AccueilExpressions par MontaigneL’Ukraine ne peut attendreL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.19/12/2023L’Ukraine ne peut attendre Union Européenne Sécurité et défense EuropeImprimerPARTAGERAuteur Michel Duclos Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie Ukraine, Russie : le destin d'un conflitLa victoire partielle mais néanmoins forte de symboles que constitue le lancement de la procédure d’adhésion de Kiev à l’Union Européenne, le 14 décembre, ne saurait se substituer à l’urgence opérationnelle d’une guerre en cours d’enlisement, où les Ukrainiens s’affrontent à un Vladimir Poutine sûr de son succès et se trouvent sous la double menace de la défection des Américains ou de la résignation aux options molles. Après un panorama des options stratégiques qui sont en lice, Michel Duclos défend une réponse à la hauteur des enjeux et en précise les contours tactiques. Soutien financier et matériel, points et temps nodaux de ce conflit, rôle du tandem franco-britannique : parce que ni l’Ukraine ni l’Europe ne peuvent attendre, il est temps, selon le diplomate, de passer aux actes.C’est, comme on pouvait s’y attendre, à des conclusions en demi-teinte qu’est parvenu le Conseil européen des 14 et 15 décembre s’agissant de l’Ukraine. D’une part, le président hongrois, M. Orbán, a laissé ses collègues approuver l’ouverture de négociations avec Kiev sur l’entrée de l’Ukraine dans l’UE. La décision ainsi agréée par l’UE constitue un geste positif pour le moral des Ukrainiens. Le processus ne risque pas moins d’être long et de comporter d’innombrables autres étapes. D’autre part, le même dirigeant hongrois a bloqué un accord sur une aide de 50 milliards promise à l’Ukraine dans le budget de l’UE d’ici à 2027.Des deux côtés de l’Atlantique, l’insuccès de la contre-offensive ukrainienne de ces derniers mois a un effet en quelque sorte débilitant.Sans doute, sur ce terrain, l’opposition hongroise pourra-t-elle être contournée au début de l’année prochaine. Mais une occasion est ratée d’adresser un signal de résolution à un moment propice puisque, dans le même temps, le Congrès américain, malgré la démarche effectuée sur place par M. Zelinsky, continue à tergiverser sur le dernier paquet d’aide à l’Ukraine demandé par l’administration Biden. Des deux côtés de l’Atlantique, l’insuccès de la contre-offensive ukrainienne de ces derniers mois, au lieu de provoquer un réflexe en faveur d’un nouvel effort en soutien à l’Ukraine, a un effet en quelque sorte débilitant.Comment sortir de cette passe difficile ? Une stratégie offensive sur la CriméeDans un débat qui reste, à vrai dire, souvent cantonné aux spécialistes, s’affrontent plusieurs lignes. Laissons de côté celle qui consiste à préconiser une négociation sans délai, dans laquelle il appartiendrait aux Ukrainiens de se plier aux desideratas de Moscou. Une autre ligne, plus sophistiquée, propose de recentrer l’effort de guerre ukrainien sur des objectifs purement défensifs, de renoncer à la reconquête des territoires perdus, et là aussi, au moins dans un second temps, à chercher à négocier avec les Russes. Ce ne serait pas un scénario de reddition mais, devant se limiter à défendre le territoire actuellement sous son contrôle, l’Ukraine serait amenée à concéder dans la négociation l’abandon de facto des parties du territoire actuellement sous contrôle russe. Cette seconde ligne devrait être rejetée avec force par les Européens, dont il est de plus en plus clair que la sécurité dépend du sort de l’Ukraine. Comme il vient de l’afficher dans son interview du 14 décembre, l’homme du Kremlin se sent le vent en poupe. Si notre approche devait être de maintenir l’Ukraine seulement en état de survivre dans son périmètre actuel, les Russes ne pourraient qu’être encouragés à attendre que les Occidentaux continuent par lassitude à réviser à la baisse, dans les étapes ultérieures du conflit, leurs objectifs. On dit souvent que Poutine attend un retour de Trump à la Maison-Blanche, mais même si son espoir devait être déçu, les chances d’un soutien de longue durée de l’Amérique à un effort de guerre non-concluant de l’Ukraine sont pour le moins aléatoires. C’est pourquoi nous avons besoin, au moins d’un point de vue européen, d’une troisième ligne, qui continue à privilégier une stratégie offensive pour les forces ukrainiennes. Quelle stratégie offensive, ou plus exactement quel nouvel axe pour une stratégie offensive renouvelée ? Le point crucial est de porter des coups significatifs aux positions russes sur des secteurs qui sont stratégiquement et politiquement sensibles pour le Kremlin. On pense naturellement d’abord à la Crimée. La péninsule est une plateforme vitale pour les attaques russes sur tout le sud de l’Ukraine.Une partie des missiles tirés ces derniers jours sur Kiev en venait, ce qui laisse dubitatif sur la sagesse de considérer la Crimée comme "off limit" pour une pression militaire ukrainienne forte. De surcroît, la Crimée représente le trophée politique par excellence de la politique de rétablissement de la grandeur russe menée par Poutine depuis des années. S’il y a une chance que le président russe entre vraiment dans une négociation un jour, ce sera s’il sait son emprise sur la Crimée menacée.S’il y a une chance que le président russe entre vraiment dans une négociation un jour, ce sera s’il sait son emprise sur la Crimée menacée.Deux articles récents dans Foreign Affairset dans Foreign Policy éclairent le sujet. L’objectif des pays soutenant l’Ukraine devrait être de procurer aux Ukrainiens les systèmes d’armes nécessaires d’abord pour endommager suffisamment le pont de Kersh qui relie la Crimée à la Russie, ensuite pour attaquer les bases et les armements russes dans la péninsule. Les experts américains mettent en relief la nécessité pour Washington de transférer à l’Ukraine des missiles ATACMS (missiles de croisière de moyenne portée) en nombre plus élevé qu’actuellement et à condition qu’ils soient capables d’emporter des charge lourdes pour pouvoir démolir au moins en partie le gros œuvre du pont de Kersh. Pour l’instant les ATACS transférés aux Ukrainiens ne disposent que de munitions à fragmentation, utiles pour d’autres missions mais inopérantes pour la destruction des piliers d’un pont.Les missiles Taurus allemands sont aussi capables de remplir la même mission, mais comme on le sait, le gouvernement de Berlin n’envisage pas de les transférer à l’Ukraine. Ajoutons que les systèmes fabriqués par la firme franco-britannique MBDA - Storm Shadow britanniques, Scalps français - présentent également des capacités comparables. Les exemplaires dont disposent les forces ukrainiennes ont d’ailleurs donné de bons résultats. Leur volume actuel ne suffit pas à mener la stratégie offensive sur la Crimée qui serait nécessaire. Londres et Paris devraient prendre en commun la décision de passer commande à MBDA d’une série en nombre significatif pour plusieurs années de Storm Shadows et de Scalps.D’où la première propositions auxquelles nous conduit cette analyse : Londres et Paris devraient prendre en commun la décision de passer commande à MBDA - à destination de l’Ukraine - d’une série en nombre significatif pour plusieurs années de Storm Shadows et de Scalps. Certes, cela représente un effort budgétaire important. Cet effort permettrait au tandem franco-britannique d’aller à Washington et à Berlin pour plaider la fourniture à Kiev d’ATCMS aux caractéristiques appropriées (qui existent en grand nombre dans les stocks américains) et de TAURUS. On objectera qu’une stratégie de ce type présente un risque d’escalade de la part de la Russie. À vrai dire, le Kremlin a beaucoup menacé mais, à chaque fois que les Occidentaux se sont décidés à élever le niveau de leur soutien à l’Ukraine, n’a jusqu’ici pas vraiment pratiqué cette escalade tant redoutée. De même quand l’Ukraine a marqué des points significatifs, y compris en Crimée et plus largement en entravant sérieusement l’action de la flotte russe en Mer Noire. Par contre, si une stratégie de ce type n’est pas mise en place, on laisse à la Russie - qui, elle, s’est organisée en économie de guerre - toute latitude pour poursuivre et amplifier sa propre stratégie offensive, qui passe notamment par la destruction des infrastructures ukrainiennes. Une autre objection à une stratégie de pressions militaires fortes sur la Crimée tient en ceci que cette stratégie ne peut se