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09/10/2024

L’Iran et ses "proxies" : une nouvelle stratégie ?

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L’Iran et ses
 Bernard Hourcade
Auteur
Géographe, directeur de recherche émérite au CNRS

Dans la nuit du 13 au 14 avril, l’Iran avait déjà lancé une attaque de missiles contre Israël, en réponse au bombardement de son consulat en Syrie par Israël le 1er avril. Alors que l’élimination d'Ismaël Haniyeh n’avait pas conduit à la riposte que l’on avait pu craindre de la part de Téhéran, en juillet, la mort d’Hassan Nasrallah le 27 septembre a été suivie de l’envoi de 180 missiles balistiques contre Israël. Comment comprendre les réactions de l’Iran ? En quoi la stratégie de la République islamique à l'égard de ses milices (Hamas, Houthis, Hezbollah) a-t-elle évolué ? Quel rôle ambitionne de jouer le pays dans un Moyen-Orient bouleversé ? Entretien avec Bernard Hourcade.

Comment comprendre que l’Iran n’ait pas réagi après l’assassinat d’Ismaël Haniyeh le 30 juillet, pour riposter avec l’ampleur qu’on a vue après l’assassinat d’Hassan Nasrallah ?

Le premier facteur est le changement à la tête de la présidence. Après le bombardement du consulat iranien de Damas, le 1er avril 2024, et la mort du commandant d’Al-Qods Mohammad Reza Zahedi, l’Iran, alors présidé par Ebrahim Raïssi, avait répliqué dans la nuit du 13 au 14 avril par l’envoi d’environ 350 drones et missiles contre Israël. La mort d’Ismaël Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas, tué à Téhéran, le jour même de l’entrée en fonction du nouveau président, "réformateur", Massoud Pezechkian, élu après la mort accidentelle de son prédécesseur proche des factions conservatrices, était une atteinte évidente et directe à l’honneur national de l’Iran. Cette provocation israélienne a été immédiatement dénoncée, mais le nouveau gouvernement, en accord avec le Guide suprême Ali Khamenei, a estimé qu’il valait mieux ne pas agir et attendre. La République islamique d’Iran avait en effet changé de stratégie.

La priorité absolue du nouveau gouvernement était désormais la levée des sanctions économiques imposées depuis 2018 par les États-Unis. Pour éviter que la crise économique, sociale et politique ne mette en danger la République islamique et ne détruise les espoirs de faire de l’Iran une puissance régionale fiable, il fallait se rapprocher des États-Unis pour négocier un nouvel accord sur le nucléaire et la levée des sanctions.

La priorité absolue du nouveau gouvernement était désormais la levée des sanctions économiques imposées depuis 2018 par les États-Unis.

Dans l’immédiat, Téhéran ne voulait pas bloquer un accord de cessez-le-feu à Gaza, présenté comme immédiat par Washington. Ce sursis dans la réplique iranienne a été prolongé, car Massoud Pezechkian et tous les diplomates qui avaient négocié l’Accord de 2015 (JCPOA) avec Javad Zarif (désormais vice-président) voulaient profiter de l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre pour rencontrer les Américains et obtenir des assurances sur la reprise des négociations. En vain.

C’est dans ce contexte de double faux-espoir qu’est survenue l’élimination d’Hassan Nasrallah le 27 septembre. Jugeant que l’absence de réaction avait montré son inefficacité, et que l’attaque contre le Hezbollah touchait au cœur la politique extérieure de l’Iran, les opposants à la nouvelle politique d’ouverture, partisans du renforcement de "l’Axe de résistance" à Israël, ont obtenu du Président et du Guide l’envoi, le 1er octobre, de 180 missiles balistiques contre Israël.

Cette réaction, certes plus efficace et plus violente sur le plan militaire que celle d’avril, a néanmoins été mesurée et contrôlée. Il s’agissait pour Téhéran de défendre sa crédibilité auprès de ses alliés comme des opinions publiques arabes et musulmanes. Le niveau d’intensité relativement faible de la réponse a fait probablement l’objet d’un débat au plus haut niveau. On peut imaginer que l’objectif était de ne pas justifier une riposte israélienne de grande ampleur visant le Guide lui-même ou les sites nucléaires et pétroliers.

