AccueilExpressions par Montaigne[Réseau social] - De Paris à Bruxelles, dilemmes et urgence de la régulationLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Société21/10/2025ImprimerPARTAGER[Réseau social] - De Paris à Bruxelles, dilemmes et urgence de la régulationAuteur Luna Vauchelle Chargée de projets - Nouvelles Technologies Auteur Lou Vincent Chargée de projets - Santé Découvreznotre série Réseau social, défi sociétalFaut-il interdire les réseaux sociaux ? Face au bouleversement anthropologique apporté par les plateformes, quelles sont les initiatives de la Commission européenne et où en est la France ? Entre nouveau délit de négligence pour les parents, place de l'école et réponse collective, quelles pistes sont les nôtres pour encadrer structurellement les réseaux, sans pour autant éteindre les écrans ?À l’international, l’encadrement renforcé des pratiques est une réflexion partagée La voie de la régulation, voire de l’interdiction, a déjà été empruntée par de nombreux pays, de manière plus ou moins drastique. La Chine, berceau de TikTok, a imposé un encadrement strict : interdiction totale de connexion à internet pour les mineurs entre 22h et 6h et limitation quotidienne d’une durée comprise entre quarante minutes et deux heures selon leur âge. L’interface de l’application TikTok elle-même y est adaptée, avec une mise en avant de contenus éducatifs. Se rejoue le schéma des guerres de l’opium du XIXe siècle, où un pays producteur fait tout pour favoriser chez les autres la consommation d’une substance qu’il proscrit ou limite sur son sol du fait de sa dangerosité, ces mesures confirment que, dans le pays même où l'algorithme Tik Tok est conçu et façonné, les autorités ont bien conscience de la puissance addictive de la plateforme et ses effets délétères. L’Australie a elle aussi opté pour un encadrement strict, en interdisant l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 16 ans, tandis que l’Albanie a même purement et simplement suspendu TikTok dans l’ensemble du pays pour au moins un an, après des cas de violences successifs au sein de la jeunesse. En Grèce, une application gouvernementale destinée à assurer le contrôle parental, notamment pour vérifier l’âge des mineurs sur les plateformes, est en cours de mise en œuvre. Présentée comme un outil d’autonomie encadrée plutôt que de surveillance, cette initiative inspire déjà plusieurs voisins européens en quête de solutions pragmatiques face à l’impuissance de la restriction d’âge imposée, qui demeure purement déclarative. Car à Bruxelles, la Commission européenne s’efforce d’imposer une ligne de crête entre protection des mineurs et libre circulation des services numériques (qui permet aux plateformes de fonctionner dans tous les pays de l’UE, sans entrave disproportionnée). L’adoption, en juillet 2025, de ses lignes directrices sur la protection des mineurs marque une étape importante : elles visent à garantir une expérience en ligne sûre pour les enfants et les jeunes, tout en fixant un socle de bonnes pratiques proportionnées aux risques. Ces lignes directrices recommandent notamment de définir les comptes des mineurs comme privés par défaut, de modifier les systèmes de recommandation pour limiter l’exposition à des contenus préjudiciables, de donner aux enfants le contrôle sur les interactions et l’accès aux groupes et d’interdire la diffusion non autorisée de contenus. Sur la question clé de la vérification de l’âge, le document propose de s’appuyer sur un futur portefeuille d’identité numérique de l’UE proposé par la Grèce, qui doit faire l’objet d’une expérimentation dans cinq pays, dont la France. En France, la loi sur la majorité numérique, adoptée en juin 2023, devait réhausser l’interdiction d’accès aux réseaux sociaux de 13 à 15 ans, mais faute de décret d’application et d’une approbation par la Commission européenne, elle demeure inappliquée à l’heure actuelle. Quant à la législation actuelle, qui impose un âge minimum de 13 ans pour l’inscription sur les plateformes, elle repose purement sur de l’auto-déclaratif et se limite