AccueilExpressions par MontaigneRevue de presse internationale #12 : Poutine et le retour du brejnévismeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.27/04/2021Revue de presse internationale #12 : Poutine et le retour du brejnévisme RussieImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il nous propose un point sur l’actualité de politique intérieure et étrangère de la Russie à l’occasion de l’intervention, mercredi 21 avril, du Président Poutine devant l’Assemblée fédérale (les deux chambres réunies du Parlement), et les manifestations organisées, le même jour, par l’opposition en soutien à Alexei Navalny.L’intervention du Président russe devant l’Assemblée fédérale montre la prégnance chez lui de la mentalité soviétique, apparente aussi bien dans l’occultation de la réalité et dans le recours au paternalisme que dans l’exploitation du thème de la forteresse assiégée.Sur fond de manifestations de solidarité avec A. Navalny et de concentration de troupes russes à la frontière ukrainienne, le Président russe a prononcé son discours annuel devant les deux chambres réunies du parlement russe. Faisant l’impasse sur ces sujets d’actualité, il a concentré son propos sur les mesures sociales destinées à venir en aide à une population dont les revenus continuent de baisser. V. Poutine a saisi cette occasion pour mettre en garde ses adversaires contre une déstabilisation de la situation politique russe en évoquant la préparation d’un coup d’État qui aurait visé A. Loukachenko. En froid avec l'Occident et peu à l’écoute de sa population, le Kremlin a les coudées franches pour entretenir le flou sur ses intentions, l'ambiguïté étant élevée au rang de stratégie délibérée.Une Russie en proie à la stagnationA la veille de l´intervention de V. Poutine devant le parlement russe, le 21 avril 2021, les rumeurs allaient bon train sur les annonces possibles (union russo-biélorusse, reconnaissance des républiques sécessionnistes du Donbass, etc...). En réalité, le discours a été pour l’essentiel consacré à la politique sociale. Pour la première fois depuis huit ans, note la Nezavissimaia gazeta (NG), le Président russe n’a pas fait référence à l'objectif annuel de croissance supérieur à 3 % qu'il avait fixé, tandis que l’office des statistiques Rosstat a opportunément décalé d’une semaine la publication des données sur l’évolution des revenus de la population (qui, de 2013 à 2020, ont baissé de plus de 10 %). Depuis une décennie, le taux de croissance de l’économie russe est en moyenne de 1 %, l’écart par rapport aux pays développés ne cesse de se creuser, souligne un groupe d’économistes, situation qui rappelle la "stagnation", caractéristique de la période brejnévienne entre 1976 et 1984. Cette situation désavantage les couches actives de la population (jeunes, personnes qualifiées, secteur technologique et exportateur), tenues à l’écart des centres de décision, et de plus en plus tentées par l’exil, d’après une étude du Boston consulting group. Se félicitant de la gestion de la pandémie en Russie, V. Poutine s’est toutefois abstenu de commenter la nette hausse de la surmortalité - 328 000 décès - enregistrée l’an dernier, qui donne une tout autre image de la situation sanitaire en Russie. Les mesures sociales décidées par le Kremlin correspondent, selon le ministre des Finances, à un montant de 400 Mds de roubles, soit environ 4,5 Mds €, sur deux ans. Il s’agit d’acheter la loyauté de la population, en particulier de ceux qui sont dépendants de l’État, explique Andrei Kolesnikov, Senior fellow au Carnegie Moscow Center. À quelques mois des élections législatives, ces allocations diverses visent à créer un environnement favorable pour le parti au pouvoir "Russie unie", à la peine dans les intentions de vote. L’objectif de V. Poutine est en effet de maintenir le statu quo et de reformer une Douma dans sa physionomie actuelle, analyse la politologue Tatiana Stanovaya.Depuis une décennie, le taux de croissance de l’économie russe est en moyenne de 1 %, l’écart par rapport aux pays développés ne cesse de se creuser.Le Président russe qualifie désormais de "forces sociales constructives" les partis dits "traditionnels" - le parti communiste (KPRF), les nationalistes du LDPR et "Russie juste" qui siègent au parlement. De "l’opposition