire miroiter à celui-ci la perspective d'un monde enfin "multipolaire" correspondant à ses aspirations. Avec cet éclairage, les conséquences négatives du conflit en termes de sécurité alimentaire, de perturbations du marché de l'énergie, de renchérissement de certaines matières premières ou d'inflation avaient toutes les chances d’être mises sur le compte des Occidentaux et de leur politique de sanctions. 

Les déclarations venues du Sud Global ont vite mis en relief une responsabilité de l'OTAN et des États-Unis dans le déclenchement de la guerre. 

Cette stratégie de communication a dans un premier temps remarquablement bien fonctionné. La Russie n'a pas échappé à une large condamnation de son agression - mais des partenaires importants de l'Occident, plus ou moins considérés comme des alliés, comme l'Inde, les pays du Golfe ou, en Afrique, le Maroc et le Sénégal, ont préféré s’abstenir dans les résolutions pertinentes des Nations Unies. Les déclarations venues du Sud Global ont vite mis en relief une responsabilité de l'OTAN et des États-Unis dans le déclenchement de la guerre.

Aucun grand émergent n'a emboîté le pas des Occidentaux dans leur politique de sanctions et d’isolement politique de la Russie. Ces derniers étaient en difficulté dans la bataille des "récits" sur les conséquences de la guerre - attribuées plus volontiers dans le Sud aux sanctions qu’à l’agression. D’autant plus que pour les plus importants leaders du Sud Global - la Chine, l'Inde, la Turquie - l'isolement de la Russie par l'Ouest ouvrait des opportunités économiques non négligeables (pétrole russe à prix cassés, afflux de capitaux russes en Turquie).

Pour toutes ces raisons, le risque est devenu sérieux que s’élargisse le clivage Nord-Sud. Celui-ci avait pu être surmonté lors de la COP 21 (accord de Paris sur le climat, conclu en décembre 2015). Il tend à réapparaître à la suite de la crise sanitaire, les pays du Sud accusant le Nord de s’être montrés insuffisamment solidaires. L'enjeu est majeur : le traitement des enjeux globaux - au premier chef le changement climatique et la biodiversité - est déjà rendu plus difficile par la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis et la succession des crises ; il deviendrait impossible si la relation Nord-Sud venait à se casser. 

Le discours du Président Macron à New-York

C'est certainement en ayant à l'esprit ce contexte que le président de la République a conçu le discours d'une éloquence exceptionnelle qu'il a prononcé devant l'Assemblée générale des Nations Unies le 20 septembre. 

Se présentant en homme de paix, assumant à ce titre son dialogue avec la Russie, Emmanuel Macron n'a pas hésité à prendre de front la fausse symétrie entre le combat de la Russie contre l’Occident et les luttes de libération nationales d’autrefois : "ce à quoi nous assistons est un retour des impérialismes et des colonies… Qui voudrait mimer le combat des Non-Alignés en refusant de s'exprimer clairement se trompe et prend une responsabilité historique". 

Il a mis les gouvernements du Sud en demeure de s'élever clairement contre la Russie : "Ceux qui se taisent aujourd’hui servent malgré eux, ou secrètement avec une certaine complicité, la cause d'un nouvel impérialisme, d'un cynisme contemporain, qui désagrège notre ordre international sans lequel la paix n'est pas possible". Ou encore, après avoir défendu crânement la politique des sanctions, souvent assimilée au Sud à un néo-impérialisme : "l’impérialisme contemporain n’est pas européen ou occidental, il prend la forme d’une invasion territoriale adossée à une guerre hybride mondialisée qui utilise le prix de l’énergie, la sécurité alimentaire, la sûreté nucléaire, l’accès à l’information et les mouvements de population comme des armes de division et de destruction".

Emmanuel Macron n'a pas hésité à prendre de front la fausse symétrie entre le combat de la Russie contre l’Occident et les luttes de libération nationales d’autrefois.

Sans se lasser, le Président français est revenu à plusieurs reprises sur l'intégrité territoriale, le respect des frontières, la défense de la souveraineté pour mieux souligner que la Russie "se dit prête à œuvrer à un ordre international nouveau" en foulant aux pieds ces principes essentiels qui jusqu'ici, malgré des entorses du côté occidental ("nous avons eu tort de prendre des licences avec ces valeurs"), ont constitué le fondement de l'ordre international.