donc à portée symbolique. Preuve en est : selon la CNIL, la première inscription se fait en moyenne dès 8 ans et demi, et plus de la moitié des 10-14 ans possèdent déjà un compte sur au moins une plateforme. Selon la CNIL, la première inscription se fait en moyenne dès 8 ans et demi, et plus de la moitié des 10-14 ans possèdent déjà un compte sur au moins une plateforme.Les 43 recommandations de la Commission parlementaire sur les effets psychologiques de Tik Tok entendent, entre autres, combler ces failles, en réitérant notamment l'interdiction d'accès aux moins de 15 ans. En cas de non-conformité des paramètres de la plateforme avec la réglementation européenne d’ici à 3 ans, il est même envisagé d’élever la majorité numérique à 18 ans.Toutefois, comme le souligne Arthur Delaporte dans les conclusions du rapport de mission, la "priorité reste d’agir en amont, en assainissant l’espace numérique et en régulant les mécanismes mêmes des plateformes" afin d’éviter tout contournement de l’esprit des lois. C’est l’objet de la myriade de recommandations qui viennent s’ajouter aux mesures de restriction : suppression du fil personnalisé "Pour toi" pour les mineurs, interdiction des lives rémunérés pour ce public, couvre-feu numérique de 8h à 22h pour les 15-18 ans, généralisation de l’interdiction des smartphones dans les lycées, ou encore obligation pour les plateformes de consacrer une partie de leurs bénéfices au financement de modérateurs numériques francophones - dont le nombre a chuté de 26 % entre 2023 et 2024. Reste à savoir qui, concrètement, détient la clé d’une telle régulation. Sur ce point, la réponse européenne demeure nuancée. Alors que Paris plaide pour une interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans à l’échelle de l’Union, la Commission européenne a rappelé en juin, que la responsabilité revenait d’abord aux États membres. Avec la publication de ses lignes directrices pour la protection des mineurs, la Commission offre désormais un cadre concret et détaillé pour évaluer les pratiques des plateformes accessibles aux mineurs. Toutefois, ces recommandations relèvent encore du volontariat : leur mise en œuvre dépendra, dans les faits en pratique, de la capacité de chaque État membre à les traduire dans son droit national. La balle est donc dans le camp politique français, qui devra assumer ses choix indépendamment de ceux des autres États-membres. Emmanuel Macron avait initialement misé sur une réponse européenne, avant de prévenir qu’à défaut d’avancée d’ici la fin de l’année, la France relèverait seule l’âge minimum à 15 ans. Reste à voir si, dans le marasme politique actuel, ce volontarisme affiché survivra à l’épreuve des faits.Quoi qu’il en soit, un cadre juridique solide ne suffit pas à lui seul. Protéger les mineurs ne se limite pas à fixer des interdictions ou des seuils d’âge : il s'agit également d’accompagner les usages et de donner du sens aux règles, pour que la régulation ne reste pas abstraite ou contournable.L’enjeu n’est pas seulement d’interdire ou de punir, mais bien d’encadrer et d’expliquer les règles du jeuAinsi, l’enjeu n’est pas seulement d’éteindre les écrans, mais de limiter les dérives intrinsèques liées au paramétrage de ces plateformes. En effet, les mesures restrictives, qu’il s’agisse de limiter le temps d’écran ou de fixer un âge minimum, bloquent ponctuellement l’accès à certaines plateformes, mais ne préviennent pas dans l’absolu l’expositions des jeunes aux dangers en ligne, ces derniers pouvant simplement se déplacer à d’autres moments de la journée, à un âge plus avancé, ou vers d’autres sites (dark web notamment). Certaines initiatives visent à limiter ces risques de manière plus structurelle : renforcement de la modération des contenus, paramétrage par défaut des comptes pour protéger la vie privée, contrôle des systèmes de recommandation ou restriction des fonctionnalités favorisant une utilisation excessive. Toutefois, la lutte contre l’impact délétère de ces plateformes repose bien sur un ensemble cohérent d’outils techniques, éducatifs et