Il est probable que les dommages subis ont été plus sérieux que ne l’a dit l’État hébreu. Pas au point cependant d’impliquer une riposte israélienne massive. Les États-Unis ont apporté leur soutien au gouvernement israélien, mais est-ce pour encourager une riposte ou pour contrôler celle-ci et préserver les ouvertures politiques du nouveau gouvernement iranien?

Quelle est la stratégie poursuivie par Téhéran à l’égard de son réseau de proxies et de milices ?

Le projet de l’Ayatollah Khomeyni, dans sa Révolution islamique, était islamique mais aussi nationaliste. Pour que l’influence islamique soit forte, il fallait que l’Iran soit une nation puissante sur les plans technologique, culturel, démographique, scientifique, économique et bien sûr militaire. Cette ambition nationale a commencé à devenir réalité en 2015 avec le JCPOA qui marquait surtout la normalisation de la République islamique avec les États-Unis, après des décennies de guerre.

Cet espoir a été anéanti par le retrait américain de l’Accord, survenu le 8 mai 2018, à la grande satisfaction de l’Arabie saoudite et d’Israël. Ce qui devait être une renaissance de l’Iran et un succès pour l’Iran islamique et révolutionnaire s’est transformé en échec sur tous les plans. Toutes les tendances politiques en Iran s’accordent sur le fait que la République islamique comme la nation iranienne sont en danger, asphyxiées par la crise économique profonde qui les frappe. Celle-ci provoque des révoltes incessantes que la répression la plus radicale est incapable de maitriser. Les protestations des femmes et des jeunes gens, suite à la mort de Mahsa Amini, en septembre 2022, n’en sont que les éléments les plus saillants. Le régime islamique usé par plus de 45 ans de pouvoir se sait en danger. La priorité des factions politiques conservatrices ou réformatrices est donc de sauver le régime, en rompant au besoin avec les héritages idéologiques ou les alliances.

Sur le plan géopolitique, la nouvelle priorité va à la sécurité du territoire national et à l’établissement de bonnes relations avec tous les pays frontaliers. Le défi est immense car la politique régionale de la République islamique n’a pas eu le succès attendu. La rivalité avec l’Arabie saoudite et l’opposition idéologique à Israël, mais aussi la lutte contre Daesh, avaient conduit l’Iran à construire un archipel d’alliés souvent non-étatiques ou de milices pour protéger le territoire national et asseoir son influence (Hezbollah, Hamas, Houthis…).

La priorité des factions politiques conservatrices ou réformatrices est donc de sauver le régime, en rompant au besoin avec les héritages idéologiques ou les alliances.

Cette "pieuvre" iranienne accusée de déstabiliser toute la région a longtemps fait partie de l’identité politique de l’Iran, mais elle est devenue un handicap pour renouer avec les pays occidentaux et l’Arabie.

Le repli sur la nation, sur les frontières, aux dépens - de facto - des ambitions révolutionnaires et islamistes de 1979, a été initié dès 2018 sous la présidence d’Hassan Rohani, et poursuivie maladroitement par Ebrahim Raïssi. Il est affirmé clairement par Massoud Pezechkian dans son discours à l’ONU de septembre 2024, mais cela n’est pas sans provoquer de violentes oppositions internes et des décisions controversées. La République islamique a manifesté de façon forte et spectaculaire sa protestation après les attentats contre les leaders du Hamas et du Hezbollah, en lançant des missiles contre Israël depuis le territoire national de l’Iran et non pas depuis les sites du Hezbollah au Liban. Tout en affirmant son soutien politique à ses alliés de "l’Axe de résistance ", l’Iran prend ses distances, au risque d’un affrontement direct avec Israël.

Il faut par ailleurs noter que les divers "proxies" de l’Iran, notamment les Houthis et le Hezbollah, défendent de plus en plus leur propre stratégie nationale sur le plan intérieur comme international. Cette prise de distance avec le Hamas, le Hezbollah, les Houthis et les diverses milices est également de nature à atténuer les critiques de la grande majorité des Iraniens qui dénoncent l’aide financière, militaire et politique des entités étrangères mal contrôlées alors que l’Iran croule sous les difficultés. Le slogan "l’Iran avant le Liban" est largement partagé, même dans les cercles (pragmatistes) proches du pouvoir.

Il ne s’agit bien sûr pas d’abandonner les milices alliées à l’Iran mais de changer de priorité. Le principal risque pour la nouvelle politique iranienne reste la guerre de Gaza et du Liban et d’une façon générale la question palestinienne. La République islamique est fragilisée et ne veut pas être entraînée dans une guerre qu’elle n’a pas voulue et ne peut pas contrôler après les revers subis par le Hamas et le Hezbollah.

Quel rôle peut être celui de l’Iran au Moyen-Orient ?

Benjamin Netanyahou a bien décrit la réalité géopolitique du Moyen-Orient en opposant un "Axe de la mort" de Kaboul jusqu'au Liban, avec des États ravagés par des guerres, et au sud des États "vertueux". Mais la République islamique entend bien affirmer sa détermination comme puissance régionale en s’appuyant sur ses 90 millions d’habitants et une société dont on connaît le dynamisme et le haut niveau d’instruction. L’Iran a fait l’expérience de 45 ans d’islam politique. Ce rêve n’est pas abandonné par certains radicaux, toutefois la priorité actuelle n’est plus la "libération de Jérusalem" laissée aux anciens "proxies", mais la restructuration du Moyen-Orient par les puissances de la région et donc la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite.

La priorité actuelle n’est plus la "libération de Jérusalem" laissée aux anciens "proxies", mais la restructuration du Moyen-Orient par les puissances de la région et donc la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite.

Le 10 mars 2023, en aidant l'Iran et l’Arabie saoudite à renouer des relations diplomatiques, la Chine a sans conteste ouvert une nouvelle dynamique. Revenant à la politique de Richard Nixon en 1973, l’Iran entend devenir le "gendarme du Golfe", avec l’Arabie Saoudite, mais le contexte international a changé. La République islamique affaiblie et réaliste semble avoir fait son deuil des Accords d’Abraham de 2020, sans accepter un Moyen-Orient sous le parrainage d’Israël, alors qu’une coexistence pacifique avec l’Arabie saoudite, centre incontesté du monde musulman, permettrait une reconstruction - ou un partage - de la région.

Les problèmes et embûches ne manquent pas, notamment la question palestinienne qui enflammera toujours la région si un règlement politique, juste et durable n’est pas trouvé. La guerre de Gaza déclenchée le 7 octobre 2023 par le Hamas confirme à la fois la réalité et la fragilité de la nouvelle stratégie iranienne.

Faut-il craindre en l’Iran un adversaire acculé au pire ? Quelle est la vision politique à plus long terme de l’Iran ?

Les succès militaires d’Israël contre le Hamas et le Hezbollah ont certes affaibli la République islamique, mais en transférant sa politique de dissuasion (ses tirs de missiles) sur son territoire national, l’Iran tente de montrer que sa politique internationale concerne d’abord la défense des intérêts vitaux des Iraniens et cherche à revivifier un consensus national. Tout est bien sûr possible si une guerre de grande ampleur venait à éclater, mais l’Iran et le régime islamique ont l'expérience de ces crises. Le Guide navigue avec subtilité entre les différentes tendances et a souvent été capable de faire des compromis pour sauver le régime islamique et ses ambitions de puissance régionale. Ali Khamenei avait accepté, en 2003 un premier accord sur le nucléaire militaire négocié par la France, le Royaume Uni et l’Allemagne. En 2015, malgré des réticences, il avait accepté l’Accord de Vienne (JCPOA) et l’ouverture du pays aux entreprises internationales. Au pouvoir depuis 1989, il est l’un des dirigeants politiques les plus expérimentés du Moyen-Orient, et dispose d’une autorité unique sur toute la nébuleuse complexe de la République islamique. Son successeur, quel qu’il soit et quelles que soient les circonstances dans lesquelles s’opérera la succession, ne pourra pas disposer d’un tel contrôle. Aujourd’hui, il apporte son soutien au nouveau président "réformateur", car c’est la seule option qui lui reste pour sauver le régime islamique et l’Iran en tant qu’État. Il a contraint les députés les plus radicaux à valider les nominations de tous les ministres du nouveau gouvernement, accepte des concessions à l’intérieur et valide la nouvelle stratégie de repli sur le territoire national. Dans un discours solennel le 4 octobre, il a clairement déclaré que ses alliés de "l’Axe de résistance" étaient assez forts pour se défendre seuls…

