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21/12/2018

Portrait de Kim Jong-un - Dirigeant suprême de la République populaire démocratique de Corée

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Portrait de Kim Jong-un - Dirigeant suprême de la République populaire démocratique de Corée
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

En Corée du Nord, ni élections véritables, ni aucune liberté. Nous sommes dans une dictature pure, dynastique de surcroît. Si nous faisons quand même figurer Kim Jong-un dans cette galerie de portraits, c’est parce qu’il semble introduire un élément de renouvellement dans la stratégie de son pays ; c’est aussi parce que M. Trump en a fait de facto un dirigeant qui compte sur la scène internationale. Directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique, Bruno Tertrais explore pour nous l’arrière-plan de cette soudaine élévation de son statut qu’empoche le dirigeant de Pyongyang.

Michel Duclos, conseiller spécial géopolitique, rédacteur en chef de cette série


On ne se méfie jamais assez des fils de dictateurs.

Jeunes, souvent éduqués à l’étranger, on pense toujours qu’ils seront plus "modernes", et donc nécessairement – le lien de causalité ne va d’ailleurs nullement de soi – plus "démocrates".

Malheureusement, ils s’avèrent parfois pires que leurs pères, comme on a pu le voir dans l’Irak de Saddam Hussein, dans la Libye de Mouammar Kadhafi, ou dans la Syrie de Hafez El-Assad. Au mieux, ils reprennent les méthodes de leurs aînés, comme en Arabie saoudite. Rien d’étonnant à cela : le fils est éduqué dans l’idée que tout est permis au dirigeant de l’Etat ; de plus, il doit prouver qu’il est à la hauteur du père. Et si ce modèle est particulièrement valable pour les cultures patriarcales autoritaires du monde arabe, il est quasiment universel, comme on l’a vu par exemple en Haïti avec Bébé Doc, le fils du sinistre Jean-Claude Duvallier.

Il est, de manière unique, le deuxième héritier d’un régime fondé en 1948 – ce qui, même à l’aune des nombreuses dynasties politiques du monde, le rend exceptionnel.

Si Haïti est l’un des Etats les plus pauvres du monde, la Corée du Nord n’est pas loin dans ce classement, mais a de surcroît la réputation d’être le plus fermé. Kim Jong-un dirige un pays étrange, qui peut faire penser à l’Albanie autarcique de la Guerre Froide, mais avec des caractéristiques est-asiatiques prononcées. Bébé Nuc, comme on pourrait le surnommer, est une exception à bien des égards.

Kim Jong-un présente deux caractéristiques qui le rendent différent des autres dirigeants de cette série. D’abord, il semble incarner une forme de paléo-autoritarisme – mais c’est justement la longévité de ce régime politique, et son importance démesurée dans les relations stratégiques internationales contemporaines, qui interpelle et justifie son inclusion dans cette galerie de portraits. Ensuite, il est, de manière unique, le deuxième héritier d’un régime fondé en 1948 – ce qui, même à l’aune des nombreuses dynasties politiques du monde, le rend exceptionnel.

On qualifie souvent le pays de dernier Etat stalinien de la planète. Cette description est en fait incomplète et approximative au point d’être non pertinente. Certes, les gènes politiques du régime proviennent partiellement de l’ère du communisme triomphant. Mais ils se trouvent, tout autant, dans l’occupation japonaise et la mythologie coréenne. Il s’agit d’une sorte de monarchie de droit divin (le Mont Paektu, lieu de naissance prétendu de Kim Jong-il, est sacré dans l’histoire de la péninsule) au cœur de laquelle se trouve le sang. Celui de la dynastie dirigeante, bien sûr, mais aussi celui des Nord-Coréens, réputés faire partie d’une race pure. Et alors que le stalinisme fait référence à un père émancipateur, l’Etat nord-coréen se veut, lui, être une mère protectrice d’enfants trop fragiles pour être exposés au monde. D’où l’idéologie du Juche (auto-suffisance).

Kim Jong-un est (probablement) né en 1984. On connaît désormais quelques détails sur son enfance en Suisse, même si les dates exactes de son séjour restent incertaines. Comme son frère aîné Kim Jong-chul et sa sœur cadette Kim Yo-jong, il a en effet bénéficié du confort et de la qualité du système éducatif helvétique et a passé deux ans (1998-2000) à l’école Liebefeld-Steinhölzli de Koeniz, au sud de Berne, naturellement sous une fausse identité. Jeune homme tranquille, bien intégré, sympathique et capable d’être drôle, mais aussi impulsif et aimant la compétition (il détestait perdre, dit-on), le basket et les chaussures Nike, l’emmental, et le karaoké. Il en a gardé une passion pour le ski, les montres suisses, et la célèbre équipe des Chicago Bulls – le joueur Dennis Rodman, qu’il décrit comme un ami, est l’un des très rares visiteurs occidentaux du dirigeant.

