AccueilExpressions par MontaigneLes réseaux sociaux nourrissent-ils les populismes ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.27/01/2023Les réseaux sociaux nourrissent-ils les populismes ?Échange entre Asma Mhalla et David Chavalarias Société TechnologiesImprimerPARTAGER Asma Mhalla Spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Tech David Chavalarias Directeur de recherche au CNRS Blanche Leridon Directrice Exécutive, éditoriale et Experte Résidente - Démocratie et Institutions Les réseaux sociaux favorisent-ils l'émergence, la consolidation et la propagation des discours populistes ? Comment les identifier, les contrer ou, a minima, les réguler ? Ce sont les questions auxquelles ont répondu Asma Mhalla et David Chavalarias lors de la dernière séance de l'Observatoire du Populisme de l'Institut Montaigne. Nous revenons dans cet article sur les principaux axes de leurs réflexions. Le replay de leurs interventions est également disponible sur cette page. Économie, idéologie, géopolitique : le triptyque porté par les réseaux sociauxTrois déterminants nous permettent de comprendre le rôle des réseaux sociaux et la façon dont ils peuvent alimenter les mouvements populistes à travers le monde : l'économie, l'idéologie politique et le facteur géopolitique. La dimension économique des réseaux sociaux est bien connue (économie de l'attention, récolte et exploitation des données personnelles, ciblage à des fins commerciales, etc.). C’est l'aspect politique qui nous intéresse tout particulièrement ici : il est à l'œuvre lors des campagnes électorales, où certaines modérations sont défaillantes et viennent favoriser certains candidats ou idées au détriment d’autres, comme l’expliquait déjà Asma Mhalla dans un précédent papier pour l’Institut Montaigne. La Bestia, Salvini, Zemmour ou l'algorithme (faiseur de) roi Prenons l'exemple récent de Matteo Salvini en Italie qui, avec son équipe, a développé La Bestia, un algorithme très sophistiqué qui surveillait en temps réel les thématiques les plus commentés, le ton, les émotions, souvent négatives, générées par celles-ci afin d'adapter rapidement ses prises de position publiques. L'adaptation du programme en temps réel allié au micro-ciblage des électeurs acquis ou indécis a pour conséquence la fragmentation du discours politique en autant de cibles électorales potentielles. Comme le "microtargeting" à des fins commerciales, les médias sociaux permettent de cibler, à un niveau très fin, les électeurs les plus à même d’être réceptifs à certains discours. Ces techniques très perfectionnées représentent un défi considérable pour nos démocraties. Elles sonnent le glas d'un discours politique unique, universel, ici remplacé par un discours capable de s'adapter constamment à la cible visée. L'exemple de La Bestia a ensuite été dupliqué, en France, par l'équipe du candidat Eric Zemmour, pendant la campagne présidentielle de 2022. Comme Salvini en Italie, un travail de ciblage des électeurs hésitants a été développé par les équipes du parti Reconquête. Toujours en France, parmi les tentatives - externes - de déstabilisation des campagnes électorales, mentionnons les Macron leaks qui incarnent l'une des formes les plus abouties de tentative de déstabilisation démocratique. Plus récemment encore, l'invasion des lieux de pouvoir au Brésil, comme l'invasion du capitole aux États-Unis, sont loin d’être des événements ponctuels et isolés, et ont pu prospérer grâce au "laisser faire" des réseaux sociaux. Géopolitique et guerre dans le champ cyberNous avons évoqué les dimensions économique et politique. Une troisième grille d’analyse est nécessaire : la lecture géopolitique. Les réseaux sociaux sont devenus le nouveau champ d'affrontements idéologiques qui dépassent les frontières des États nations. Ils permettent à certains acteurs politiques de développer des narratifs alternatifs à une échelle industrielle. Ils jouent sur les interférences et la manipulation de l'information. L'idée sous-jacente est moins de convaincre une audience donnée de la viabilité d’une idéologie donnée. Il s'agit plutôt de renforcer le malaise démocratique dans certaines démocraties, de répandre de la confusion et de la défiance dans nos systèmes politiques, et d'encourager le développement de groupes conspirationnistes. Une vision systémique indispensableÉconomique, politique et géopolitique : nous devons appréhender ces phénomènes d'une façon systémique, et non pas en silos. Les réseaux sociaux sont à la jonction entre certaines idéologies, les enjeux économiques des Big Tech qu'ils possèdent, et le contexte politique dans lequel ils se situent. Et c'est bien là où nous sommes en défaut. Nous l'envisageons trop souvent selon un prisme unique, alors