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07/10/2025
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[Réseau social] - La fabrique de la "captologie"

[Réseau social] - La fabrique de la
 Luna Vauchelle
Auteur
Chargée de projets - Nouvelles Technologies
 Lou Vincent
Auteur
Chargée de projets - Santé
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notre série 
Réseau social, défi sociétal

[série] Les réseaux sociaux, autrefois pensés comme vecteurs de lien social et d'échanges, ont connu une métamorphose profonde. L'usage "social" n'est plus majoritaire, supplanté par celui du divertissement, et toutes les fonctionnalités convergent vers une addiction préoccupante, qui n'est pas fortuite mais est le fruit d'une ingénierie comportementale cynique, exploitant nos vulnérabilités biologiques à des fins lucratives. Comment concilier la liberté d'expression numérique et la protection des utilisateurs ? Quels sont les enjeux pour un encadrement efficace des plateformes ? Le premier épisode de la série de Luna Vauchelle et Lou Vincent.

Immersion, obsession, recomposition : la bascule des réseaux sociaux

L’usage massif des réseaux sociaux par les jeunes est un fait de société et les encadrer est l’un des grands enjeux du débat public. L’allongement du temps passé en ligne et les effets qu’il engendre - sur lesquels les alertes se multiplient - alimentent le débat. La Commission parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok, qui a livré ses conclusions le 11 septembre dernier, apporte un éclairage majeur sur les risques liés à cet usage massif. Au-delà d’une série de recommandations, parmi lesquelles l’interdiction d’accès aux réseaux sociaux aux mineurs de moins de 15 ans, l’un des rapporteurs, Arthur Delaporte, a saisi la justice pour "mise en danger de la vie des utilisateurs de l’application", illustrant une prise de conscience nouvelle des dangers associés.

En septembre 2024, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) avait déjà pointé la progression inquiétante d’une "utilisation problématique des médias sociaux chez les adolescents", signe que le problème n’épargne aucun pays. Car ces plateformes, qu’il s’agisse de messageries ou de réseaux de contenu (TikTok, Instagram, Snapchat, Facebook, WhatsApp, X…), ne sont plus seulement des outils d’information ou de communication : elles sont devenues l’épicentre de la sociabilité et du divertissement des jeunes générations en particulier, bien que le phénomène s’étende progressivement à l’ensemble de la population. En 2025, 70 % des 11-17 ans se connectent chaque jour à au moins un réseau social, et y passent en moyenne plus de trois heures (3h11). TikTok, Instagram et Snapchat dominent de très loin les usages : à elle seule, l’application chinoise dépasse les 25,1 millions d’utilisateurs mensuels actifs en France en 2024, soit une part d’audience de plus de 40  % des plus de 15 ans. Les utilisateurs TikTok de 11 à 17 ans passent en moyenne 1 h 28 par jour sur l’application, 19 minutes de plus que la population générale. 

Cette intensification se traduit aussi dans les dynamiques de fréquentation : entre 2020 et 2025, Instagram a doublé son nombre de visiteurs quotidiens, WhatsApp l’a presque triplé, et TikTok a connu une croissance spectaculaire de 354  % en cinq ans. Mais au-delà du nombre d'utilisateurs, c’est l’intensité de l’usage qui interpelle : toutes ces plateformes ont vu le temps passé par utilisateur croître, conséquence directe de stratégies sophistiquées pour capter l’attention et encourager la consommation continue de contenus.

Derrière ces tendances se cache une évolution importante : alors que les réseaux sociaux ont d’abord été pensés comme des espaces de communication ou de partage au sein d’un cercle d’amis, ils sont devenus des espaces de divertissement avant tout. Sept jeunes sur dix (15-29 ans) déclarent s’y rendre principalement pour se distraire, tandis que seuls 51 % les utilisent pour garder un lien avec leur entourage. Quant à la fonction d’information, elle reste minoritaire : à peine 22 % des jeunes interrogés s’informent sur des sujets sérieux via ces plateformes. Cette bascule vers le divertissement massif n’est pas neutre : les usages sont plus passifs, souvent solitaires, et incitent à la consommation continue de contenus courts et peu exigeants sur le plan cognitif. Les usages ont donc évolué, d’une fonction de connexion interpersonnelle permettant l’échange social, les réseaux sociaux sont passés à un divertissement algorithmé où le contenu est roi et l’utilisateur n’est plus qu’un spectateur réactif plongé dans une consommation immersive et sans fin. Au-delà de la fonction de divertissement, certaines plateformes se sont imposées, notamment auprès d’un public jeune, comme de véritables moteurs de recherche. De plus en plus d’internautes utilisent ainsi TikTok pour leurs recherches (plus de deux internautes américains sur cinq, selon une étude de janvier 2024), et ce en particulier auprès de la GenZ, dont une part croissante préfère TikTok à des moteurs plus traditionnels comme Google.

