AccueilExpressions par MontaigneRevue de presse internationale #11 : La Turquie et l’équilibre des puissances en mer NoireL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.20/04/2021Revue de presse internationale #11 : La Turquie et l’équilibre des puissances en mer Noire Moyen-Orient et AfriqueImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il s’intéresse au regain de tension en mer Noire, notamment accentuée par la présence russe en Crimée et dans la Donbass, et par la confrontation russo-ukrainienne. En désaccord avec ses partenaires occidentaux dans de nombreuses crises régionales, la Turquie défend des positions proches de ses alliés dans le conflit russo-ukrainien et sur les enjeux liés à la mer Noire, ce qui lui vaut des mises en garde de Moscou. Alors que Moscou accentue sa pression militaire sur l’Ukraine, notamment en mer Noire (renfort de troupes en Crimée, envoi d’une flottille basée en Caspienne, zone d’interdiction autour du détroit de Kertch), les dernières prises de position du Président turc conduisent à se demander si, dans cette région, la Turquie prend ses distances par rapport à la politique d'équilibre suivie depuis l’annexion de la Crimée, caractérisée par un soutien au renforcement des capacités de défense de l’Ukraine et de la Géorgie, le rejet de toute attitude jugée provocante par la Russie et par le respect de la convention de Montreux. Une proximité affichée par les Présidents turc et ukrainien La rencontre du Président ukrainien Volodymyr Zelinsky avec son homologue turc, le 10 avril 2021 à Istanbul, a été un franc succès du point de vue ukrainien, estime le quotidien russe Kommersant. Il s'agissait de sa troisième visite en Turquie en deux ans, le Président Erdoğan s'étant rendu quant à lui en Ukraine en février dernier. Dans un contexte régional dominé par les interrogations sur les concentrations de troupes russes aux abords de l’Ukraine, Zelinsky a obtenu le soutien total d’Erdoğan, affirme la Nezavissimaia gazeta (NG), en particulier dans ses aspirations euro-atlantiques. Sans mentionner la Russie, le chef de l’État turc a plaidé pour une baisse des tensions dans la région, ce que le journal interprète comme une critique indirecte de Moscou, Erdoğan a en effet rappelé son attachement à l’intégrité territoriale de l’Ukraine et son refus de l’annexion de la Crimée, il a également évoqué sa participation au sommet de la "plateforme de Crimée", prévu en août prochain à l'initiative de Kiev, espérant des effets positifs notamment pour la communauté tatare dont Ankara se veut la protectrice (3 millions de Tatars environ vivent en Turquie). La NG en conclut que le Président turc est prêt à jouer un rôle actif dans le dossier ukrainien. C’est aussi l’analyse de la Süddeutsche Zeitung, qui voit dans ses propos une offre de médiation. Certains experts russes tentent de relativiser le soutien apporté par Erdoğan à Kiev. Andrey Kortunov, directeur général du RIAC, retient sa volonté de maintenir la paix en mer Noire et de parvenir à un accord entre Kiev et Moscou pour prévenir une escalade, ce qui fait, selon lui, que "la position turque est proche de celle de la Russie", les objectifs d’Ankara étant "économiques et commerciaux". Kirill Semionov, autre chercheur du RIAC, est sur la même ligne, l’idée que les États riverains de la mer Noire assurent eux-mêmes la stabilité de la région devrait plaire à Moscou, de même que la mention par Erdoğan des accords de Minsk.[Erdoğan veut] maintenir la paix en mer Noire et parvenir à un accord entre Kiev et Moscou pour prévenir une escalade. En revanche, pour le sénateur Alexei Pouchkov, proche du Kremlin, prétendre que les drones vendus par la Turquie ne peuvent être utilisés contre les républiques auto-proclamées du Donbass "est à la fois faux et cynique". Un appareil de type Bayraktar TB2 vient d’ailleurs d’effectuer un premier survol du Donbass, note-t-on à Moscou. Ces engins ont joué un rôle important dans la reconquête par Bakou d'une partie du Haut-Karabagh, rappelle Serguei Markedonov. Telle est d'ailleurs la justification avancée par des experts militaires russes pour justifier la concentration de troupes aux abords de l’Ukraine, il s’agirait de prévenir la répétition du scénario exécuté par Bakou, avec l’aide turque, en disposant d’une puissance de feu bien supérieure à celle de l’adversaire. Une coopération militaire étroite entre Ankara et