Son frère aîné étant considéré comme "efféminé" (il est amateur de rock), le jeune Jong-un est promu au rang de général, puis vice-président de la Commission militaire centrale, et donc d’héritier présomptif, en 2010. Lors du décès de son père Kim Jong-il, il devient le plus jeune dirigeant d’Etat au monde (aux alentours de 27 ans).

Mais sa référence familiale semble être son grand-père Kim Il-sung, le fondateur du pays qui régna 46 ans. Les commentateurs nord-coréens ne sont pas découragés de souligner sa ressemblance physique avec lui, et notamment son étrange coupe de cheveux.

Il a en tout cas hérité aussi des méthodes de gouvernement de ses ascendants. En 2013, il fait exécuter son oncle Jang Sung-taek. En 2017, il fait éliminer son demi-frère Kim Jong-nam, qui fréquentait un peu trop les casinos et les parcs d’attraction à l’étranger, et critiquait volontiers le régime, au moyen d’un agent neurotoxique, à l’aéroport de Kuala-Lumpur. Peut-être une tradition familiale : Kim Man-il, le jeune frère de son père, s’était noyé alors qu’il avait quatre ans, et une rumeur veut qu’il y ait été poussé à l’eau par son frère…

Chez les Kim, on aime en tout cas la bonne vie. Les soirées de l’élite arrosées au cognac étaient connues au temps de Kim Jong-il, et ce n’est pas pour rien que la liqueur française fut l’une des premières denrées touchées par les sanctions de l’ONU en 2006. Kim Jong-un, qui a passé du temps sur la Côte d’Azur lorsqu’il était enfant, aime lui aussi les parcs d’attraction, et a fait construire un delphinarium dans la capitale nord-coréenne. Ri Sol-ju, l’épouse du Dirigeant – un mariage qui date de 2009 ou 2010, mais révélé seulement à la population nord-coréenne en 2012 – s’affiche avec des sacs Dior ou Chanel. Le couple aurait deux enfants, des filles selon certaines sources. Si tel est bien le cas et si elle ne veut pas être répudiée, Ri Sol-ju devra sans doute rapidement donner un héritier à la nation.

Contrairement à son père, il prend fréquemment la parole en public et sait se mettre en scène de manière intelligente.

Kim n’est pas chef de l’Etat, fonction honorifique et de pure représentation confiée à un apparatchik, le "Président du Présidium de l’Assemblée populaire suprême"(son grand-père restant d’ailleurs le "Président éternel" du pays). Le "Dirigeant suprême" est à la fois "Président du Parti des Travailleurs de Corée", "Président de la Commission des Affaires de l’Etat", et "Commandant suprême de l’Armée populaire de Corée" (sa sœur et très proche conseillère Kim Yo-jong est une pièce maitresse du "Département de Propagande"). S’il n’est pas le jouet d’une caste – les témoignages concordent pour évoquer à la fois son rôle de décideur et sa maîtrise des dossiers – il ne gouverne pas seul et doit notamment s’assurer en permanence du soutien de l’armée. Mais on le dit populaire au sein de la jeune génération de l’élite très protégée de Pyongyang, qui vit séparée du reste du pays. Et contrairement à son père, il prend fréquemment la parole en public et sait se mettre en scène de manière intelligente.

Pyongyang a sans doute aujourd’hui atteint son Graal : la capacité de menacer le territoire américain par un engin doté d’une arme nucléaire.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un, le programme balistique et nucléaire a connu une accélération progressive et spectaculaire, avec un record de 24 tirs d’essais de missiles (et deux essais nucléaires) en 2016, l’accès à la portée intercontinentale en 2017, et, la même année, l’essai nucléaire le plus important jamais réalisé par un Etat émergent. Cette accélération serait issue d’un changement de culture programmatique imposé par le haut : au lieu d’éliminer les responsables des échecs de tirs, on aurait signifié aux ingénieurs nord-coréens que les échecs étaient des étapes normales et riches d’enseignements…

Quoi qu’il en soit, Pyongyang a sans doute aujourd’hui atteint son Graal : la capacité de menacer le territoire américain par un engin doté d’une arme nucléaire. C’est certainement cet "achèvement" (sic) du programme, bien plus que la "pression maximale" de Donald Trump, qui lui a permis de lancer aux Jeux Olympiques de 2018 son offensive de charme auprès de la Corée du Sud, puis de proposer au Président américain une rencontre bilatérale – même si les sanctions et les pressions de la Chine ont pu jouer un rôle.

Mais quiconque penserait que Pyongyang est venue à résipiscence ferait mieux de lire dans le texte les déclarations nord-coréennes : il n’y a jamais été question d’abandonner totalement les programmes nucléaire et balistique, qui sont la garantie de survie d’un régime sincèrement paranoïaque, la "puissante épée sacrée" du pays. Le Dirigeant suprême a d’ailleurs ordonné, en 2018, la production à grande échelle de ces engins. Pour lui, cet investissement n’est nullement contradictoire avec le développement économique du pays : il en est même la condition (La politique du byungjn consiste à mener les deux de front.) Et il conditionne aussi, sans doute, la pérennité de sa légitimité personnelle au sein du système.