Les usages ont donc évolué, d’une fonction de connexion interpersonnelle permettant l’échange social, les réseaux sociaux sont passés à un divertissement algorithmé où le contenu est roi et l’utilisateur n’est plus qu’un spectateur réactif plongé dans une consommation immersive et sans fin.

Cette substitution du moteur de recherche traditionnel par des plateformes d’algorithmes de divertissement pose un risque démocratique majeur, en remplaçant la recherche d'information factuelle par des contenus filtrés et non sourcés, renforçant le rôle des bulles de filtres

L’architecture de l’addiction ou l’art de la captologie : l’exemple emblématique de TikTok

La consommation grandissante de contenus sur les réseaux sociaux ne résulte pas uniquement d’un engouement spontané des utilisateurs. Elle découle de stratégies délibérées, conçues par les plateformes pour capter et retenir l’attention le plus longtemps possible, afin de maximiser leurs revenus, car le temps passé sur une application est une ressource précieuse, monnayée par ces plateformes. Ces pratiques ne sont pas le fruit du hasard, mais l'application d'une véritable science comportementale : la captologie (Computers As Persuasive Technologies). Développée notamment par B.J. Fogg à l’université de Stanford en 1993, cette discipline cherche à comprendre l’influence de la technologie numérique sur les comportements humains, conduisant à la création de mécanismes puissants, qui exploitent nos vulnérabilités cognitives.

Ses applications dans les réseaux sociaux ont engendré des mécanismes puissants en s’appuyant notamment sur un levier biologique bien connu : le circuit de la récompense. Ce réseau de structures cérébrales fonctionne grâce à la dopamine, le neurotransmetteur associé au plaisir. Chaque notification, chaque vidéo qui défile, chaque nouveau like, libère de la dopamine que le cerveau interprète comme une récompense, ce qui pousse l’utilisateur à répéter le geste et à prolonger la connexion. Ce mécanisme naturel est instrumentalisé par les plateformes : l’usage n’est plus libre mais orienté, calibré pour générer un cycle sans fin de consultation. Or, tous les contenus ne procurent pas le même degré d’intérêt ou d’émotion, ce qui crée une récompense aléatoire : parfois la vidéo amuse, parfois elle déçoit, parfois elle captive. Cette intermittence, entre plaisir et attente, constitue le cœur du mécanisme addictif. Comme à la machine à sous, l’utilisateur sait que la prochaine vidéo pourrait être plus satisfaisante, ce qui l’incite à scroller encore et encore. En complément de ce levier biologique, les plateformes exploitent également des besoins sociaux en créant un phénomène de FoMo (fear of missing out - la peur de manquer quelque chose). Les notifications permanentes, la prolifération des contenus ou l’injonction à rester "connecté" (qui s’illustre notamment à travers les Snapstreaks sur Snapchat, ou sur des applications comme BeReal, dont le principe est d’être connecté exactement au même moment, selon une notification unique pour tous les utilisateurs) créent une obligation sociale de consommation et de connexion pour ne pas manquer une information toujours plus éphémère, et pour entretenir une relation virtuelle.

Pour accentuer ce phénomène biologique, les plateformes misent sur la puissance de leurs algorithmes de personnalisation. Ces derniers sélectionnent des vidéos ultra ciblées et analysent en temps réel la durée de visionnage, les interactions, les re-visionnages, afin de proposer un contenu qui maximise la probabilité de rétention. Cette fluidité place l’utilisateur dans une boucle attentionnelle continue, où chaque contenu nourrit l’attente du suivant. Le rôle des algorithmes est devenu central : ils excellent à identifier les vulnérabilités et les biais cognitifs de l’utilisateur - au premier rang desquels, le biais de confirmation - pour le maintenir dans une "spirale" de contenus ultra-personnalisés, y compris ceux qui sont potentiellement néfastes. La répétition et la familiarité des contenus renforcent l’impression de confort, créant une sorte de "safe place", tout en enfermant les utilisateurs dans des bulles de préférences.

Formats courts, défilement infini, notifications permanentes : tout est pensé pour exploiter nos vulnérabilités cognitives.

Formats courts, défilement infini, notifications permanentes : tout est pensé pour exploiter nos vulnérabilités cognitives. Les plateformes ont perfectionné leurs algorithmes et leurs interfaces pour transformer chaque interaction en un stimulus difficile à ignorer, et maximiser ainsi l’engagement - et donc la rentabilité - de leurs services.