suffire à elle-même. Il est évident en effet que les armées ukrainiennes doivent continuer à être en mesure de contenir la poussée de l’armée russe et il est nécessaire de renforcer les défenses anti-missiles protégeant les villes et les infrastructures ukrainiennes. Il serait en outre souhaitable que les Ukrainiens puissent viser en territoire russe les bases d’où partent des attaques sur leur sol ou les nœuds logistiques de l’armée russe, y compris les routes d’approvisionnement en armements nord-coréens et iraniens.La baisse tendancielle des crédits occidentaux est dramatique. Pour un grand emprunt européen en faveur de l’armement de l’UkraineCe constat suggère une seconde proposition : un moyen d’assurer dans la durée le soutien nécessaire à l’Ukraine pourrait être de constituer un fonds dédié de l’Union Européenne permettant une contribution pluriannuelle à des achats d’armements ukrainiens, en relai des fonds de la facilité de paix européenne en voie d’épuisement. Le Haut-représentant pour la politique étrangère, M. Borrel, et la présidente estonienne Kaja Kalas ont fait des propositions allant dans ce sens. En France, Nathalie Loiseau et Benjamin Haddad ont avancé l’idée d’un fonds européen comparable à la facilité de 200 millions d’euros mis en place par les autorités françaises en 2022 pour fluidifier les achats d’armes de l’Ukraine. Il nous semble évident que le moment est venu - compte-tenu notamment du risque d’un fléchissement du soutien américain - d’aller plus loin…et surtout de passer aux actes. Parmi les formules possibles, nous voudrions suggérer celle d’un grand emprunt sur le modèle de celui qui avait été décidé par l’UE à la suite du Covid pour la relance de l’économie européenne. Ce dernier dépassait les 800 milliards d’euros. S’agissant de l’armement de l’Ukraine, on pourrait imaginer un chiffre d’au moins cent milliards. Comment mettre en œuvre cette proposition ?Un moyen d’assurer dans la durée le soutien nécessaire à l’Ukraine pourrait être de constituer un fonds dédié de l’Union Européenne.En termes de présentation, l’accent pourrait être mis sur le soutien à l’industrie de défense européenne. La démarche pourrait être lancée par un groupe ayant pour noyau dur le "triangle de Weimar" (Allemagne, France, Pologne), dès lors que de nouveau un gouvernement pro-européen siège à Varsovie. L’Allemagne certes avait exigé que l’emprunt Covid ne constitue pas un précédent. À l’époque l’hypothèse d’une grande guerre en Europe n'était envisagée par personne, encore moins par Berlin, pourrait-on cruellement rappeler. L’idée souvent exprimée en Allemagne de ne pas prendre en compte les dépenses militaires dans le plafond d’un déficit maximal de 3 % des budgets nationaux pourrait être agréée par un Conseil Européen. D’autres pays à industrie de défense significative - Italie, Espagne, Suède, Pays-Bas etc. - pourraient être associés. Peut-être d’ailleurs un emprunt de ce type pourrait-il, si des pays comme la Hongrie s’y opposent, être mis en œuvre dans un cadre de "géométrie variable" (sans certains États membres). Enfin, se pose la question du Royaume-Uni, jusqu’ici un des plus grands soutiens en Europe à la défense ukrainienne.D’abord parce que l’Ukraine ne peut attendre ; ensuite parce qu’il serait opportun de marquer les esprits [pour] les élections au Parlement européen [et] la présidentielle américaine. Non seulement il serait souhaitable que le Royaume-Uni soit associé à une telle initiative, mais on peut imaginer que celle-ci voit le jour dans le cadre de la Conférence politique européenne, dont la prochaine rencontre doit avoir lieu à Londres. Un impératif de calendrier doit cependant être pris en compte, d’abord parce que l’Ukraine ne peut attendre ; ensuite parce qu’il serait opportun de marquer les esprits en février ou mars, au début de la campagne pour les élections au Parlement européen et de celle pour la présidentielle américaine.Copyright image : Odd ANDERSEN / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 14/12/2023 [Le monde vu d'ailleurs] - Face au jusqu’au-boutisme russe, quelle stratégi... Bernard Chappedelaine 27/09/2023 UE : La procédure d'adhésion à l'Union européenne Cecilia Vidotto Labastie