Puis il a développé son message essentiel, à savoir le refus d’une "nouvelle partition du monde" non seulement artificielle mais désastreuse pour le traitement des vrais problèmes : "Notre responsabilité commune est plutôt d'œuvrer pour aider les plus fragiles, les plus touchés, à faire face à tous ces défis. Narendra Modi, le Premier ministre de l'Inde, a eu raison de le dire : l'heure n’est pas à la guerre. Elle n'est ni à la revanche contre l'Occident, ni à l'opposition de l'Ouest contre le reste. Elle est au sursaut collectif de nos pays souverains. C’est pourquoi il est urgent de bâtir un nouveau contrat entre le Nord et le Sud, un contrat efficace et respectueux pour l’alimentation, pour le climat et la biodiversité, pour l'éducation". Enfonçant le clou sans s'interdire une pointe de polémique le président de la République a aussi dit : "qui pendant la pandémie était là ? qui propose des financements face à la transition climatique ? Pas ceux qui aujourd'hui vous proposent un nouvel ordre international et qui n’avaient pas de vaccins qui marchent, et qui ont été peu solidaires, et qui n'apportent rien face au climat".

Remarquable discours donc, parce que "ciblé" en fonction d’une audience et d’un message, parce que faisant appel aux principes mais aussi aux intérêts bien compris des États du Sud, parce qu'enfin offrant une perspective : des coalitions ad hoc pour faire avancer les solutions aux grands problèmes qui conditionnent l'avenir de toute l'humanité. C’est à ce titre que le Président a cité le Forum de Paris sur la Paix, dont l'Institut Montaigne est membre fondateur et dont la session de cette année devrait revêtir une importance particulière. Discours en outre qui résulte d’une réflexion entamée depuis des semaines puisque, par exemple, Emmanuel Macron avait commencé à dénoncer la supercherie des Russes vis-à-vis des pays du Sud lorsqu’il avait visité le Cameroun, le Bénin et la Guinée-Bissau fin juillet. Sincèrement attaché à une gestion efficace des enjeux globaux, le Président a sans doute perçu mieux que d'autres le danger d’une jonction Est-Sud (alors qu'il n'avait apparemment pas mesuré l’impact de son dialogue avec la Russie sur son crédit en Europe). On peut se demander enfin si son allocution devant l'Assemblée Générale des Nations Unies n’intervient pas à un moment propice. 

Un changement d'atmosphère ? 

Il n'est pas impossible en effet que le vent ait commencé de tourner dans la relation de la Russie avec le Sud Global. Un signal précurseur était venu de l'accord du 22 juillet entre la Russie et l'Ukraine, sous les auspices des Nations Unies, permettant une sortie du blé ukrainien par la mer Noire, jusque-là bloqué par les Russes. Une telle concession n'est pas dans la nature de la diplomatie russe. Vladimir Poutine a peut-être perçu que son chantage au blé commençait à se retourner contre lui. Plus récemment, juste avant la tenue de l'Assemblée Générale, un vote quasi unanime avait autorisé M. Zelensky à s’exprimer par téléconférence devant les Nations Unies, malgré l'opposition de la Russie.

L'influence russe en Asie centrale recule - les gouvernements kazakhstanais et ouzbeks adoptent des positions de plus en plus distantes de Moscou, essentiellement au profit de la Chine.

Mais c'est surtout à Samarkand, lors du sommet de l'Organisation de Coopération de Shangaï, les 15 et 16 septembre, auquel assistait comme invité le Président turc M. Erdoğan, qu'un changement de ton est apparu. Parmi ceux qu'il considère comme ses pairs, le Président russe a reconnu que la Chine se posait des questions - et marquait des inquiétudes - sur la guerre en Ukraine. Il a dû écouter le Premier ministre indien, M. Modi, assener la phrase que M. Macron a cité quelques jours plus tard à New York : "l'heure n'est pas à la guerre". Plus généralement, l'influence russe en Asie centrale recule - les gouvernements kazakhstanais et ouzbeks adoptent des positions de plus en plus distantes de Moscou, essentiellement au profit de la Chine.

On ne sait pas ce que se sont dit les chefs d'État présents autour de la table à Samarkand mais il est clair que Vladimir Poutine n’a obtenu aucune marque de soutien supplémentaire.

