AccueilExpressions par MontaigneL'Europe dans le monde nouveau des contrôles à l'exportationL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.07/02/2023L'Europe dans le monde nouveau des contrôles à l'exportation Technologies Coopérations internationales AsieImprimerPARTAGERAuteur Mathieu Duchâtel Directeur des Études internationales, Expert Résident L'accord - jusqu'à présent tenu secret - entre les États-Unis, le Japon et les Pays-Bas, par lequel ces deux derniers pays s'alignent sur le régime américain de restrictions aux transferts de technologies de semi-conducteurs à la Chine (mesures du 7 octobre 2022), a suscité çà et là une certaine indignation en Europe. Les Pays-Bas se sont vus accusés d'agir en dehors du cadre de l'Union européenne, alors même que le commerce extérieur est une compétence exclusive de l'UE. Ils auraient en outre dévoyé la nature même des contrôles à l'exportation, qui sont censés ne cibler que des finalités d’usage militaires, en soutenant une politique américaine qui va bien plus loin que le champ militaire puisque son objectif affiché est d'empêcher le rattrapage scientifique de la Chine, et la possibilité de son leadership technologique. Ces deux critiques sont infondées.Évacuons pour commencer le problème le plus simple. Les États membres de l'Union européenne conservent de nombreuses prérogatives en matière de contrôle des exportations. L'octroi de licences d'exportation est une compétence nationale, y compris lorsqu'il s'agit de biens qui figurent sur la liste commune des biens à double usage de l'Union européenne. Bien davantage, selon l'article 4 du règlement européen (Règlement no. 428/2009 instituant un régime communautaire de contrôle des exportations, des transferts, du courtage et du transit de biens à double usage), "les États membres peuvent adopter ou maintenir des législations nationales soumettant à autorisation l’exportation de biens à double usage" non inclus sur la liste européenne commune lorsque ceux-ci sont susceptibles d'avoir une utilisation militaire. Les Pays-Bas ne sont donc pas tenus de se coordonner avec le reste de l'UE pour établir de manière souveraine des contrôles à l’exportation de technologies incorporées dans des biens produits sur leur sol. En revanche, le règlement européen (article 4) dispose que lorsqu'un bien à double usage ne figurant pas sur la liste commune fait l’objet de mesures nationales, la Commission et les autres États membres doivent en être informés.Mais les technologies de semi-conducteurs visées par les mesures américaines du 7 octobre sont-elles à double usage ? Une certaine confusion règne sur ce point. Elle résulte du bruit des déclarations politiques. Le conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis, Jake Sullivan, a justifié ces mesures par un objectif américain de maintenir une avance "aussi large que possible" sur l'industrie chinoise des semi-conducteurs. Les contrôles ne visent pas seulement à affaiblir l'industrie de défense de la Chine, mais l'ensemble de la transformation numérique du pays, dans toutes ses applications commerciales civiles. Cela suggère que les contrôles ne visent pas seulement à affaiblir l’industrie de défense de la Chine, mais l'ensemble de la transformation numérique du pays, dans toutes ses applications commerciales civiles. Les milieux industriels européens perçoivent souvent les contrôles américains à l'exportation comme habillant d'arguments du registre de la compétition militaire la recherche d'avantages commerciaux sur leurs concurrents, en Europe et ailleurs. La déclaration de Jake Sullivan, et la nature de certaines des mesures du 7 octobre qui, par exemple, ciblent pour la première fois les puces mémoires, donnent du grain à moudre à cette interprétation.Or dans ce contexte, les déclarations du Premier ministre néerlandais Mark Rutte selon lesquelles les Pays-Bas, à travers cet accord, endossaient une stratégie d'avance technologique sur la Chine sont problématiques en cela qu'elles suggèrent la possibilité d'un véritable dévoiement de l'outil des contrôles export vers une finalité qui n'est pas légalement la sienne, puisqu'il n'est conçu que pour le double usage et les utilisateurs finaux militaires.Pourtant la compétition militaire avec la Chine n'est en rien une considération secondaire pour les États-Unis - elle est au cœur des mesures américaines. Surtout, rien n'indique que les Pays-Bas ne contrôleront pas les exportations de technologies de semi-conducteurs à la Chine sous l'angle du double usage. Au contraire, c'est la probabilité de loin la plus forte, si forte qu'il s'agit d'une quasi-certitude. En réalité, l'ensemble du secteur des semi-conducteurs est susceptible de contribuer à des programmes militaires. Si les générations les plus avancées de puces logiques ne sont pas aujourd’hui incorporées à des systèmes d'armes, elles sont utiles aux supercalculateurs qui permettent leur conception. Si les puces aux fonctions d'intelligence artificielle sont essentielles aux serveurs d'Alibaba Cloud, elles permettent aussi à des superordinateurs de traiter suffisamment de données pour simuler et donc planifier des opérations militaires sur un théâtre donné. Il est ainsi possible de résumer cet accord trilatéral en disant qu'il vise les applications militaires de l'intelligence artificielle. Et du fait de la nature du système chinois de domination publique de l’économie et de modèle d’intégration civilo-militaire, l’utilisation finale d’une technologie par la Chine n’est jamais garantie, ni vérifiable. Ainsi, si le militaire ne représentait que 5% du secteur de l'intelligence artificielle en Chine, il y aurait quand même un risque de diversion vers des applications militaires des 95% d'applications civiles.Doit-on s'attendre à ce que les Pays-Bas cherchent à européaniser ce volet de leur politique de contrôle à l'exportation ? La possibilité légale existe depuis la révision du règlement européen sur les biens à double usage. Les États membres de l'Union peuvent initier une procédure d'inclusion sur la liste commune européenne d'un bien qu'ils contrôlent à l'échelon national. C'est d'ailleurs la plus grande nouveauté du régime européen amenée par la révision de 2020. Ne pas européaniser ces contrôles expose les Pays-Bas à faire face seuls au risque d'une riposte chinoise. En outre, pour prendre l'exemple de la lithographie ultraviolet, au cœur du régime de contrôle européen, il est difficile d'imaginer une approche exclusivement nationale puisque la chaîne d'approvisionnement de cette technologie est profondément européenne, adossée à un réseau de sous-traitants sur le continent, et en particulier en Allemagne. Les Pays-Bas choisiront-ils cette voie ? Rien ne l'indique à ce stade.Il reste que l'accord États-Unis/Japon/Pays-Bas témoigne de l'avènement d'un monde nouveau pour les contrôles à l'exportation.Il reste que l'accord États-Unis/Japon/Pays-Bas témoigne de l'avènement d'un monde nouveau pour les contrôles à l'exportation.Leur importance dans la politique étrangère américaine ne cesse de croître. Par ricochet, ils deviennent aussi un outil essentiel de l'action extérieure de l'Europe, par exemple en riposte à la guerre russe contre l'Ukraine. Mais le fait est que l'Europe subit cette tendance. Elle n'a pas eu de décision stratégique quant à l'emploi des contrôles à l'exportation pour des objectifs de politique étrangère. Une prise de conscience de l’importance du sujet et un effort pour prendre l'initiative sont nécessaires. Car il faut bien prendre la mesure du phénomène : nous sommes toujours dans une phase ascendante quant à l'emploi de ces contrôles dans les relations internationales, alors que l’ambiguïté du double usage ne connaît pas de limites pour le quantum ou l’intelligence artificielle, dont chacun des progrès peut favoriser l'innovation de défense. Copyright image : Skitterphoto / PexelsImprimerPARTAGERcontenus associés 28/10/2020 China Trends #7 - Briser les chaînes de l’innovation ? Markus Taube