même qu'il s'agit d'un système. Les réseaux sociaux sont à la jonction entre certaines idéologies, les enjeux économiques des Big Tech qu'ils possèdent, et le contexte politique dans lequel ils se situent. Les groupes d'extrême droite représentent une autre menace très puissante, ils sont particulièrement développés sur les réseaux sociaux car ils y ont vu très tôt l'opportunité pour leurs idéologies d'acquérir une visibilité qui leur était inatteignable via les médias traditionnels.Autre exemple de cette approche systémique : Peter Thiel, l'un des fondateurs de Paypal, autrefois ami d'Elon Musk, incarne l'un des plus puissants représentants des mouvements anti-systèmes, finance des candidats comme le sénateur républicain Ron De Santis et investit dans une entreprise comme Rumble - un réseau social d'extrême droite sans modération. Vers davantage de régulation aux États-Unis ? L'omniprésence des discours d’extrême droite sur les réseaux a notamment permis ces derniers mois aux discours de QAnon, aux narratifs pro Poutine, anti Taiwan ou encore contre les valeurs libérales de se développer de façon considérable aux États-Unis. Au point que Joe Biden a publié, le 11 janvier dernier, une tribune dans le Wall Street Journal, appelant un rassemblement bi partisan visant à réguler davantage les Big tech. En cause, la section 230 du Communication Decency Act qui protège les plateformes et les réseaux sociaux et leur permet de modérer les contenus comme ils l'entendent. Il écrit notamment "Comme beaucoup d'Américains, je m’inquiète de la façon dont certains acteurs du marché collectent, partagent et exploitent nos données les plus personnelles, aggravent l'extrémisme et la polarisation dans notre pays, faussent les règles du jeu de notre économie, violent les droits civils des femmes et des minorités, et mettent même nos enfants en danger". Biden souhaite limiter le ciblage publicitaire, une voie déjà empruntée par l'Union européenne qui a adopté en octobre dernier le Digital Services Act (DSA).Pour Asma Mhalla, la modération est essentielle mais elle ne résoudra pas tout, idem s'agissant de l'éducation des plus jeunes. La bataille de l'information qui se joue appelle une mobilisation bien plus vaste, qui éduque l'ensemble de la population d'un pays et lui permette de bâtir des contre-récits. C’est ce qu'a fait par exemple la Finlande, afin de contrer le narratif russe. Le poids du capitalisme de surveillance en question Venons en maintenant aux sous-jacents. Pour David Chavalarias, comme il l'explique dans son ouvrage Toxic Data, le capitalisme de surveillance, souvent mis en cause, n'explique pas seul l'affermissement des mouvements populistes dans le monde. Trois phénomènes convergent, qui sont autant de défis adressés à nos démocraties : 1) la psychologie humaine n'est pas adaptée aux nouveaux environnements numériques et informationnels ; 2) l'économie de l'attention développée par les Big Tech optimise le tissus social numérique ainsi que les flux de circulation d’information indépendamment du bien-être individuel ou collectif ; 3) les nouvelles guerres hybrides, portées par des régimes totalitaires comme le Kremlin ou le Parti communiste chinois (désinformation et subversion) profitent des possibilités offertes par ces nouveaux environnements relativement ouverts tout en se protégeant de pareilles ingérences en verrouillant leurs propres environnements informationnels. Selon D. Chavalarias, le modèle économique actuel des Big Tech, fondé sur leur capacité à modeler le tissu des relations sociales et à commercialiser l'influence sociale, est incompatible avec le maintien de nos démocraties, comme il a pu le documenter et l'observer grâce à l'outil "Politoscope". Cette plateforme d'observation du militantisme en ligne analyse depuis 2016 jusqu’à 2 millions de tweets politiques par jour, cartographie au jour le jour la structure du militantisme politique sur Twitter et analyse la circulation de l'information en temps réel. Elle a permis d’observer sur plus de cinq ans l'évolution profonde de l'espace politique qui s'est radicalisé et fragmenté. Ainsi en 2016, la twittosphère politique était structurée en communautés articulées de l’extrême gauche à l’extrême droite avec un cœur très développé constitué des partis modérés. Au fil des années, le Politoscope a permis d'observer la perte de vitesse des partis traditionnels (PS et LR), l'émergence de LREM et surtout le renforcement considérable des communautés militantes d'extrême-droite.Le modèle économique actuel des Big Tech, fondé sur leur capacité à modeler le tissu des relations sociales et à commercialiser l'influence sociale, est incompatible avec le maintien de nos démocratiesCeci s'est doublé de l'apparition