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12/04/2023

Printemps français à Pékin

Printemps français à Pékin
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

De retour de Pékin, les propos et positions du Président Emmanuel Macron sur Taiwan ont suscité des critiques virulentes de la part des alliés occidentaux. Moins relayés, les retours des commentateurs chinois relèvent d'un tout autre registre. Mathieu Duchâtel, Directeur des études internationales et expert résident principal, exploite dans cet article des sources chinoises pour décrypter les réactions à la visite du Président français. Elles n'accordent que peu de place à la géopolitique et à la guerre en Ukraine, pour se concentrer sur le partenariat technologique et industriel et la place singulière que la France pourrait jouer en Europe vis-à-vis de la Chine. Une lecture éclairante.

"C’est au printemps que se décident les projets d’une année" (一年之计在于春). Le Quotidien du Peuple prend des accents poétiques au lendemain de la visite d’État d’Emmanuel Macron en Chine. Il est vrai que celle-ci a permis à Pékin d’atteindre plusieurs de ses objectifs stratégiques prioritaires : projeter l’image d’une alliance transatlantique affaiblie par ses contradictions ; obtenir un positionnement politique clair de la France "contre le découplage", alors que ce qui se joue dans les mesures défensives de l’Europe relève plutôt de sa sécurité économique ; et susciter de la part du Président français des déclarations qui ont souvent été interprétées comme revenant à un soutien tacite des positions de Pékin sur Taiwan, au moment même où la Chine s’apprêtait à lancer de nouveaux exercices militaires de grande ampleur pour intimider l’île. Pourtant, ce qui frappe à la lecture des commentaires publiés par les observateurs chinois à l’issue de cette visite, c’est leur focus étroit sur la coopération économique et technologique, et le peu d’attention qu’ils accordent aux questions de sécurité internationale comme la guerre Russie/Ukraine et le détroit de Taiwan. Il en ressort un décalage immense avec la tonalité des analyses publiées en Europe et aux États-Unis.

La technologie, moteur de la relation franco-chinoise

Depuis sa visite à Bruxelles en 2014, Xi Jinping définit la relation sino-européenne comme une interaction entre "deux marchés, deux forces majeures, deux civilisations".

Cui Hongjian, directeur du département Europe du China Institute for International Studies, le think tank du ministère des Affaires étrangères chinois, souligne  l’importance cruciale de la diplomatie entre chefs d’État dans la relation franco-chinoise. Alors que l’année 2024 sera celle de la célébration du soixantième anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la République populaire, Cui estime que la visite d’État du Président français a permis de maintenir "une ligne directrice claire pour opérer la relation de manière stable dans le cadre de notre partenariat stratégique" (战略伙伴框架内稳健运行提供了明确指引).

Ce fil directeur stratégique a permis, selon Cui, d’atteindre un nouveau consensus au plus haut niveau en faveur d’un nouvel approfondissement de la coopération bilatérale en matière d’aéronautique, d’énergie nucléaire civile, et du développement de nouveaux espaces de croissance communs, dans les technologies vertes et l’innovation.

Depuis sa visite à Bruxelles en 2014, Xi Jinping définit la relation sino-européenne comme une interaction entre "deux marchés, deux forces majeures, deux civilisations" (两大市场、两大力量、两大文明). Selon Cui, la politique européenne de la Chine vise à ce que les relations entre les deux parties "ne soient pas contrôlées par ou ne dépendent d’une tierce partie, afin que l’Europe développe sa politique chinoise de manière indépendante".

Qiao Xinsheng, professeur à l’université Zhongnan d’économie et de droit et commentateur prolifique des questions internationales, s’attache à la dimension stratégique pour Pékin des accords économiques conclus entre la France et la Chine, alors que le commerce bilatéral a pour la première fois dépassé 100 milliards d’euros en 2022(77,7 milliards d’euros d’exportations chinoises, en hausse de 20,7%, pour 24,1 milliards d’euros d’exportations françaises vers la Chine, en baisse de 1,3%). Selon lui, la visite du Président français a permis de "briser par des actions concrètes la stratégie de découplage conduite par de nombreux pays occidentaux" (以实际行动彻底破解了西方某些国家“脱钩”的战略).

Même si les progrès technologiques de la Chine impliquent selon lui de nouvelles logiques de "bénéfices mutuels", Qiao Xinsheng souligne que le mode opératoire historique de la coopération franco-chinoise, celui d’un échange entre l’accès chinois à la technologie contre l’accès français au marché chinois (市场换技术), reste pertinent aujourd’hui. C’est le cas pour le secteur aéronautique. Pour Qiao, "Airbus ne gagnera pas de nouveaux clients chinois s’il est en Chine pour de la peinture ou de la décoration intérieure". La décision d’Airbus de construire une deuxième ligne d’assemblage à Tianjin, et de doubler ainsi sa capacité avec pour ambition d’accélérer la cadence de production des A320, devrait lui permettre d’augmenter sa "part du gâteau".

