AccueilExpressions par MontaigneChina Trends #7 - Briser les chaînes de l’innovation ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.28/10/2020China Trends #7 - Briser les chaînes de l’innovation ? AsieImprimerPARTAGERAuteur Markus Taube Titulaire de la Chaire d'études économiques d'Asie de l'Est / Chine à l'université de Duisburg-Essen Dans les débats chinois sur l’avenir de la politique économique du pays au cours de la prochaine décennie, et sur la manière de faire valoir les intérêts de la Chine dans la guerre commerciale et technologique avec les États-Unis — in fine, sur comment vaincre les États-Unis dans la compétition pour l'hégémonie mondiale —, "l’innovation" semble être perçue comme la solution unique à tous les maux de la Chine. Cette prise de conscience de la nécessité pour le pays de renforcer son système d'innovation n’a rien de nouveau.Elle date d’avant la "nouvelle ère" de Xi Jinping, de cette période de trois décennies de rattrapage économique aujourd’hui perçue comme une époque où la principale stratégie revenait à intelligemment calquer et à adapter les modèles économiques étrangers. Depuis, la Chine a dépassé ce modèle de rattrapage économique. Il est devenu évident que toute poursuite de sa croissance et de son développement dépendrait désormais de sa capacité à créer des nouvelles technologies de manière autonome et à construire de nouveaux modèles économiques. En bref, la "nouvelle normalité", c’est une exigence d’innovation. Le destin de la Chine est lié à sa capacité à innover - une ambition qui n’est pas dénuée d’obstacles. En 2019, la Chine est passée devant les États-Unis avec 58 990 demandes internationales de brevets déposées, contre 57 840 du côté américain.Nombre d'initiatives et de programmes ont été mis en place depuis la fin des années 2000 avec pour objectif d’améliorer l’écosystème national d’innovation, de renforcer et d’intégrer les différentes sphères d’innovation allant de la recherche fondamentale aux applications industrielles, et de stimuler un entrepreneuriat dynamique au service d’une nouvelle culture de l'innovation. À première vue, les résultats ont de quoi surprendre: en matière d’apport en capitaux (input), la Chine est le plus gros investisseur en R&D, juste au-dessus du niveau des États-Unis. Elle est en tête en matière de nombre de personnes opérant dans le secteur de la R&D. Ces chiffres se reflètent dans la production (output) : les publications scientifiques chinoises atteignent un nombre exceptionnel et le nombre de brevets déposés est sans égal. En 2019, la Chine est passée devant les États-Unis avec 58 990 demandes internationales de brevets déposées, contre 57 840 du côté américain1.Mais il suffit de gratter ce vernis pour découvrir que le système d’innovation chinois bute contre des problèmes fondamentaux ; les débats sont d’ailleurs assez francs en Chine à ce sujet. La décision prise lors du 18e Congrès national du Parti communiste chinois de mettre en œuvre une stratégie de développement axée sur l'innovation, puis la confirmation de cette stratégie lors du 19e Congrès tout comme dans le dernier rapport de travail de Xi Jinping au comité central, et le flux continu de déclarations de dirigeants clés - dont Xi Jinping lui-même - soulignant l'importance cruciale pour la Chine d’une (meilleure) innovation2, semblent avoir ouvert un espace politique considérable autorisant des critiques sévères dans le débat public. De nombreux papiers d’opinion ont une conviction clé en commun : la qualité compte davantage que la quantité. En cela, le système d'innovation chinois est insatisfaisant. La Chine dépend fortement de l’étranger pour un large éventail de technologies clés3. Selon Pan Fusheng, membre du Congrès national du peuple et président de l'Académie des sciences et des technologies de l'Université de Chongqing, la nécessité d'importer ces technologies rend l'économie chinoise et ses entreprises très dépendantes de l'influence extérieure (受制于人). C’est une véritable entrave (卡脖子的问题) pour les ambitions du pays en matière d'innovation. L'escalade de la guerre commerciale et technologique avec les États-Unis donne un avant-goût amer des problèmes qui pourraient surgir dans un avenir proche.Dans différents domaines, les causes de ces lacunes sont en cours d’identification. Sur le plan systémique, les personnalités politiques et les analystes chinois identifient deux déficiences majeures de l’écosystème d'innovation chinois : le système éducatif et la superstructure bureaucratique du secteur scientifique et technologique. Le système éducatif chinois est mal équipé pour former le capital humain dont le système d'innovation a besoin pour décoller. Un document publié par l'association Liaoning pour la