Kiev qui inquiète MoscouLors des discussions d’Istanbul, une grande place a en effet été accordée à la coopération en matière d'armements, devenue le point fort des relations turco-ukrainiennes, au risque d’indisposer le Kremlin, qui, écrit la NG, ne se laisse pas abuser par la formule selon laquelle "cette coopération n'est pas dirigée contre des États tiers". Erdoğan a mentionné l’acquisition par Kiev des drones turcs Bayraktar et les ministres de la Défense, qui ont participé à ce haut conseil stratégique, ont évoqué l'installation d’une unité de production de drones en Ukraine et d’autres projets industriels (construction de navires de type Corvette et de l’avion de transport An-178). La coopération économique civile a enregistré moins d’avancées, la mise en place d'une zone de libre-échange, en discussion depuis plusieurs années, n'est toujours pas finalisée, relève la NG. Ce n’est sans doute pas un hasard, notent les commentateurs, qu’alors que ces discussions avaient lieu, circulaient à Moscou des informations sur les restrictions à la venue des touristes russes en Turquie, motivées officiellement par la recrudescence, avérée, de la pandémie de Covid-19 dans ce pays. L'interdiction du 15 avril au 1er mai des vols avec la Turquie - 500 000 Russes se préparaient à y séjourner - a été confirmée peu après par les autorités russes. Certains experts russes sont toutefois réticents à établir un lien direct avec l'attitude d’Ankara, Leonid Issaev, enseignant à la haute École d'Économie de Moscou, ne voit rien de nouveau dans les propos du Président Erdoğan et doute qu'une mesure prise à l'encontre des touristes russes, qui s'apparenterait à un "chantage", soit efficace à l'égard de la Turquie. Fiodor Loukjanov est enclin à partager cette analyse, sans exclure toutefois que l'interruption des vols au-dessus de la mer Noire ait valeur de signal destiné à dissuader les autorités turques d'une trop grande proximité avec Kiev. Le déplacement de Zelensky, à un moment de grande tension russo-ukrainienne, est incontestablement un "message politique", admet le rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs, persuadé que la Turquie ne se comportera pas de manière "inconsidérée à l'égard de Moscou". Vice-président du conseil de la Fédération, Konstantin Kossatchev se montre plus direct en faisant du refus de passer ses vacances en Turquie un "test de patriotisme". Le Président ukrainien a quant à lui invité ses concitoyens à se rendre en Turquie pour la remercier de sa solidarité (en 2019, la Turquie a accueilli 7 millions de touristes russes et 1,6 million d’Ukrainiens). Du Caire, le Ministre russe des Affaires étrangères a recommandé avec insistance "à tous les pays responsables avec lesquels nous sommes en relations - la Turquie en fait partie - d'analyser la situation et les sempiternelles déclarations belliqueuses du régime de Kiev, nous les appelons à ne pas alimenter les sentiments militaristes". Répondant aux interrogations sur les mouvements de troupes russes, Sergueï Lavrov s'est demandé ce que font les navires américains, qui participent à des exercices conjoints avec l'Ukraine dans le cadre de l'OTAN, "à des milliers de kilomètres de leurs côtes". Les relations de la Turquie avec ses partenaires occidentaux restent tendues, sur le dossier ukrainien leurs positions sont en revanche très convergentes. C’est dans ce contexte que la mission en mer Noire de deux bâtiments de l’US Navy, le Donald Cook et l'USS Roosevelt, a été annulée, Le Vice-ministre russe des Affaires étrangères Ryabkov, qui a évoqué une "provocation", a conseillé à la marine américaine de "ne pas s’approcher des côtes de Crimée et de nos rivages de la mer Noire", où elle n’a "rien à faire". Les relations de la Turquie avec ses partenaires occidentaux restent tendues, sur le dossier ukrainien leurs positions sont en revanche très convergentes, observe Amberin Zaman. L’annexion de la Crimée en 2014 a sensiblement modifié le rapport de forces en mer Noire au profit de la Russie, qui a élargi son espace côtier, sa zone économique exclusive et modernisé sa flotte. Dans la crise russo-ukrainienne, les tentatives de Moscou pour enfoncer un coin entre la Turquie et ses partenaires de l'Alliance subissent un revers, conclut-elle. Autre préoccupation russe - la possible remise en cause par la Turquie de la convention de Montreux Avec la convention de Montreux