juridiques. À ce titre, l’éducation au numérique semble être un levier central : sensibiliser les mineurs aux dangers d’internet et développer leur esprit critique, mais aussi former les parents, souvent démunis face aux usages de leurs enfants. Cette politique de sensibilisation et d’éducation, par ailleurs préconisée par les différents acteurs, est la condition pour que la régulation ne soit pas seulement une sanction, mais une réponse compréhensible et efficace. Sans cela, comment instaurer le "délit de négligence", qui consacre la responsabilité des parents, préconisé par la Commission parlementaire ? L’importance de la sensibilisation se fait d’autant plus forte que le rapport aux réseaux sociaux est une réalité à géométrie variable pour les générations plus avancées : entre méconnaissance et addiction partagée, la promotion de la parentalité numérique doit être le premier vecteur de cette "responsabilisation". Certaines initiatives gouvernementales, dont une certification de compétences en parentalité numérique, vont dans ce sens, mais elles pourraient être renforcées par des campagnes de communication et des programmes d’éducation adaptés. Dans ce contexte, la question de l’école reste centrale. L’interdiction des smartphones dans les collèges et lycées, parfois présentée comme une mesure de protection, pose plus largement la question du rôle de l’institution scolaire dans l’éducation au numérique. En complément de ces nécessaires limites, l’école pourrait devenir un lieu de maîtrise des usages, où les jeunes apprennent à décrypter les algorithmes, à comprendre les mécanismes de collecte de données et à développer un esprit critique face aux contenus en ligne. Après tout, la protection des mineurs passe aussi par la capacité des jeunes à naviguer en ligne en connaissance de cause, et par l’apprentissage de gestes réflexes qui ne se restreignent pas aux murs de la classe mais s’inscrivent dans la vie quotidienne. Cette nécessité trouve un écho inattendu : les adolescents, premiers concernés, réclament ces limites dans leur usage des plateformes. Quand les adolescents eux-mêmes réclament des garde-fousLa politique de régulation, appelée des vœux de la Commission parlementaire et plébiscitée par la Commission européenne semble finalement faire l’objet d’un consensus politique large et d’une adhésion massive au sein de la population. Il suffit d’écouter les jeunes : au Royaume-Uni, près de la moitié (47 %) des 16-21 ans est favorable à un couvre-feu numérique selon une étude du BSI. En France, les élèves de quatrième ou de troisième se montrent critiques vis-à-vis de leurs usages passés des réseaux sociaux et dénoncent l’accès trop large dont bénéficient leurs cadets, signe que la régulation "coercitive" doit aussi s’accompagner de mesures de sensibilisation. Des jeunes de 12 à 20 ans ont d’ailleurs appelé à "une régulation plus stricte des réseaux sociaux et une éducation numérique dès l’école" lors d’un projet par le CESE. Cette demande traduit non pas une aspiration à une liberté sans limite mais le besoin d’un environnement plus protecteur, que les jeunes ne peuvent construire eux-mêmes.Dans un univers numérique où tout circule vite et où la connexion est permanente, réduire son temps d’écran seul revient à se marginaliser.Car, dans un univers numérique où tout circule vite et où la connexion est permanente, réduire son temps d’écran seul revient à se marginaliser. Par peur de manquer une information, une interaction ou une tendance, l’utilisateur est incité à rester davantage connecté. Ce phénomène dit de FOMO ("fear of missing out") touche particulièrement les jeunes, sensibles à la dimension sociale des contenus.C’est ce que souligne notamment une expérience réalisée en 2023 par des chercheurs américains : ils ont demandé à des étudiants à partir de quel montant ils accepteraient de désactiver leur compte TikTok. En moyenne, il fallait payer les étudiants 50 $ par mois, mais ce montant diminuait si une partie de leurs amis quittait également le réseau social. Plus encore, une proportion significative des