Le mode opératoire historique de la coopération franco-chinoise, celui d’un échange entre l’accès chinois à la technologie contre l’accès français au marché chinois, reste pertinent aujourd’hui.

Selon Qiao, cette perspective est rendue possible par le fait que "la Chine a besoin d’apprendre d’Airbus". Les compagnies aériennes chinoises doivent progresser en matière de soutien logistique, en particulier s’agissant de maintenance des avions, afin de mieux gérer la rotation des appareils – 2 123 avions Airbus sont présents sur le sol chinois. Sur ce plan, Liu Shengjun, professeur au département de droit de l’université de l’aviation civile de Chine à Tianjin, rappelle qu’Airbus détient aujourd’hui 54 % du marché chinois. Mais au-delà de nouvelles ventes, il voit trois domaines de croissance rapide pour la coopération franco-chinoise : les biocarburants, l’éducation et la certification des équipements (en particulier le bimoteur léger Harbin Y-12, le jet d’affaires long-courrier Falcon 8X de Dassault Aviation, et l’hélicoptère H175 d’Airbus).

Dans le domaine de la construction navale, le bénéfice pour la Chine à l’issue de la visite du Président français est triple. Le contrat signé pour l’acquisition par CMA CGM de 16 porte-conteneurs construits par China State Shipbuilding Corporation revêt bien, vu de Pékin, une importance stratégique. Primo, le contrat est conclu en renminbi. Cela "mérite une grande attention", selon Qiao Xinsheng. Il y voit une reconnaissance par la France de la stabilité du yuan en tant que devise de règlement international. De même, d’autres analystes chinois interprètent politiquement le contrat en renminbi pour l’achat de gaz naturel liquide à TotalEnergies par CNOOC comme un "signe de bonne volonté de la France". Entre les lignes, on lit l’espérance chinoise d’une convergence concrète avec la France pour se prémunir contre les actions extraterritoriales américaines. Secundo, cette transaction accélère la transformation du commerce extérieur de la Chine. Dans le passé, le modèle résidait dans l’exportation de biens et l’achat de services financiers, surtout des bons du Trésor américain, au moyen des devises étrangères accumulées. L’internationalisation progressive du renminbi à travers ces grands contrats permet la montée en puissance progressive d’une véritable offre chinoise de services financiers.

Ce contrat à l’export renforcera la domination de la Chine dans le domaine des énergies maritimes propres – la propulsion au gaz naturel liquide et au méthanol.

Enfin, ce contrat à l’export, le plus important de l’histoire de la construction navale civile chinoise, renforcera la domination de la Chine dans le domaine des énergies maritimes propres – la propulsion au gaz naturel liquide et au méthanol. Qiao y voit une contribution à la modernisation de la marine chinoise. Il rappelle qu’en temps de guerre, les rouliers tout comme d’autres grands navires civils peuvent être transformés en bâtiments de transport de troupes et d’artillerie blindée.

Et il défend une propulsion plus propre pour la marine chinoise du futur. Pour ses prochains porte-avions, certains experts chinois espèrent l’émergence d’énergies propres autres que le nucléaire, alors que ce dernier semble pourtant constituer l’avenir de la projection aéronavale de la marine chinoise.

Enfin, dans le nucléaire civil, l’horizon est aujourd’hui l’accès commun aux marchés tiers, en Afrique et en Amérique latine. Selon les commentateurs chinois, cette approche a échoué au Royaume-Uni en raison de ses "luttes politiques internes", mais elle reste prometteuse dans d’autres pays.
 
À cette liste des secteurs qui tirent vers le haut la coopération économique franco-chinoise, il convient d’ajouter le tourisme, aujourd’hui en phase de relance. Wang Wenbin, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, souligne que 2024 sera aussi l’année du tourisme culturel franco-chinois, et que la Chine promouvra une reprise globale des échanges en matière de culture, d’éducation, de tourisme, de sport et d’arts.

Une carte française en Europe

Dans un contexte où la Chine cherche à construire un nouveau réseau mondial de partenaires diplomatiques, Xue Li, directeur du département de stratégie internationale de l’Académie chinoise des sciences sociales, estime que la France est "l’option appropriée en Europe" (在欧盟范围内,法国是合适的选项). A l’évidence, une alliance est impossible et ne devrait pas être un objectif poursuivi par Pékin, estime-t-il. Mais la France est un "partenaire à l’extérieur du premier cercle de la politique étrangère américaine" (美国圈层外交中核心圈以外的伙伴) et est régulièrement "écrasée et humiliée" (被美国打压与羞辱) par les États-Unis. Xue Li considère qu’historiquement, à partir des années 1970, la France a joué un rôle important pour permettre l’accès par la Chine à des technologies occidentales essentielles à son développement.

