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27/11/2024

[Trump II] - Défi américain : épreuve et opportunité pour l'Europe

[Trump II] - Défi américain : épreuve et opportunité pour l'Europe
 Georgina Wright
Auteur
Directrice adjointe des Études Internationales et Expert Résident

Hausse des tarifs douaniers, guerre en Ukraine, défense et dissuasion, risque de devenir un déversoir alternatif pour des produits chinois en mal de marché : la victoire de Donald Trump a peut-être moins surpris les Européens qu’en 2016, elle inquiète toujours autant. Mais, comme l’écrit Georgina Wright, dans un contexte profondément différent de ce qu’il était il y a huit ans, le péril de l’Union européenne est intérieur : saura-t-elle, ou non, mettre cette nouvelle crise à profit pour renforcer son autonomie et sa compétitivité ?

La poussière a eu le temps de retomber, depuis que les États-Unis ont choisi d'installer de nouveau Donald Trump à la Maison-Blanche. À la différence de 2016, l’Union européenne, et la plupart des États membres, avaient cette fois eu le temps de préparer l’éventuel retour au pouvoir du républicain. Non que l’Europe soit à présent immunisée, mais du moins la victoire de Trump n'a-t-elle pas été le choc qu'elle avait représenté il y a huit ans. L’élection de novembre confirme également une vérité que les Européens ont longtemps tenté d'ignorer : Trump, ou plutôt le trumpisme, est là pour s’installer dans la durée, et l’Europe doit donc se confronter au nouveau visage d’une alliance transatlantique désormais plus transactionnelle.

Les menaces que Trump fait peser sur l'Europe sont bien connues : il a affiché sa volonté de mettre fin à la guerre en Ukraine, même si cela signifie céder des territoires à la Russie et les États-Unis vont probablement continuer à se retirer de l'Europe pour se concentrer sur l'Asie. Ils adopteront une approche économique "America First" au bénéfice de l'industrie américaine afin de rétablir leur déficit commercial, en particulier à l’égard de la Chine et de l'Europe.

Mais si ces menaces extérieures existent bel et bien, la plus grande est intérieure : elle réside dans l'incapacité de l'Europe à réagir rapidement et de manière décisive.

Mais si ces menaces extérieures existent bel et bien, la plus grande est intérieure : elle réside dans l'incapacité de l'Europe à réagir rapidement et de manière décisive. L'UE sait qu'elle doit faire davantage en matière de défense et renforcer sa résistance technologique et économique.

Elle doit également affirmer sa puissance diplomatique et, dans la mesure du possible, coordonner ses messages lorsqu'elle s'oppose à Washington. Seul l'avenir nous dira si le choc Trump a porté ses fruits.

Le sort de l'Ukraine

Donald Trump a remporté les élections de 2024 en promettant de mettre fin à l'implication de l'Amérique dans des "guerres sans fin" : engagement qui jette désormais une ombre sur l'effort de guerre en Ukraine.

Deux scénarios peuvent être considérés. Ils soulèvent tous deux d’importantes interrogations en Europe. Le premier verrait la négociation rapide d’un règlement entre Moscou et Kiev, dans lequel l'Ukraine accepterait de céder les territoires occupés en échange d'un cessez-le-feu, éventuellement accompagné d'une zone tampon sécurisée par des forces de maintien de la paix. Dans ce scénario, on ne sait pas si les États-Unis continueraient à fournir à l'Ukraine des armes pour que le pays puisse répliquer en cas d’attaque ni s'ils participeraient aux missions de maintien de la paix.

Le deuxième scénario serait celui où le président Trump retarderait les pourparlers de paix et continuerait de soutenir l'Ukraine - via des armes, des renseignements, des formations militaires - jusqu'à ce que Kiev soit davantage en position de force pour négocier avec la Russie. Une telle configuration interdirait à Moscou de crier victoire - ce qui aurait les faveurs de Mike Waltz, conseiller de Trump en matière de sécurité nationale, et de Marco Rubio, candidat au département d'État. Les deux hommes sont connus pour camper sur des positions dures, y compris à l'égard de la Russie.

La préférence des capitales européennes va nettement vers le second de ces scénarios. Les préoccupations de l'Europe dépassent toutefois les seuls besoins militaires immédiats de l'Ukraine. Sans garantie de sécurité crédible, la stabilité à long terme de tout accord de paix est compromise. Les Européens craignent tout d'abord que Vladimir Poutine, fort d’avoir obtenu un cessez-le-feu temporaire, mette cette pause à profit pour réarmer et reconstruire les forces militaires de la Russie, avant d'envahir de nouveau l’Ukraine. Ils s’inquiètent également de la stabilité interne de l'Ukraine. Après avoir enduré des années de guerre, les Ukrainiens pourraient ne pas se satisfaire d’une promesse de paix sans garanties de sécurité significatives et répugner à rester et à reconstruire leur vie si plane la menace d’un anéantissement de tous leurs efforts. Beaucoup pourraient alors choisir de partir en Europe, mettant de nouveau à l’épreuve un système d'immigration déjà très sollicité.

C'est ici que la position de Trump sur les garanties de sécurité devient cruciale - et incertaine. Si les États-Unis se retirent de leur rôle traditionnel de garant de la sécurité européenne, le fardeau échoira entièrement à l'Europe. L'adhésion de l’Ukraine à l'OTAN est peu probable, surtout si Donald Trump occupe la Maison Blanche, et les Européens ne se sont pas encore mis d'accord sur la forme que pourraient prendre ces garanties de sécurité. L'une des options consisterait à ce que des troupes permanentes, provenant de pays d'Europe et d'ailleurs, soient stationnées en Ukraine et prêtes au combat en cas de nouvelle invasion de Moscou. En revanche, il reste à déterminer si les Européens seraient en mesure de réagir sans le soutien des services de renseignement américains et sans l'approbation préalable de l'utilisation d'armes américaines.

Sécuriser l'Europe sans les États-Unis

Force de dissuasion nucléaire, troupes stationnées sur le Vieux continent, échange de renseignements : les États-Unis ont longtemps joué un rôle central dans la sécurité européenne. Mais à mesure que l'alliance transatlantique devient plus transactionnelle, l'Europe est confrontée au désagréable défi de devoir seule assurer sa défense, sans dépendre de Washington.

L'arsenal nucléaire américain est un signal fort de l'influence des États-Unis à l'étranger, et ce symbole a de la valeur aux yeux de Donald Trump. Toutefois, il faut s’attendre à ce que le président Trump exige des contreparties : la hausse des achats d'armes américaines, par exemple, ou un environnement réglementaire plus favorable aux géants américains de la tech. La capacité de l'UE à répondre à ces exigences dépendra du degré de consensus entre les 27 États membres. La coopération avec des alliés clés, comme le Royaume-Uni, sera également essentielle.

Le réarmement est aussi un enjeu phare. Les dirigeants européens s'accordent à dire que l'UE devrait s’attacher à renforcer ses propres capacités de défense, mais sans consensus sur la manière d'y parvenir. La stratégie d’un "Buy European Act" gagne du terrain, ce qui devrait stimuler les industries de défense nationales et réduire les dépendances stratégiques.

L'arsenal nucléaire américain est un signal fort de l'influence des États-Unis à l'étranger, et ce symbole a de la valeur aux yeux de Donald Trump.

La pandémie de Covid-19 a forcé l'UE à assouplir temporairement sa réglementation concernant des aides d'État pour permettre aux gouvernements de soutenir les entreprises pendant la crise. Ces modifications devraient faciliter, du moins en théorie, l'allocation de fonds supplémentaires au secteur de la défense. Toutefois, l'Europe continuera de dépendre de ses fournisseurs étrangers lorsque les alternatives européennes ne sont pas possibles.

En ce qui concerne sa défense, l'UE s'est engagée à dépenser davantage, mais les modalités de financement restent incertaines. L'UE doit-elle souscrire un emprunt conjoint, réaffecter des fonds existants ou émettre des obligations de défense ? De la position de l'Allemagne dépendra toute décision sur les dépenses communes de défense : d'où l’intense pression exercée sur Berlin pour qu'elle assouplisse ses limites strictes en matière d'endettement - fixées par le "frein à la dette".

Cependant, tous les pays de l'UE ne disposent pas d'une industrie de défense sophistiquée : les changements apportés aux règles de financement et de concurrence profiteront inévitablement à certains pays plus qu'à d'autres. Les pays dotés d'une industrie de défense de pointe, comme la France, la Suède et l'Allemagne, pourraient donc être amenés à faire des compromis sur d'autres dossiers européens, en échange d'un soutien à l'assouplissement des règles de l'UE sur les aides d'État à l'industrie de défense.

Protéger le marché unique

Lors de sa première présidence, Donald Trump a promis de reconfigurer les relations commerciales des États-Unis, en les alignant sur sa vision de "l'Amérique d'abord." Son objectif était clair : protéger l'industrie américaine et remédier aux déséquilibres de la balance commerciale, même si cela implique de réécrire les règles du commerce mondial.

En 2024, le sujet avait encore gagné en centralité dans sa campagne et les taxes - que Donald Trump juge être de "plus beau mot du dictionnaire" - sont l’outil favori du nouveau président pour atteindre ses objectifs stratégiques à l'étranger. Le 25 novembre, Donald Trump a déclaré qu'il imposerait des droits de douane de 25 % sur toutes les importations américaines en provenance du Canada et du Mexique dès le premier jour de son mandat, ainsi que des droits de douane supplémentaires de 10 % sur les produits chinois, qu’il a accusés de favoriser l'immigration clandestine et de faciliter le trafic de drogue. Des droits de douane de 10 % sur les produits européens entrant aux États-Unis frapperaient de plein fouet plusieurs secteurs, notamment l'automobile, le commerce de détail, l'industrie chimique et la sidérurgie.

Son objectif était clair : protéger l'industrie américaine et remédier aux déséquilibres de la balance commerciale, même si cela implique de réécrire les règles du commerce mondial.

Plutôt que de démanteler certaines initiatives clés de l'ère Biden, Donald Trump devrait se les réapproprier, ainsi de la loi sur la réduction de l'inflation et la loi CHIPS et sur la science, qui visaient à renforcer l'industrie manufacturière américaine et les technologies de pointe, quitte à aller à l’encontre des intérêts des alliés des États-Unis.

En effet, même si Donald Trump n'est pas un adepte des subventions, ces mesures historiques ont généré des emplois, en particulier dans les États à tendance républicaine, ce qui rend leur annulation coûteuse politiquement. De même, étant donné que de nombreuses entreprises de la big Tech soutiennent le nouveau président, ce dernier aura à cœur de s'assurer que la Silicon Valley continue à attirer les meilleurs talents et les meilleures innovations que le monde a à offrir.

Une approche plus agressive des États-Unis à l'égard de la Chine - qui se traduira probablement par des sanctions et des droits de douane - pourrait inciter la Chine à réorienter une partie de ses échanges commerciaux vers d'autres marchés que les États-Unis. L'UE, en tant que plus grand bloc commercial du monde, pourrait faire office de destination alternative naturelle. Mais la pression sur l'Europe ne s'arrêterait pas là. Washington pousserait probablement l'UE à s'aligner plus étroitement sur sa politique envers la Chine, notamment en ce qui concerne les contrôles des exportations et les restrictions sur les technologies sensibles. Cela affecterait non seulement les entreprises multinationales ayant des liens avec les deux marchés, mais aussi l'autonomie stratégique plus large de l'Europe.

Paradoxalement, l'approche de M. Trump pourrait contraindre l'Europe à faire face aux douloureuses vérités de ses vulnérabilités économiques. L'UE a déjà commencé à réexaminer sa politique industrielle et cherche des moyens d'investir davantage dans l'innovation, les infrastructures et les talents afin de gagner en compétitivité à l'échelle mondiale, ainsi que le recommandent les rapports d'Enrico Letta et de Mario Draghi. Ursula von der Leyen a également fait de la sécurité économique un pilier essentiel de la Commission, qui incluera des mesures aptes à répondre à la pression américaine. Le dialogue avec des partenaires partageant une même approche, tels que le Canada et le Japon, gagnera également en importance.

Donner à l'UE la capacité d'agir

En réalité, la menace qui pèse sur les Européens ne provient pas tant de ce que fera Trump, mais de leur capacité à réagir suffisamment vite. Historiquement, l'UE a fait preuve d'une résilience remarquable en temps de crise, en trouvant le moyen de s'unifier même lorsque ses divergences étaient profondes. C'est ce qu'elle a fait face à la pandémie de Covid-19, lorsque les pays européens ont investi collectivement dans des vaccins et emprunté conjointement pour soutenir l'économie. Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'UE est aussi parvenue à imposer rapidement des sanctions à Moscou, à apporter un soutien militaire à Kiev et à traverser la tempête de la hausse des prix de l'énergie.

Toutefois, lors de ces crises antérieures, l'Europe disposait de deux soutiens de poids : un moteur franco-allemand fonctionnel et un leadership fort de la Commission européenne. Aujourd'hui, la France et l'Allemagne sont toutes deux confrontées à des défis domestiques et leurs relations bilatérales sont au plus bas. En 2018, lorsque l'UE s'est dangereusement rapprochée d'une guerre commerciale avec les États-Unis en raison des droits de douane sur l'acier et l'aluminium, c’est le président de la Commission européenne de l'époque, Jean-Claude Juncker, qui avait fait baisser la tension en promettant au président Trump que l'UE augmenterait ses importations de gaz naturel liquéfié (GNL) et de soja américains. Bien que les importations aient effectivement augmenté, le changement a été largement perçu comme cosmétique. Cette fois-ci, M. Trump s’est montré peu enclin à engager le dialogue avec Bruxelles. La réponse de l'Europe devra être plus agile, mais elle dépendra aussi davantage des alliances stratégiques que les États membres de l'UE peuvent forger avec Washington. Qu'il s'agisse de l'Italienne Giorgia Meloni, du Hongrois Viktor Orbán ou même du président Macron, Trump choisira son interlocuteur non seulement en fonction du sujet qui l’intéresse mais aussi selon celui qu’il juge être à même de lui offrir le meilleur accord.

Le processus décisionnel de l'UE est peut-être lent, mais, dès lors que les enjeux sont de taille, et qu’ils sont urgents, elle est capable de faire preuve d'une agilité surprenante. En fait, c'est précisément ce que l'UE fait le mieux : trouver, au milieu de la discorde, un terrain d'entente et un espace de compromis. La question la plus cruciale n'est donc pas de savoir qui parlera à Trump, mais si l'Europe peut se ressaisir. Elle devra pour cela repenser son approche de la politique industrielle et renforcer sa résilience économique.

Historiquement, l'UE a fait preuve d'une résilience remarquable en temps de crise, en trouvant le moyen de s'unifier même lorsque ses divergences étaient profondes.

Si l’UE y parvient, non seulement elle résistera à la tempête du protectionnisme de Trump, mais elle en sortira plus forte.

Copyright image : Anatolii STEPANOV / AFP

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