jeunes était prête à payer 30 $ par mois pour que tous les comptes soient désactivés. Cette expérience offre un parallèle éclairant avec le dilemme du prisonnier : alors que chacun a intérêt à se modérer, tout le monde continue de consommer sans limite car l’effort individuel perd tout son sens s’il n’est pas collectif... Pour desserrer l’étau de l’addiction, l’effort doit être appliqué de manière uniforme, garantissant que chacun bénéficie du même cadre protecteur et que personne ne se sente désavantagé socialement en respectant les règles.Derrière le débat sur les réseaux sociaux et les jeunes, (re)penser la place du numérique dans notre sociétéSi le débat public se cristallise aujourd’hui sur la protection des mineurs face aux risques intrinsèques des réseaux sociaux, aggravés par une consommation excessive, cette prise de conscience collective offre l’occasion d’élargir la perspective. De fait, la dépendance aux usages numériques ne s’arrête pas à la majorité : 9 internautes sur 10 consultent au moins un réseau social, et les trois‑quarts - soit les deux-tiers des Français - les consultent plusieurs fois par jour ou tous les jours ou presque. La réponse apportée par la commission d’enquête face aux risques déjà visibles de la surexposition aux réseaux sociaux intervient presque "trop tard" : à l’heure où le numérique imprègne chaque recoin de notre vie, anticiper et interroger nos usages en amont semble essentiel. En réponse aux conclusions du rapport parlementaire, TikTok a regretté que l’on mette la focale sur elle, se présentant comme le bouc émissaire d’une problématique plus large. Cette réaction, si elle tend à diluer la responsabilité de la plateforme chinoise, souligne un enjeu bien réel : la régulation du numérique ne peut faire l’économie d’une réflexion globale sur la responsabilité des acteurs et les dérives et effets pervers des nouveaux usages du numérique ne s’arrêtent pas aux portes de l’application. Autrement dit, derrière la question de la régulation de TikTok pour les mineurs se joue en vérité un débat plus profond : comment voulons-nous organiser notre rapport collectif au numérique, et qui doit en fixer les règles ? Les usages numériques ne cessent d’évoluer : l’émergence des intelligences artificielles génératives en est l’illustration la plus frappante. Ces outils ne se contentent plus de répondre à des requêtes : ils deviennent pour certains des confidents, des psychologues improvisés, voire des compagnons virtuels. Si certains y prêtent une oreille attentive au détriment d’une relation interpersonnelle, d’autres en détournent les capacités à des fins inquiétantes, qu’il s’agisse de rechercher des conseils pour se suicider ou de concevoir une arme chimique. Ces dérives, déjà documentées, soulignent la facilité avec laquelle des usages malveillants peuvent proliférer loin de tout contrôle.Nous sommes sur le point d’assister à un bouleversement anthropologique majeur, marqué par la substitution progressive des relations virtuelles aux liens affectifs réelsD’une part, nous sommes sur le point d’assister à un bouleversement anthropologique majeur, marqué par la substitution progressive des relations virtuelles aux liens affectifs réels. D’autre part, ces mêmes technologies sont susceptibles de causer des dégâts sans précédents.Dans ce contexte, réfléchir collectivement à la société que nous voulons construire et y délimiter la place du numérique n’est plus une option mais une nécessité. L’enjeu est de définir les conditions dans lesquelles il peut devenir partie prenante de notre contrat social. En ce sens, la régulation des réseaux sociaux est désormais un impératif politique, et un test grandeur nature de notre capacité collective à reprendre le contrôle sur le numérique dans son ensemble. Copyright image : Yasin AKGUL / AFP Logo de la plateforme InstagramImprimerPARTAGERcontenus associés 07/10/2025 [Réseau social] - La fabrique de la "captologie" Luna Vauchelle Lou Vincent 13/10/2025 [Réseau social] - Addictologie : du mal-être individuel au risque collectif Luna Vauchelle Lou Vincent