Si Kim Jong-un souhaite ce développement économique, il sait aussi qu’il bénéficie d’une opportunité historique pour changer la donne sur la péninsule. Que voit-il ?

D’un côté, un Président américain qui, s’il laisse souvent perplexes les Nord-Coréens habitués à des dirigeants occidentaux bien plus prévisibles, n’en est pas moins considéré, à Pyongyang, comme un homme de marchandages, ce qui présente d’autant plus une chance pour le régime que M. Trump ne se lasse pas de critiquer les alliances militaires traditionnelles de l’Amérique…

La capacité nucléaire permet de prendre des risques, et le jeune dirigeant nord-coréen pourrait nous réserver des surprises – bonnes ou mauvaises.

De plus, ne s’était-il pas dit prêt, dès la campagne électorale de 2016, à "manger un hamburger" avec Kim Jong-un ? C’est pourquoi la Corée du nord s’est souvent gardée de mettre de l’huile sur le feu en réaction aux saillies les plus violentes du Président américain. En 2017, à la suite de l’intervention virulente de ce dernier à l’Assemblée générale des Nations Unies, on avait ainsi pu voir Kim Jong-un lui répondre chaussé de lunettes modernes, s’exprimant fermement mais calmement, dans un décor de livres. Et il s’abstient d’ailleurs, désormais, de critiquer personnellement le Président américain.

De l’autre, et c’est tout aussi important, un Président sud-coréen, M. Moon Jae-in, élu en 2017, désireux de renouer avec la politique d’ouverture de certains de ses prédécesseurs, et prêt à aller loin pour garantir la détente sur la péninsule.

Dans cette conjoncture, Kim Jong-un peut parvenir à distendre les liens entre Séoul et Washington, avec pour objectif un traité mettant véritablement fin à la guerre de Corée, seul un armistice ayant été signé en 1953 entre Washington, Pyongyang et Pékin. Avec, en ligne de mire, la neutralisation de la Corée du Sud, et, sans doute, la réunification comme horizon ultime. La capacité nucléaire permet de prendre des risques, et le jeune dirigeant nord-coréen pourrait nous réserver des surprises – bonnes ou mauvaises.

Il serait en tout cas hasardeux de parier sur l’inévitable prochain effondrement du régime : celui-ci a montré une grande résilience et une certaine capacité d’adaptation sans jamais se renier sur ses fondamentaux.

Kim Jong-un a rajeuni le système en renouvelant une partie de l’élite au pouvoir. S’il est habile et garantit au moins la survie du clan au pouvoir, et sauf souci de santé, il restera au pouvoir à vie – ce qui pourrait faire de lui, dans la seconde partie du siècle, l’équivalent de la reine Elizabeth II, actuellement plus ancien chef d’Etat en exercice. Il serait en tout cas hasardeux de parier sur l’inévitable prochain effondrement du régime : celui-ci a montré une grande résilience et une certaine capacité d’adaptation sans jamais se renier sur ses fondamentaux.

La glasnost, oui, mais la perestroïka, non. Sur le plan économique, après avoir surmonté la famine des années 1990, il est parvenu à se maintenir à flot à l’aide d’une combinaison gagnante de commerce via des sociétés écrans, de trafics illégaux, et d’extorsion envers ses voisins.

Mais que se passera-t-il si M. Trump s’aperçoit qu’il a été floué ? Dans le meilleur des cas, il passera à autre chose – l’image du sommet de Singapour lui suffisant peut-être à marquer l’histoire. Dans la pire des hypothèses, les choses pourraient rapidement déraper. L’effrayant scénario proposé par l’expert Jeffrey Lewis en 2018, qui se termine par une guerre nucléaire, doit faire réfléchir.

Les règlements de comptes au sein du clan au pouvoir à Pyongyang ont souvent suscité des comparaisons avec la série de romans Game of Thrones. Et le physique particulier de Kim Jong-un peut inciter à le comparer à Geoffrey Baratheon, enfant-roi cruel, narcissique et pervers. Mais la place est déjà prise : George R. R. Martin, l’auteur de la série, a en effet déclaré que c’est à Donald Trump qu’il lui fait penser. Au demeurant, la personnalité de Kim Jong-un semble un peu plus complexe, et son flair politique est aussi indéniable que son ambition.

C’est dès lors une autre comparaison qui vient à l’esprit : celle de Kylo Ren, personnage des derniers épisodes de La Guerre des étoiles. Jeune, ambitieux et brutal – mais pas au point d’être totalement inhumain – il veut devenir Dirigeant Suprême du Premier Ordre et éliminer les chevaliers Jedi (ce qui implique d’ailleurs, au passage, de supprimer son oncle). Et son modèle est son grand-père. On le voit murmurer devant la dépouille de ce dernier : "Je terminerai ce que tu as commencé".

 

Illustration de David MARTIN, pour l'Institut Montaigne.

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