Science et la Technologie critique l’insuffisance générale du système éducatif chinois à former un nombre adéquat d'experts qualifiés.La superstructure bureaucratique du secteur scientifique et technologique chinois est critiquée pour son inefficacité, sa lourdeur et pour le manque de coordination entre ses branches centrales et locales. Bien que le nombre d'établissements d'enseignement supérieur ait considérablement augmenté ces dernières années, le système éducatif peine à répondre à ce besoin d’un capital humain hautement qualifié. Pour ne rien arranger, les diplômés des universités chinoises ont la réputation de manquer de créativité. Formés pendant des années à la mémorisation et à la répétition de "solutions standardisées" (标准答案) et de "solutions de référence faisant autorité" (权威参考答案), trop de diplômés seraient incapables de remettre en question les doctrines établies et les opinions populaires et de faire émerger des idées originales et véritablement innovantes4. La superstructure bureaucratique du secteur scientifique et technologique chinois est critiquée pour son inefficacité, sa lourdeur et pour le manque de coordination entre ses branches centrales et locales. Li Kang, Zhang Jing et Deng Dasheng, chercheurs à l'Académie nationale de la stratégie d'innovation, notent que les programmes sont souvent redondants, se chevauchent, manquent de coordination et font preuve d’une piètre qualité de service à leurs usagers5. La mauvaise gestion scientifique et technologique est également un problème pour l’évaluation administrative et le choix des incitations à la "bonne" recherche. Les critiques se concentrent notamment sur les indicateurs - comptabilisation en masse (SSCI) des articles publiés, nombre de citations, brevets déposés, etc., - qui sont parfois de mauvais signaux envoyés à la communauté scientifique et technologique chinoise dans sa trajectoire vers l'excellence mondiale, car ces indicateurs sont facilement falsifiables et peuvent faire l’objet de fraudes6.Du côté de la dimension opérationnelle du système d'innovation de la Chine, les critiques sont également nombreuses. Ce qui fait aussi défaut, c'est la perspective d’une carrière stable qui offrirait aux chercheurs (universitaires) une évolution continue (c’est-à-dire économiquement sûre) entre le doctorat et les postes à responsabilité.L’origine de l'innovation repose sur des chercheurs individuels. Quelles que soient les ressources (financières) investies, si les individus qui exploitent ces équipements ne sont pas incités à en tirer le meilleur parti, les efforts d’innovation ne porteront pas leurs fruits. C'est dans ce domaine que les commentateurs chinois entrevoient les plus grandes déficiences systémiques. Selon Wang Maoxiang, chercheur à l'Université du Sud-Est, outre la pénurie de chercheurs qualifiés, le manque de créativité intellectuelle et faute d’un système d'évaluation permettant d'identifier les travaux de recherche véritablement exceptionnels, l’insuffisance en matière d'autonomie et de liberté de recherche, ce par manque d'incitations financières et du fait des risques pesant sur les carrières universitaires, sont autant de freins à une véritable innovation7.Ces analyses dépeignent un système excessivement contraint par des opérations et objectifs définis à l’avance, qui laissent trop peu d’espace aux incursions dans des territoires inexplorés. Les programmes "top-down" laissent en effet peu de place à l'exploration des "inconnues inconnues" (unknown unknowns).La Chine partage avec nombre d’économies occidentales le problème d’une rémunération des chercheurs globalement peu attractive8. Les talents innovants se tournent vers les postes mieux rémunérés que leur proposent les entreprises. Mais une simple augmentation de la rémunération ne saurait à elle seule résoudre le problème. Ce qui fait aussi défaut, c'est la perspective d’une carrière stable qui offrirait aux chercheurs (universitaires) une évolution continue (c’est-à-dire économiquement sûre) entre le doctorat et les postes à responsabilité.Autre enjeu majeur, le taux extrêmement faible de conversion de la production scientifique et technologique (brevets) en produits commercialisables9. Avec un taux inférieur à 10 %, la Chine se situe bien en dessous de la moyenne des pays développés (environ 40 %). Là encore, cette situation est à mettre sur le compte d’une multitude de facteurs. L'interaction entre les universités et les institutions académiques, d'une part, et le monde des affaires, d'autre part, est ici un facteur clé.Le système chinois ne parvient pas à coordonner ces différents intérêts, ni à créer des structures offrant un partage équitable des risques, des coûts et des revenus. Il échoue en outre à favoriser