Parmi les principales, TikTok s’est distinguée en poussant à l’extrême le principe de la "for you page", un fil infini de vidéos verticales, et un algorithme ultra perfectionné. Les autres plateformes ont rapidement copié ce modèle : Instagram avec ses "Réels", YouTube ses "Shorts", Snapchat ses formats vidéos verticaux. Mais aucune n’égale pour l’instant l’efficacité de l’algorithme de TikTok, dont le fonctionnement reste opaque mais dont la puissance addictive est reconnue : ses recommandations sont tout simplement plus fines, plus rapides et plus absorbantes.

Les chiffres d’usage le confirment. À nombre d’utilisateurs quotidiens comparable, les adolescents passent près de deux fois plus de temps sur TikTok que sur Instagram : environ une heure et demie en moyenne par jour contre 46 minutes pour sa rivale . Et surtout, TikTok ne remplace pas les autres plateformes : elle s’y additionne. Autrement dit, elle amplifie la durée globale passée sur les réseaux sociaux. TikTok incarne donc le degré le plus abouti de la captologie - l’art de concevoir des interfaces qui captent l’attention. Elle combine récompense aléatoire, personnalisation extrême et fluidité d’usage, créant une expérience hautement addictive.

Face à la pression croissante des régulateurs (comme le DSA européen) et des enquêtes parlementaires (notamment celle sur TikTok en France), les plateformes déploient une stratégie de défense à double détente : une communication offensive et la mise en place de mesures de "bien-être numérique" et de contrôle parental, dont l'efficacité mérite un examen critique et sans concession.

Ces campagnes, souvent centrées sur la sensibilisation aux outils de supervision parentale ou aux fonctions de limitation du temps d'écran, poursuivent un objectif primaire : gagner une bataille symbolique afin de devancer une régulation contraignante. Instagram a ainsi mis en place les Comptes Ado (avec des paramètres de confidentialité par défaut pour les moins de 16 ans), tandis que TikTok a mis en place des fonctionnalités similaires pour les comptes des mineurs, avec un temps limité à 60 minutes par jour et un contrôle parental possible. À travers ces démarches, les plateformes cherchent à se positionner comme des acteurs responsables et proactifs et à rompre avec l’image de grand méchant prédateur de l’attention.

Pourtant derrière ces mesures symboliques, les plateformes ont surtout cherché à détourner la responsabilité de l’usage vers les parents ou les utilisateurs eux-mêmes au lieu de remettre en cause la conception intrinsèque des algorithmes ou des plateformes qui restent malgré tout pensées pour favoriser un engagement maximal. Les outils de contrôle parental (facultatif) de Meta (Instagram) ou TikTok reportent l’effort sur la cellule familiale, tandis que les fonctionnalités permettant de définir une limite quotidienne reviennent implicitement à reconnaître l’existence d’un problème d’addiction et l’incapacité de l’utilisateur à s’auto-réguler. En réalité, tant que l’algorithme sous-jacent reste conçu pour maximiser l’engagement (via la captologie), ces mesures seront inefficaces. Les outils proposés par les plateformes à l’heure actuelle relèvent davantage d’un exercice de contrôle du récit médiatique visant à apaiser les critiques en offrant des solutions symboliques plutôt que de vrais remèdes aux dérives qu’elles ont elles-mêmes conçues.

En dépit de ces critiques, il faut reconnaître une prise de conscience manifeste, bien que tardive, de la part des géants du numérique. Sous l’effet de la pression médiatique, parentale et réglementaire, elles ont bien consenti des efforts pour renforcer la protection des mineurs mais ces mesures ne peuvent être une fin en soi. Bien au contraire, elles doivent ouvrir un débat sur l’encadrement que l’on souhaite à l’échelle collective et individuelle. L’enjeu est désormais d’assurer leur efficacité et de transformer ces "outils" en composantes même de l’algorithme ou de l’application au lieu de les laisser à la seule discrétion de l’utilisateur (ou, dans le cas des mineurs, de leurs parents). 

Tant que le fonctionnement exact des algorithmes, à commencer par celui de TikTok, n'est pas rendu public et vérifiable par des tiers indépendants, le contrôle effectif de ces "usines à attention" restera un combat asymétrique

L’opacité demeure l'ultime rempart des géants du numérique : tant que le fonctionnement exact des algorithmes, à commencer par celui de TikTok, n'est pas rendu public et vérifiable par des tiers indépendants, le contrôle effectif de ces "usines à attention" restera un combat asymétrique, car l'addiction aux réseaux sociaux ne relève pas de la seule faiblesse individuelle mais bien d’une mécanique conçue pour capter l’attention.

Dans ce contexte, l'espoir d'un véritable changement suppose des contraintes externes à travers un cadre légal. Car l'enjeu dépasse le simple temps d'écran : il s'agit des conséquences psychologiques profondes, des altérations cognitives et des risques sanitaires qui pèsent sur toute une génération.

Copyright image : Nicolas TUCAT / AFP

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