De l'avis de tous les observateurs, le sentiment qui se dégageait de la rencontre était celui d'une certaine perplexité vis-à-vis de l'aventure russe en Ukraine ; cela n'est pas anodin chez des dirigeants qui sont à la fois les plus importants alliés objectifs de Vladimir Poutine et les principaux "poids lourds" du Sud Global. Un point essentiel réside dans l’attitude de Pékin. Ainsi que François Godement l'a magnifiquement décrypté, l'art des Chinois est de répéter inlassablement les mêmes mantras (appel à un cessez-le-feu et au dialogue, réaffirmation de l'intangibilité des frontières) mais le contexte de leurs déclarations en modifie subtilement la signification. Lorsque, dans l'heure qui a suivi l'annonce par M. Poutine d'une mobilisation présentée comme partielle le 21 septembre, un porte-parole de Pékin appelait une fois de plus à un cessez-le-feu, cela pouvait difficilement passer pour un endossement de la décision du Kremlin. De même lorsque le ministre des Affaires étrangères chinois, M. Wang Yi, dans un discours il est vrai émaillé de piques contre les Occidentaux, déclare devant l'Assemblée Générale des Nations Unie que "la solution consiste à tenir compte des préoccupations légitimes de toutes les parties en matière de sécurité".

Le fait est cependant qu'à peine rentré de Samarkand, Vladimir Poutine a pris des mesures d'escalade du conflit : mobilisation dite partielle, référendum dans les républiques du Donbass, à Zaporijia et à Kherson en vue d’une annexion par la Russie, nouvelles menaces liées aux armes nucléaires. Est-ce à dire que la réprobation muette ou en tout cas le scepticisme de ceux qu'il considère comme ses pairs lui a paru secondaire par rapport à l’urgence pour lui de sauver la mise - en Ukraine certes mais aussi sans doute dans les jeux de pouvoirs à Moscou ? C’est une hypothèse. Une autre possibilité - non contradictoire avec la première - est qu'il ait compris les discussions de Samarkand comme comportant pour lui une obligation de résultat, et sans doute de résultat dans des délais rapprochés. En doublant la mise en Ukraine, Vladimir Poutine espère vraisemblablement qu’il pourra "faire craquer" la résilience des opinions occidentales, obtenir un "lâchage" des gouvernements américain et européens à l’égard de l’Ukraine, et cela avant qu’il ne soit lui-même abandonné par les Grands du Sud Global. 

Quelles lignes d'action pour la France et les Occidentaux ? 

La guerre sur le Vieux continent oblige l'Ouest à revoir sa politique à l'égard du Sud. On peut certes faire le pari que l'aura de la Russie auprès des pays émergents va se ternir au fur et à mesure que les forces russes vont s'épuiser en Ukraine. Ce processus a sans doute déjà commencé. Mais ce serait une erreur de se limiter à ce constat. 

  • Dans l'immédiat, les gouvernements occidentaux doivent réfléchir aux prochaines impasses dans lesquelles pourrait se trouver Vladimir Poutine - et au risque qu'un jour il en vienne à examiner des options d'escalade plus radicales que celles d’aujourd’hui. On aura noté que M. Wang Yi a mis en garde à New York contre tout "débordement du conflit". Dans les mois qui viennent, il y a de la place pour la constitution d'un front au moins informel de l'ensemble de la communauté internationale pour dissuader les dirigeants russes de songer à un recours à des armes de destruction massive

  • À plus long terme, le risque persistera d'une aggravation du clivage Nord-Sud, même si la Russie perd, comme c'est probable, ou en tout cas sort très affaiblie de son aventure en Ukraine. La perspective ouverte par le discours d'Emmanuel Macron à New York, celle d'un nouveau contrat Nord-Sud, ne perdra nullement sa pertinence. Il reste à donner à cette perspective un contenu précis. Sur ce terrain, la France et bien entendu l'Union européenne ont des atouts. 

  • Dans cette perspective, la guerre en Ukraine met en relief une difficulté : ce que le Sud Global - toutes catégories de pays confondues et au-delà des rancœurs historiques - déteste dans la politique des Occidentaux, c'est le recours aux sanctions et son soubassement, c'est-à-dire l'hégémonie du dollar et la domination occidentale sur les circuits financiers. Or, ce dispositif joue un rôle crucial pour venir à bout de l'agression russe en dissuadant la Chine de contourner les sanctions américaines et donc d'aider davantage Moscou.

 

Copyright : Sergei BOBYLYOV / SPUTNIK / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne