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29/04/2021

Turquie et Europe : alliance tumultueuse, rivalité impossible

Trois questions à Nilgün Arısan Eralp

Turquie et Europe : alliance tumultueuse, rivalité impossible
 Nilgün Arısan Eralp
Directrice de l'UE à la Fondation de Recherche sur les politiques économiques de Turquie

De la rivalité à la coopération, la dynamique entre l’UE et la Turquie n’a de cesse de muter. L’adhésion n’est peut-être plus la prochaine étape, mais il y a de la place pour de nombreuses convergences. Les bénéfices sont clairs pour les deux parties, mais nul ne sait si Erdogan restera dans de telles dispositions. Nous avons parlé avec Nilgün Arisan-Eralp, Directrice du Centre d’études européennes de la Fondation d’étude de politiques économiques de Turquie. 

Ursula von der Leyen a indiqué le 6 avril, après une réunion avec le Président Erdogan et Charles Michel, que "la Turquie est intéressée par un rapprochement constructif avec l’Union européenne". Quelles sont les bénéfices que pourraient tirer l’Union européenne et la Turquie d’une coopération plus étroite ? 

Bien que l’adhésion ne soit pour l’instant pas sur la table, le besoin d’une coopération et d’un dialogue étroit entre l’UE et la Turquie est aussi manifeste en matière de migration, de commerce, de production, d’énergie, de climat, de sécurité et de défense. 

Dans les circonstances actuelles, il y a trois domaines concrets dans lesquels l’UE et la Turquie bénéficieraient d’une coopération plus étroite. 

La migration fait partie de ces domaines. La Turquie et l’UE sont toutes deux prêtes à renouveler l’accord actuel. Une des conséquences des désaccords internes à l’UE au sujet d’un mécanisme juste et soutenable en matière de politique d’asile est que les gouvernements européens n’ont pu se mettre d’accord sur la relocalisation. Ils doivent par conséquent coopérer avec les pays d’origine et de transit à des fins de réadmission. Le poids pèse en attendant sur la Turquie, qui accueille désormais non plus 2,5, mais 4 millions de migrants. Il y a un besoin de plus de soutien en matière d’éducation, de formation et d’intégration, en plus des besoins humanitaires. 

Le deuxième domaine où la coopération serait mutuellement bénéfique est la modernisation de l’union douanière. Ceci insufflerait un souffle nouveau à une approche fondée sur le droit et relancerait le processus d’harmonisation en vue d’une adhésion turque à l’UE. La modernisation de l’union douanière permettrait de meilleures relations commerciales, déclencherait des réformes structurelles de l’économie turque en rendant nécessaires des réformes politiques incluant des mécanismes d’État de droit, et alignerait le secteur productif turc avec les normes et standards européens, y compris avec son Pacte vert. D’autre part, l’UE souhaite, à la suite de la crise provoquée par le Covid-19, renforcer sa résilience en parvenant à l’autonomie stratégique dans ses relations extérieures et commerciales. La Turquie et sa communauté des affaires, déjà bien implantée dans l’UE, peuvent grandement contribuer à la résilience de l’Europe et à son combat pour plus d’autonomie stratégique.

La Turquie peut grandement contribuer à la résilience de l’Europe et à son combat pour plus d’autonomie stratégique. 

Selon des études d’impact empiriques, la modernisation de l’union douanière bénéficierait aux deux parties. La Turquie et l’UE ont toutes deux étudié cet impact, et leurs conclusions sont similaires. L’étude d’impact de l’UE projette que les bénéfices seraient de 5,4 milliards d’euros, soit 0,01 % du PIB européen et 12,5 milliards, soit 1,44 % du PIB pour la Turquie. 

Un troisième domaine dans lequel la coopération est essentielle, et mutuellement bénéfique, est la facilitation de l’adoption par la Turquie du Pacte vert européen en intégrant le pays dans les programmes européens et en améliorant la consultation et la coordination. L’UE ne devrait pas, en excluant des pays comme la Turquie, approfondir les disparités numériques et technologiques importantes qui existent entre pays développés et pays en voie de développement. L’extension du Pacte vert à la Méditerranée pourrait favoriser un cadre multilatéral régional plus inclusif, comme peut l’être l’ouverture européenne vers les Balkans Occidentaux. Un tel geste pourrait faire retomber les tensions qui existent dans le domaine de l’énergie et contribuer à un cadre régional plus coopératif et inclusif. 

D’après les déclarations d’Ursula von der Leyen dans la conférence de presse qui a suivi le sommet tripartite qui s’est tenu à Ankara le 6 avril, le Pacte vert sera étendu à la Turquie et constituera un maillon essentiel du dialogue entre les parties. 

La Turquie demeure candidate à l’adhésion à l’UE, mais sa candidature est fragilisée par des préoccupations grandissantes au sujet de son manque de respect des droits de l’homme, de l’indépendance judiciaire, et de la liberté de la presse. Bien que les tensions aient diminué, le bloc s’inquiète qu’Erdogan renoue avec son "comportement instable". Dans quelle direction la coopération pourrait-elle reprendre ? 