La guerre et la gravité de la situation économique et sociale intérieure ne font qu'exacerber les divisions très profondes au sein du camp conservateur qui détient presque tous les pouvoirs et contrôle les institutions et l’économie. Les Gardiens de la révolution sont divisés entre ceux, comme Mohsen Rezaei, leur ancien commandant en chef pendant la guerre Irak-Iran, qui veulent défendre "l’Axe de la résistance" qu’ils ont construit, et ceux plus pragmatiques comme Mohammad-Bagher Ghalibaf, ancien maire de Téhéran et actuel président du Parlement qui se déclare "révolutionnaire et pragmatique".

Au bureau du Guide, Said Jalili, candidat battu par Massoud Pezechkian, affirme son opposition sans concession aux États-Unis et à Israël.
L’opposition entre les visions dynamique et réactionnaire de l’Iran sont exacerbées par la guerre à Gaza qui oblige à prendre des décisions et met à mal la volonté d’ouverture pacifique de Massoud Pezechkian et le soutien du Guide.

L’opposition entre les visions dynamique et réactionnaire de l’Iran sont exacerbées par la guerre à Gaza qui oblige à prendre des décisions et met à mal la volonté d’ouverture pacifique de Massoud Pezechkian.

À quelles réactions s’attendre face à Israël ?

Le conflit avec Israël est politique plus que militaire. Les missiles et attaques aériennes des deux côtés ne causeront pas de dommages irréversibles, mais feront éclater des évolutions politiques qui pourraient être profondes de part et d’autre. Une attaque contre les sites nucléaires iraniens pousserait l’Iran à quitter le Traité de Non-Prolifération et relancer son programme militaire, avec le risque que d’autres pays ne suivent cet exemple. Une attaque contre les installations pétrolières risquerait de perturber la navigation dans le golfe persique, augmenter les cours du pétrole et provoquer des ripostes iraniennes contre les monarchies voisines soutenant de facto Israël. Un scénario catastrophe que la République islamique veut éviter, tout en cherchant le moyen d’affirmer son hostilité politique à "l’entité sioniste". Le risque d’actions militaires prises dans l’urgence par certains Gardiens de la Révolution n’est pas à exclure, mais semble peu probable tant que le Guide Khamenei conserve son autorité.

Le République islamique cherche une victoire politique contre Israël. Elle estime que les actions militaires israéliennes à Gaza et au Liban vont affecter le soutien politique des pays occidentaux à Israël mais également impliquer les pays du "Sud", qui subissent les effets d’un conflit qui n’est pas le leur. L’exemple de la Chine envers l’Iran et l’Arabie pourrait se répéter. En affaiblissant la situation politique d’Israël, le rapport de force en faveur des Palestiniens serait renforcé.

Ce face-à-face avec Israël a en outre des conséquences possibles sur la politique intérieure iranienne. Toutes proportions gardées, on peut comparer la situation de la République islamique d’Iran à celle de l’URSS en 1989, après la débâcle en Afghanistan et l’effondrement du Mur de Berlin et des régimes communistes dans les "républiques satellites". La chute de l’URSS est alors venue de l’intérieur même, du Secrétaire général du Parti communiste Mikhaïl Gorbatchev. De la même façon, il est clair qu’un changement politique profond, s’il intervient, ne pourra survenir que de l’intérieur, à la suite d’évènements graves. En changeant de personnel politique et de stratégie internationale avec la priorité donnée à la sécurité nationale et non plus aux divers alliés non-étatiques, l’Iran est entré dans une période de turbulence et peut-être de changements. Tout dépendra aussi des États-Unis et de leur volonté - ou non - de répondre positivement à la demande de négociation faite par le gouvernement iranien.

Copyright image : Michael M. Santiago / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
Massoud Pezechkian à l’Assemblée générale des Nations-Unies, le 24 septembre 2024

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