de 1936, la Turquie dispose d’un instrument qui limite le tonnage et le temps de séjour en mer Noire des navires de guerre des États non riverains et, en cas de conflit, lui permet de contrôler l'accès aux Détroits. La lettre adressée par 104 amiraux en retraite, à la suite d'une initiative identique prise l'an dernier par 126 anciens ambassadeurs, mettant en garde contre une remise en cause de la convention de Montreux, a suscité une vive réaction de la part d’Erdoğan, qui a fait arrêter une dizaine de signataires. Le Président turc vient en effet de relancer le projet de "canal Istanbul", évoqué pour la première fois en 2011, qui ouvrirait une nouvelle voie de communication entre la mer de Marmara et la mer Noire. Tout en écartant, dans les circonstances actuelles, un retrait de la convention de Montreux, dans laquelle les nationalistes turcs voient une limitation de la souveraineté du pays, Erdoğan n'exclut pas un "réexamen de ce type d’accords" en fonction des intérêts nationaux et laisse ouverte la question du statut du nouveau canal. C'est aussi, estime Fehim Tastekin, un signal adressé aux États-Unis, leur marine ne serait plus tenue par le régime applicable au passage des détroits, même si des entreprises chinoises sont susceptibles de participer aux travaux, dont le montant est estimé à 9 milliards de dollars, et qui pourraient débuter cet été. Alexandre Choumiline, chercheur à l’académie des sciences de Russie, considère également que l'un des objectifs du "canal Istanbul" - outre les considérations écologiques - est de s'affranchir des limitations de la convention de Montreux et de permettre aux navires de l'OTAN de patrouiller sans restriction en mer Noire. Pour la Russie, il s’agit d’un sujet sensible, que le Président Poutine a abordé avec son homologue turc lors d’un entretien téléphonique qui a précédé le sommet turco-ukrainien. "S'agissant du projet de construction par la Turquie du canal Istanbul, la partie russe a souligné l'importance du maintien du régime actuel, conforme aux dispositions de la convention de Montreux de 1936, qui assure la stabilité et la sécurité régionale", a indiqué le Kremlin après l'entretien. Théoriquement, observe une revue proche du MID, aussi longtemps qu'Ankara respecte la convention de 1936, le nouveau canal ne présente pas de menace pour la sécurité de la Russie car, avant de traverser la mer de Marmara, les navires doivent emprunter le détroit des Dardanelles qui est soumis à la convention de Montreux, "mais jusqu'à quand ?". "Il ne faut pas s'attendre à ce que la Turquie se retire demain de la convention de Montreux et creuse un canal vers la mer Noire qui permette le passage des porte-avions américains", estime Timothée Bordatchev, expert du club Valdaï, lui aussi souligne le rôle de verrou joué par les Dardanelles, mais estime que le simple fait de s'interroger sur le "caractère sacré" de la convention de Montreux est un indicateur que "le révisionnisme turc a atteint un seuil nouveau". Trois facteurs, selon Metin Gurcan, expliquent le comportement du Président turc, d’une part des raisons de politique intérieure, Erdoğan cherche à détourner l'attention de la détérioration de la situation sanitaire, économique et sociale, comme le montre la dramatisation de la lettre des 104 amiraux ; le projet de "canal Istanbul" donnera lieu d'autre part à une vaste opération immobilière qui pourrait s'avérer juteuse pour le clan Erdoğan ; enfin cette nouvelle voie de communication confère un atout aux autorités turques dans leurs discussions avec les États-Unis qui, lors du conflit russo-géorgien de 2008, n'avaient pu positionner un porte-avions en mer Noire et qui, depuis l'annexion de la Crimée, cherchent à y renforcer leur présence navale. Une voie alternative aux détroits donne aussi à Ankara un levier pour obtenir de la Russie des concessions dans d'autres domaines, en Syrie, dans le sud du Caucase ou ailleurs, note Gevorg Mirzaian, politologue proche du pouvoir russe. Dans l’immédiat, estime Dimitar Bechev, faute de reset avec Washington, Erdoğan n’a guère d'autre choix que de maintenir sa politique équilibriste avec Moscou.ImprimerPARTAGERcontenus associés 13/04/2021 Revue de presse internationale #10 : Le partenariat irano-chinois change-t-... Bernard Chappedelaine 06/04/2021 Revue de presse internationale #9 : Comment interpréter "l’offensive de cha... Bernard Chappedelaine