non systémique" il n’a en revanche pas été question, relève la NG. De fait, le Président n’a pas évoqué les questions de politique intérieure, constatent les commentateurs. Alors que l’opinion aspire à un changement et a le sentiment que le pays se trouve dans une impasse, son intervention était "a- et même antipolitique, preuve qu’il ne veut rien changer", affirme le politologue Abbas Galliamov. V. Poutine insiste toujours plus sur la "stabilité" qui, en termes économiques, signifie "stagnation", estime aussi Vladislav Inozemtsev. Selon cet économiste libéral, sans renoncer à la croissance, le Kremlin n’est pas prêt à créer les conditions d’une reprise si elle implique des réformes structurelles, des changements institutionnels et des ajustements de politique étrangère. De plus en plus, souligne la Nezavissimaia gazeta, le niveau de démocratie est défini au regard des garanties sociales octroyées par l’État et non par le développement des institutions politiques, en conséquence la liberté d’expression et de réunion et la société civile - "qualifiées de manière péjorative de démocratie bourgeoise" à l'époque soviétique - perdent nettement en importance. Selon le quotidien moscovite, cette orientation est moins déterminée par les aspirations de la population que par les convictions de V. Poutine et de son entourage le plus proche. Sa XVIIe intervention devant l’Assemblée fédérale rappelle les vieilles constructions idéologiques, note Andrei Kolesnikov. Ce discours était empreint du style soviétique digne d’un secrétaire général du PCUS lors d’un congrès du parti, ironise Dmitri Orechkine. Comme à cette époque, il faut être attentif non pas à ce qui est dit, mais à ce qui est omis, note le politologue. Souvent, les propos de Poutine contredisent la réalité, mais jamais aussi nettement que mercredi dernier, d’après le correspondant de la FAZ, qui relève au passage le lapsus du Président russe qui a confondu le traité de sécurité collective et le pacte de Varsovie... Une Russie, forteresse assiégéeLes dossiers de politique internationale ont aussi été passés sous silence. La raison est simple, selon le journaliste indépendant Konstantin Eggert, le Président russe n’avait rien à dire sur ces sujets, compte tenu de l’ostracisme auquel est soumis son pays de la part de l’Occident, avec lequel les relations sont réduites au minimum. Cela dit, la stratégie de pression militaire sur l’Ukraine ("brinkmanship"), destinée à montrer que c’est toujours la Russie qui mène la danse ("Moscow still calls the shots"), a plutôt bien fonctionné, constate le FT, l’Occident s’est alarmé, J. Biden et V. Zelensky ont demandé à rencontrer V. Poutine. Pour un expert politico-militaire comme Alexandre Golts, la seule carte que peut jouer le Kremlin, "à rebours des souhaits de son propre électorat", c’est celle de la "forteresse assiégée". "Avec toute l'élite du pays, V. Poutine est sincèrement convaincu que la majorité des révolutions qui se produisent actuellement dans le monde ont des causes extérieures", explique également Pavel Louzine. Cela dispense le pouvoir de se pencher sur les difficultés internes du pays, il considère la population comme des "moutons" qu’on doit "non seulement diriger mais manipuler". Cette vision simpliste du monde imprégnait les services secrets soviétiques, dont V. Poutine est la personnification. Le recours au thème de la "forteresse assiégée", observe Alexandre Golts, s’accompagne dans le discours au parlement de déclarations menaçantes ("la réponse de la Russie sera asymétrique, rapide et ferme. Les organisateurs de n’importe quelle provocation, qui menace les intérêts fondamentaux de notre sécurité, regretteront comme jamais ce qu’ils auront fait").Le passage sur la Biélorussie et la mention du projet de coup d’État, qui aurait été fomenté pour renverser et tuer A. Loukachenko, constituent pour beaucoup d’experts de la Russie le point crucial de l’intervention de V. Poutine. On a l’impression, écrit Andrei Kolesnikov, que l’opération menée par les services spéciaux russes et biélorusses pour appréhender les comploteurs a été spécialement organisée à la veille de l’adresse à l’Assemblée fédérale. Cette affaire présente "tous les traits d’un récit de propagande pour justifier de nouvelles répressions", affirme de