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13/02/2025

Sommet sur l’IA : l’autonomie stratégique européenne en haut du col ?

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Sommet sur l’IA : l’autonomie stratégique européenne en haut du col ?
 Charleyne Biondi
Auteur
Experte Associée - Numérique

Après le Sommet pour l’Action sur l’IA, qui a mobilisé décideurs politiques et acteurs économiques à Paris les 10 et 11 février, quelles sont les perspectives qui se dessinent pour la France et pour l’Union européenne ? Alors que l’on résume trop souvent le débat sur l’IA à un dilemme binaire entre régulation et innovation, comment notre pays est-il positionné sur les enjeux de gouvernance, d'infrastructure industrielle ou énergétique et d’écosystème d’innovation ? Dans quelle stratégie s’inscrit le plan d’investissement de 109 milliards d’euros annoncé par Emmanuel Macron ? Comment comprendre les divergences entre Chinois, Américains et Européens et quelles sont les vulnérabilités des positions européennes en la matière ? Un entretien avec notre experte Charleyne Biondi, qui a assisté à plusieurs initiatives autour du sommet. 
 

Quelle vision stratégique dessinent les plans d’investissements successivement annoncés par Emmanuel Macron (109 milliards d’euros) et Ursula von der Leyen (200 milliards d’euros) ? Quelles en seront les traductions concrètes et les limites persistantes ?

Les déclarations de l’Élysée et d’Ursula von der Leyen annonçant respectivement 109 et 200 milliards d’investissements pour la constructions de centres de données européens ont largement éclipsé l’objet du Sommet lui-même, qui portait sur la gouvernance de l’intelligence artificielle (IA). 

Ces 309 milliards d’euros représentent, à l’échelle européenne, un montant assez spectaculaire, et surtout, inattendu. On n’imaginait pas que l’Europe puisse se financer avec autant de fonds privés (seuls une dizaine de milliards d’euros du plan français et 50 milliards d’euros du plan européen seront publics), ni qu’elle suive, aussi littéralement, le Stargate américain, le projet à 500 milliards de dollars annoncé par Donald Trump le 21 janvier pour investir dans des centres de données dédiés à l’IA.

Ces investissements colossaux ont donc naturellement focalisé l’attention sur la question de l’impact sociétal de l’IA, de la validité d’un tel projet et de sa portée politique. Si ces enjeux sont essentiels et méritent naturellement d’être débattus, il n’en reste pas moins que ces 300 milliards alloués à des infrastructures numériques européennes sont, avant tout, une heureuse nouvelle. Car c’est sans doute la première fois que l’Europe peut sérieusement envisager de concrétiser ses ambitions technologiques. 

Il y a deux semaines encore, on aurait été bien en peine de répondre à la question de l’avenir de l’IA en Europe. Jusqu’ici, en dépit des annonces et des initiatives de l’Union pour soutenir l’innovation (depuis le marché unique numérique de la commission Juncker en 2015, jusqu’au cap stratégique pour "façonner l’avenir numérique de l’Europe" annoncé en 2020), les financements en jeu sont demeurés dérisoires au regard des besoins du secteur. À tel point que les mises en garde du rapport Draghi ressemblaient davantage à une condamnation qu’à une recommandation.

Notons par ailleurs qu’aujourd’hui, l’Europe n’héberge que 18 % des centres de données dans le monde. Pour les acteurs européens de l’IA, ce manque d’accès à la puissance de calcul est déjà un frein, comme l’a regretté Mistral il y a quelques mois. Par ailleurs, parmi le peu de centres de données situés sur le continent, moins de 5 % appartiennent à des entreprises européennes. L’immense majorité des centres de données en Europe appartiennent en effet aux géants américains, tels que AWS, Google et Microsoft Azure, qui proposent aux entreprises des solutions cloud clé-en-main leur permettant d’accéder à la puissance de calcul de leurs centres à distance, plutôt que de devoir gérer leurs propres serveurs localement. Dans les conditions actuelles, l’écosystème technologique européen profite donc essentiellement aux géants américains qui leur fournissent leurs infrastructures.

Les futurs centres de données promis durant le Sommet donnent donc un second souffle aux ambitions de compétitivité et de souveraineté européenne. Néanmoins, ils ne résolvent pas tout, loin de là.

Les futurs centres de données promis durant le Sommet donnent donc un second souffle aux ambitions de compétitivité et de souveraineté européenne. Néanmoins, ils ne résolvent pas tout, loin de là.

Pour commencer, ces centres serviront à héberger des infrastructures de calcul massif équipées de puces (les GPU) que l’Europe ne sait pas produire, et qu’elle continuera donc à acheter à NVidia, le fabricant américain qui fournit 80 % du marché de l’IA en puces avancées. Cette dépendance de l’Europe dans le secteur des semi-conducteurs l’expose au risque de ruptures d’approvisionnement en capacité de calcul. 

D’autres inquiétudes portent par ailleurs sur l’origine étrangère de ces investissements, dont le fonds émirati MGX, qui est également l’un des principaux investisseurs du projet américain Stargate. Avant de spéculer, il faut rappeler qu’un investisseur est comme un actionnaire : son influence sur les décisions du management n’est pas nulle, mais reste assez limitée. Dans tous les cas, en termes de risque de sécurité / souveraineté, il me semble qu’il vaut mieux avoir son propre centre de données partiellement financé par quelques étrangers que d’être contraint d’utiliser les infrastructures d’un hyperscaler ([ndrl] entreprise spécialisée dans la fourniture de services d'infrastructure cloud) américain.