de passerelles de circulation d'information entre les extrêmes du spectre politique (LFI/Patriotes/Renaissance) et d'une augmentation très significative de l'hostilité des échanges. Le risque est ainsi que la France prenne la voie des États-Unis, avec une fragmentation extrême de la société et des militants politiques qui voient leurs opposants comme des ennemis et non plus comme des adversaires politiques. Cela se double d'une recrudescence des attitudes "anti-système", favorisées par les différentes crises (sanitaires, économiques, sociales, géopolitiques, climatique).Le biais de négativité algorithmiquePour comprendre ce qui se joue sur ces réseaux, il est important d'appréhender les différentes interférences entre la cognition humaine et l'algorithmique des Big Tech. David Chavalarias prend l'exemple du "biais de négativité algorithmique". Ce biais désigne la propension plus importante des utilisateurs à cliquer sur un post négatif, qui provoque de l'anxiété et de la peur, plutôt que sur un post positif ou neutre. Pour comprendre ce qui se joue sur ces réseaux, il est important d'appréhender les différentes interférences entre la cognition humaine et l'algorithmique des Big Tech. Nos environnements virtuels apprenant de nos comportements, ils vont ainsi avoir tendance à pousser davantage de contenus négatifs que de contenus positifs, afin d’optimiser notre engagement. Résultat : une sur-exposition des utilisateurs à des contenus négatifs et une plus forte viralité de ces contenus dans l'espace informationnel. Ce phénomène crée une distorsion fondamentale dans la perception de nos environnements numériques et amène, dans un second temps, les acteurs à changer la tonalité de leurs prises de parole pour ne pas être invisibilisé par les algorithmes de recommandation.Ces plateformes, en optimisant l'engagement pour des raisons économiques, amplifient donc les discours polémiques, tout en dégradant le débat politique et en favorisant les discours basés sur la haine et la peur. D'autres résultats théoriques démontrent que sous l'effet de ces intermédiations numériques, les dynamiques collectives deviennent plus contingentes, moins prédictibles et plus massives (à cause des mécanismes de recommandations, likes, viralité) et in fine, la société devient de plus en plus instable. Mais en contre-partie, ces dynamiques collectives peuvent aussi être plus facilement manipulées par des acteurs extérieurs (ingérences étrangères) et plus prédictibles pour ceux qui dirigent et opèrent les Big Tech (gain économique). Les réseaux sociaux renforcent l’influence sociale Résumons : sous l'effet du capitalisme d'influence, les démocraties sont de plus en plus instables. Ceux qui maîtrisent les environnements numériques ont un intérêt économique à les saturer d'influence sociale. Cette saturation rend les comportements collectifs à la fois plus instables et plus massifs, permettant à des manipulations d'ampleur modérée de conduire à des perturbations de grande ampleur. Cette saturation permet à des acteurs extérieurs de manipuler ces collectifs et d'agir à des moments clés de leur évolution. Les acteurs hostiles aux démocraties ont parfaitement saisi l'opportunité que représentent ces réseaux pour agir sur nos systèmes sociaux. Sur le long terme et avec un peu de persévérance, ils pourraient arriver à leurs fins. Ces acteurs hostiles aux démocraties utilisent des environnements numériques fermés pour contrôler leur propre population, ce qui assure leur pérennité prolongée. Toutes choses égales par ailleurs, les environnement numériques tels qu’ils sont déployés par les Big Tech, favorisent les États totalitaires et les dictatures aux dépens des démocraties.Il existe néanmoins plusieurs pistes de recommandations pour contrer ces phénomènes. David Chavalarias identifie dix-huit pistes dans son ouvrage pour changer de cap. Il propose ainsi une action systémique et multi-niveaux : au niveau individuel : émergence de bonnes pratiques numériques, actions de sensibilisation, éducation massive. Au niveau collectif : régulation des plateformes, évolution du cadre juridique, mise en place de dispositifs d'observation sociale et développement des "communs numériques". Au niveau institutionnel enfin : rendre nos institutions plus robustes aux manipulations, notamment en introduisant de nouveaux modes de scrutin tel que le jugement majoritaire. La synthèse de cet échange a été rédigée par Blanche Leridon, directrice éditoriale. Copyright image : Philip Pacheco / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 11/01/2023 Liberté d'expression et réseaux sociaux : l'impasse de la modération Asma Mhalla 11/09/2019 Les populismes à l’épreuve des institutions démocratiques Olivier Duhamel