Aujourd’hui, la France a ses propres considérations de développement économique et social, qui ne sont pas entièrement en phase avec la compétition technologique sino-américaine. En outre, la coopération avec la France est prometteuse pour l’accès aux marchés de l’Afrique de l’Ouest francophone. Si elle n’a jusqu’à présent pas été couronnée de succès, Xue Li recommande de procéder sous la forme de "projets pilotes clefs dans des pays clefs" (抓住重点国家与重点项目进行试点).

 la France est un "partenaire à l’extérieur du premier cercle de la politique étrangère américaine" et est régulièrement "écrasée et humiliée" par les États-Unis.

Selon Xue Li, le monde est entré dans une phase de "compétition entre civilisations". Pour lui, les États-Unis et l’Europe font partie du même cercle civilisationnel qu’il qualifie de "protestant/catholique". Pour répondre au défi de la compétition américaine, il est stratégique pour la Chine d’utiliser au mieux le marché européen. "Des caractéristiques culturelles, l’intérêt stratégique de la France et les besoins de la Chine" déterminent le statut de la France en tant que premier partenaire stratégique de la Chine en Europe. Pour lui, ce partenariat avec la France est global alors que les partenariats tissés par la Chine avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, la Suède et la Pologne peuvent ne se concentrer que sur les avantages comparatifs de ces pays.

Le président Macron défend les intérêts traditionnels de la France et de l’Europe à un moment de grande "désorientation stratégique" pour l’Europe.

Une table ronde de la plateforme d’observation de l’Europe de l’université Fudan à Shanghai recommande pourtant de "ne pas se laisser griser par cette petite lumière de printemps pour les relations sino-européennes" (清醒面对中欧关系的“小阳春”). Zhang Ji, directeur adjoint de l’École des relations internationales et affaires publiques de Fudan, estime que le président Macron défend les intérêts traditionnels de la France et de l’Europe à un moment de grande "désorientation stratégique" pour l’Europe : celle-ci n’a pas de stratégie claire vis-à-vis de la guerre Russie-Ukraine et de la compétition sino-américaine.

Pour Zhang Ji, une petite lumière de printemps s’est bien allumée pour éclairer les relations sino-européennes. Mais de nombreuses et diverses forces et voix coexistent en Europe, et la pression américaine y est constante.

Un avenir serein pour la coopération économique n’est donc pas garanti. Yang Na, directrice adjointe du centre d’études européennes de l’université Nankai à Tianjin, voit deux tendances qui cohabitent en Europe vis-à-vis de la Chine, et que la France incarne : la recherche d’une coopération économique à travers laquelle l’Europe cherche à affirmer son autonomie stratégique, et la participation simultanée de celle-ci à la campagne américaine visant à ralentir le rattrapage technologique chinois et sa capacité d’innovation. Yan Shaohua, du Centre des relations UE-Chine de l’université de Fudan, s’attarde sur le nouveau terme clef en Europe, "dé-risquer". Le concept a été mis en avant par la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen dans son grand discours de politique chinoise avant sa visite à Pékin. Cette stratégie est européenne, mais elle est mise en œuvre par les États membres de l’UE, dont le degré de dépendance et la perception des risques à l’égard de la Chine ne convergent aucunement. Pour Song Jilei, directeur adjoint du Centre d’études européennes de l’université Tongji à Shanghai, le choix de "dé-risquer" n’est pourtant pas si négatif puisqu’il s’agit d’une alternative bien plus avantageuse pour la Chine qu’un hypothétique découplage, qui n’aura donc pas lieu.

Conclusion

Taiwan n’est pas mentionnée une seule fois dans ces commentaires. La guerre russe en Ukraine apparaît quant à elle sous deux formes. D’abord, celle des différences de position entre la France et les États-Unis, entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est, et même entre Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen, puisque le Président français encourage la Chine à jouer un rôle positif alors que la Présidente de la Commission la voit comme un partenaire stratégique de la Russie, et ne croit nullement à une possible médiation de Pékin. Ensuite, celle d’un bruit négatif, qui rend plus difficile la coopération sino-européenne. À aucun moment les commentateurs chinois ne se risquent à imaginer une évolution positive entre la Russie et l’Ukraine qui serait le résultat d’une coopération avec la France, ou l’Union européenne. Il s’agit bien sûr d’une forme de sobriété réaliste. Mais surtout, le cœur de la relation France-Chine et Europe-Chine, vue de Pékin, repose sur les dossiers économiques et technologiques, et sur la neutralisation de la politique américaine sur ces questions. Sous l’angle de la quête de leadership mondial, énoncée clairement par Xi Jinping dans son rapport de travail au 19e Congrès du Parti en 2017, chaque partenaire remplit une fonction propre, dans un dispositif plus large au sein duquel les contributions de chacun au projet chinois s’additionnent.

 


Copyright Image : LUDOVIC MARIN / AFP

Le président chinois Xi Jinping et son homologue français Emmanuel Macron assistent à la cérémonie officielle de bienvenue à Pékin, le 6 avril 2023.

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