En conclusion, s’il reste un long chemin à parcourir pour atteindre l’autonomie stratégique tant souhaitée par les Européens, le bilan est plutôt positif, et cette avancée mérite d’être saluée. 

Autonomie et compétitivité : quels sont les atouts européens ? Comment se place-t-on sur la course de l’IA ? 

Grâce à ces nouveaux financements sécurisés, la puissance de calcul s’installe en Europe. Toutefois, tant que ces investissements ne seront pas inscrits dans un stratégie incluant l’ensemble de la chaîne de valeur de l’intelligence artificielle, leur impact restera limité. 

Il reste donc à opérer des arbitrages stratégiques afin d’identifier les segments sur lesquels nous avons des atouts. Et l’Europe a des atouts : la lithographie avancée avec ASML pour les puces, de l’énergie décarbonée, des centres de calcul exaflopiques (ordinateurs capables d’exécuter au moins un milliard de milliards -1018- d’opérations par seconde, comme Jupiter en Allemagne et Alice Recoque en France), des entreprises mondialement reconnues qui développent des modèles de fondation comme Mistral AI ou Alep Alpha, des données bien structurées et des ingénieurs avec un fort niveau d’abstraction qui peuvent appréhender le hardware, le software et les deux combinés. Il n’est donc pas inenvisageable qu’à l’aide de politiques publiques judicieuses pour stimuler la recherche dans les secteurs clés, l’Europe réussisse à s’insérer dans la chaîne de production mondiale de l’industrie des semi-conducteurs, ou qu’elle développe ses propres softwares pour optimiser l’usage des puces avancées.

De nombreux exemples récents dans l’écosystème de l’IA montre qu’il est possible de percer rapidement sur des segments niche : par exemple, les start-ups Groq, Cohere et bien sûr, DeepSeek ont concurrencé les standards industriels de Nvidia en proposant des solutions alternatives. Il reste bien des opportunités à exploiter sur la chaîne de valeur de l'IA, à condition d’en faire une priorité pour la recherche et l’industrie.

Nous sommes à la croisée des chemins : en l’absence de politique industrielle coordonnée, ces futurs centres de données pourraient avoir pour seul impact de permettre à des puissances étrangères de délocaliser une partie de leur chaîne de production sur nos territoires. Un tableau somme toute assez classique, mais bien peu flatteur pour l’Europe, des rapports de force de l’économie mondialisée, entre dominants et dominés. À l’inverse, une politique volontaire et bien calibrée pourrait se saisir du moment pour insuffler une véritable dynamique scientifique et industrielle, pour positionner les entreprises et les universités européennes sur des secteurs niches, à haute valeur ajoutée.

En l’absence de politique industrielle coordonnée, ces futurs centres de données pourraient avoir pour seul impact de permettre à des puissances étrangères de délocaliser une partie de leur chaîne de production sur nos territoires.

L’objet principal du sommet était la mise en œuvre d’une gouvernance de l’IA. Quelles ont été les conclusions sur cet aspect ? 

Le AI Action Summit de Paris, officiellement consacré à la gouvernance de cette technologie, a mis en évidence des divergences profondes sur la scène internationale. Une déclaration visant à promouvoir une intelligence artificielle "ouverte, inclusive et éthique" a été proposée, mais ni les États-Unis ni le Royaume-Uni n’ont souhaité la signer. Ce refus illustre les tensions croissantes sur les questions de régulation et de gouvernance éthique de l’IA, et le désalignement de plus en plus marqué entre les États-Unis et l’Europe.

Ce sommet devait prolonger les engagements établis lors de la conférence de Bletchley Park en novembre 2023, qui avait posé les bases d’une coopération internationale sur la sécurité de l’IA, c’est-à-dire la gestion des risques systémiques liés à un développement incontrôlé de la technologie. Un thème bien moins engageant, bien moins politique, que celui du Sommet de Paris - la discrimination algoroithmique, l’inclusivité et la durabilité.

Par ailleurs, le contexte et les usages de l’IA ont considérablement évolué depuis 2023 : l’adoption massive de l’IA générative dans les entreprises a profondément modifié la nature des débats, mettant en lumière la nécessité de définir des cadres de gouvernance plus précis. L’Europe souhaitait inscrire ces principes dans des engagements concrets, mais les États-Unis et le Royaume-Uni ont préféré ne pas suivre cette voie, invoquant des risques pour leur compétitivité et jugeant l’approche européenne trop contraignante.

En réalité, aux vues des récents développements politiques outre-atlantique, personne ne s’attendait à ce que les États-Unis se rangent derrière un texte sur l’éthique de l’IA. L’administration Trump, en révoquant l’Executive Order de Joe Biden sur l’IA de confiance, avait martelé sa méfiance vis-à-vis de toutes les "considérations idéologiques" qui pourraient freiner l’innovation. 

De l’autre côté, la Chine a signé la déclaration, mais développe chez elle une IA soumise à une stricte censure politique, ce qui la place, en pratique, à l’opposé des valeurs "d’inclusion" promues par l’Europe.

La seule conclusion à en tirer, il me semble, est celle d’une fragmentation croissante des approches réglementaires de l’IA, qui se traduit par une capacité de coopération internationale nettement affaiblie, comme on l’a vu durant le Sommet. Cela confirme, une fois de plus, l’enjeu de puissance que représente l’IA, au cœur d’une compétition géopolitique où la souveraineté numérique, la compétitivité économique et les valeurs démocratiques s’opposent de plus en plus frontalement, dans un équilibre encore incertain.

Propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright image : Ludovic MARIN / AFP
Emmanuel Macron parmi les dirigeants réunis sous le Grand Palais à l'occasion du Sommet pour l’Action sur l’IA, le 11 février.

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