La coopération entre les parties demeure très fragile. L’UE s’est concentrée ces dernières années sur le maintien de relations transactionnelles avec la Turquie, guidées par l’intérêt et centrées sur les questions migratoires, sur l’économie et sur la politique étrangère et sécuritaire. Cependant, tout ordre du jour positif devra inclure, outre les questions guidées par l’intérêt, des relations fondées sur des normes communes, et comporter une dimension sociétale qui prend en compte la résilience du pays et la multiplicité des acteurs politiques, au-delà du gouvernement. 

La détérioration rapide de la gouvernance interne turque peut sembler aux dirigeants européens comme le symptôme du déclin démocratique turc. Cependant, celle-ci reflète surtout l’affaiblissement des relations entre la Turquie et l’Occident, une tendance déjà visible avant les récentes actions de politique étrangère dans la Méditerranée Orientale. L’histoire montre que des liens plus forts entre les deux parties ont facilité le chemin vers la démocratie de la Turquie, amélioré son économie et l’ont rendue plus stable. Une Turquie démocratiquement résiliente et bien gouvernée serait un atout pour la sécurité et la stabilité du continent européen et une panacée pour la résolution des conflits et des menaces d’ordre sécuritaire. Cependant, le renforcement et la revitalisation des relations entre l’UE et la Turquie avec un ordre du jour positif doivent aller au-delà des intérêts immédiats de l’UE en Méditerranée Orientale et devraient être fondés d’abord sur la démocratie et les droits fondamentaux, et devrait, seulement ensuite, intégrer l’action concertée et l’approfondissement des liens dans certains domaines prioritaires.

Enfin, il sera intéressant de suivre attentivement la réunion informelle organisée par le Secrétaire-général des Nations Unies, Antonio Guterres, qui doit se tenir fin avril afin de débattre de la reprise des négociations, aujourd’hui au point mort, au sujet de l’île de Chypre. Cette réunion, à laquelle sont invités les chypriotes turcs et grecs et les trois États garants (Turquie, Grèce et Royaume-Uni), pourrait attiser les tensions entre les parties concernées. Bien que la Turquie et l’administration de la partie turque de Chypre soutiennent une solution à deux États, toutes les parties respecteront une solution visant à créer une fédération bi-communale et bizonale.

L’histoire montre que des liens plus forts entre les deux parties ont facilité le chemin vers la démocratie de la Turquie, amélioré son économie et l’ont rendue plus stable.

Après des mois de tension et de provocations, le Président Erdogan semble de plus en plus disposé à coopérer avec la France et l’UE. Comment expliquer ce changement de paradigme, et son comportement général à l’égard de l’UE ? 

Nous devons replacer la discussion sur la relation UE-Turquie et le changement d’orientation de cette dernière dans la Méditerranée Orientale dans le contexte transatlantique, lui aussi en pleine mutation. Ankara est bien consciente que ses choix de politique étrangère et sa rhétorique pendant ces cinq dernières années, placées sous le signe de l’"autonomie stratégique", ne sont plus tenables. L’"autonomie stratégique" a été initiée par la Turquie en tant qu’État-nation indépendant avec un ancrage faible dans l’UE et dans l’Occident, séparant autant que possible la sécurité extérieure du recul démocratique interne. Ankara a su dans une certaine mesure obtenir des résultats grâce au déclin relatif régional et global des États-Unis et de l’UE. Cependant, la Turquie réalise que cette "autonomie stratégique" mène aujourd’hui à une impasse et qu’elle sera in fine confrontée aux efforts de l’administration Biden visant à relancer le multilatéralisme et l’alliance transatlantique. Ankara est donc face à une décision stratégique et souhaite "redémarrer sa politique étrangère" et explorer différentes façons de s’adapter à la nouvelle ère. L’accent est mis sur le multilatéralisme et la démocratie. Les relations entre l’UE et la Turquie seront également modifiées par ce processus : plus ce multilatéralisme renforcé façonne la géopolitique régionale et mondiale, plus la marge de manœuvre pour une "autonomie stratégique" et une approche transactionnelle aux relations internationales sans démocratie se réduit. Ceci pose un défi grandissant quant à la capacité d’Ankara de poursuivre ses opérations de sécurité unilatérales et fondées sur la force brute, sans mettre en place des règles et une démocratie à l’intérieur de ses frontières. 

Enfin, la Turquie dépend de l’UE pour des raisons économique et commerciales : certains États européens ont des investissements considérables dans le pays. De manière plus importante, elle dépend aussi de l’UE pour sa crédibilité économique internationale. La fragilité grandissante de la situation économique dans le pays - dont le taux de croissance est en baisse, dont le déficit public est important et structurel, qui dépend de manière importante des flux de capitaux à court-terme, où les investissements directs étrangers sont en déclin et où le secteur privé rencontre un problème de dette libellée en devises étrangères - rend l’UE indispensable pour la Turquie. Ces éléments expliquent les récents changements de la position turque, qui montre le désir de renouer le dialogue avec l’UE et des signes d’adoucissement de sa position en Méditerranée Orientale. 

 

Copyright: STEPHANIE LECOCQ / POOL / AFP

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