son côté la FAZ.Les reproches adressés à "l’Occident collectif", accusé de fermer les yeux sur la tentative de coup d’État à Minsk, étaient aussi, pour Ivan Davydov, le moment essentiel du discours de V. Poutine. Le Président, analyse Konstantin Eggert, a accentué son propos en évoquant le sort de l’ancien Président ukrainien Ianoukovytch, autre victime, d'après lui, d’un complot occidental. Le message s’adresse aux Russes critiques de son régime, selon Ivan Davydov, qui doivent comprendre que si la répression devait s’avérer insuffisante à endiguer la contestation, ils pourraient faire face à des accusations encore plus graves. Le Président russe n’avait rien à dire sur les sujets internationaux, compte tenu de l’ostracisme auquel est soumis son pays de la part de l’Occident. Un sondage réalisé en mars 2021 par le centre Levada montre effectivement une opinion inquiète de l’arbitraire des autorités (58 %), du retour de la répression (52 %) et d’un durcissement du régime (41 %). Replié sur lui-même, le Kremlin a développé une stratégie de l'ambiguïtéLe leadership poutinien change de nature, d’après Tatiana Stanovaya, ce n’est plus un dirigeant politique qui fixe les orientations pour le développement de la société, c’est un "thérapeute", qui cherche à convaincre l’opinion de se résoudre à accepter des règles du jeu immuables et une réalité préoccupante "avec des vaccins et des calmants". Les messages présidentiels "ne reflètent plus l’agenda réel, mais le dissimulent", les sujets d’actualité brûlante comme l’Ukraine, la Biélorussie, les manifestations, les élections et la baisse des revenus sont masqués par l’énumération détaillée des mesures sociales, l’analyse de la situation géopolitique s’abaisse au niveau du "livre de la jungle" dont V. Poutine a parlé pour illustrer son propos. La conséquence est que les canaux de communication entre le pouvoir et le peuple se réduisent, certains sujets n’intéressent pas le Président, d’autres sont jugés trop sensibles pour faire l’objet d’une discussion publique, observe Tatiana Stanovaya. En termes politiques, souligne la politologue, cela signifie le rejet de toute alternative, la répression de tout mouvement de protestation, la criminalisation des activités de l’opposition non systémique (le "fonds de lutte contre la corruption" d’A. Navalny pourrait être prochainement qualifié d’organisation extrémiste). De ce point de vue, le projet de renversement d’A. Loukachenko qui s’apparente, selon lui, à une mise en scène, rappelle au politologue Kirill Rogov le scénario des "procès de Moscou" de 1936, fondé sur l’existence d’une menace extérieure, afin de justifier la lutte contre la "cinquième colonne" et "l’agresseur extérieur". V. Poutine rechigne dorénavant à faire état publiquement de ses projets et de ses décisions de politique étrangère, celle-ci devient une "succession d'opérations spéciales", analyse Tatiana Stanovaya. "La surprise est l’arme principale" d’un V. Poutine, de plus en plus difficile à appréhender et qui, au fil des années, se transforme en véritable énigme, constate aussi Stefan Kornelius. Le Président russe est "de plus en plus déconnecté de la réalité, replié sur lui-même, inaccessible et son régime toujours moins prévisible", déplore le chroniqueur de politique étrangère de la Süddeutsche Zeitung. Une provocation des services secrets contre l’opposition biélorusse se transforme en dangereux complot, ourdi par l’Occident, la relation avec Minsk n’est pas mentionnée, alors qu’un entretien Poutine-Loukachenko est prévu le lendemain. Le Président russe innove aussi en matière de dissuasion, remarque Alexandre Golts, cette doctrine veut que soit porté à l’agresseur un dommage irréparable s’il a franchi des "lignes rouges" définies et connues à l’avance, mais Moscou se réserve désormais le droit de déterminer dans chaque situation concrète leur contenu. Bien que la politique étrangère ait été réduite à la portion congrue et malgré l’affirmation par le Président russe de ses intentions pacifiques, il ne faut pas se méprendre, avertit Kirill Rogov, les trois guerres déclenchées par V. Poutine en Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine ont été présentées comme une réponse à une agression extérieure. 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