un échange fluide des idées, de la recherche fondamentale aux produits commercialisés. Shen Jian, professeur à l'université de Renmin, note par exemple que les départements administratifs des universités chinoises ne jouent souvent qu'un rôle de soutien passif dans le processus de transmission, qu’ils considèrent presque comme une simple formalité administrative (配合走过场). La Chine se positionne déjà comme le partenaire scientifique de choix pour de nombreuses économies en développement et comme une base d'éducation clé pour leurs nouvelles générations de chercheurs.Ces discussions actuelles sur les faiblesses de l’innovation chinoise sont plus ouvertes que celles portant sur de nombreuses autres questions et mettent en évidence un large éventail de problèmes. Alors que le 14ème plan quinquennal est en passe d’être adopté, de nombreux commentateurs cherchent un lien entre le débat sur l’innovation et le nouveau modèle de "double circulation" défendu par la direction du parti10. Leur conclusion : la Chine ne doit pas (encore) essayer de mettre en place un régime d'innovation autarcique. Le pays reste tributaire d'importants apports de l'étranger — qu'il s'agisse de la formation des talents chinois, en particulier pour qu’ils pensent de manière indépendante et créative, des idées qui circulent dans des réseaux transnationaux, et de la gestion politique et administrative de l'innovation. Une "nouvelle diplomatie de l'innovation" peut-elle émerger11 ? Le concept existe, et s’appuie sur l'idée d’une meilleure intégration de la Chine dans des réseaux d'innovation internationaux. Dans le contexte actuel de désenchantement et de découplage, cet objectif sera de plus en plus difficile à atteindre. Mais il pourrait motiver certaines mesures de libéralisation indispensables dans les domaines de la protection des droits de propriété intellectuelle, de la gestion des données transfrontalières (transférabilité, exigences d'hébergement local, etc.), de la réglementation des IDE entrants, etc. En tout état de cause, dans le cadre de l'initiative des nouvelles routes de la soie ("Belt & Road Initiative"), la Chine se positionne déjà comme le partenaire scientifique de choix pour de nombreuses économies en développement et comme une base d'éducation clé pour leurs nouvelles générations de chercheurs12. Dans ce contexte, peut-être est-elle en train de poser les bons jalons pour gagner un combat de longue haleine mené avec les puissances mondiales actuellement dominantes. 1 Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, "China Becomes Top Filer of International Patents in 2019 Amid Robust Growth for WIPO’s IP Services, Treaties and Finances", 7 avril 2020, https://www.wipo.int/pressroom/en/articles/2020/article_0005.html.2 Voir par exemple l’affirmation suivante : "To achieve high-quality development, we must achieve innovation-driven intrinsic growth. We must also vigorously improve our independent innovation capabilities and realize breakthroughs in key core technologies as soon as possible. This is a key issue for the overall development of our country and is also crucial for the formation of a major domestic cycle." Xi Jinping, "Speech at the Forum of Experts in Economic and Social Fields (在经济社会领域专家座谈会上的讲话)", Xinhua, 24 août 2020.3 Yu Lu, "Representative Pan Fusheng: Optimizing the scientific research environment and perfecting the scientific and technological innovation system (潘复生代表:优化科研环境 完善科技创新体系)", China Nonferrous Metals News, 25 mai 2020, https://www.cnmn.com.cn/ShowNews1.aspx?id=420308; Zhang Qizi, "Independent innovation is the key to forming a major domestic cycle (自主创新是形成以国内大循环为主体的关键)", Guangming Ribao, 3 septembre 2020, http://epaper.gmw.cn/gmrb/html/2020-09/03/nw.D110000gmrb_20200903_2-11.htm.4 Liaoning Association for Science and Technology, "Cutting Edge丨Discussing the Science and Technology Innovation Status and Countermeasures (前沿丨浅议科技创新现状及对策)", The Paper, 7 mai 2020, https://www.thepaper.cn/newsDetail_forward_7284808.5 Li Kang, Zhang Jing & Deng Dasheng, "Evaluation of China's innovation policy implementation-based on survey data from 6 cities (我国创新政策落地评估 —基于六城市调查数据分析)”, Modern Science, Vol. 1/2020, http://www.casst.org.cn/pdf/2020.01.pdf; Liang Zheng, “From science and technology policy to science, technology and innovation policy——A reflection on transformation of policy paradigm in the context of Innovation-Driven Development Strategy (从科技政策到科技与创新政策——创新驱动发展战略下的政策范式转型与思考)", Studies in Science of Science, Vol. 3/2017, republished in: Keta xueshu 10 novembre 2019, https://www.sciping.com/32755.html.6 Liaoning Association for Science and Technology, "Cutting Edge丨Discussing the Science and Technology Innovation Status and Countermeasures (前沿丨浅议科技创新现状及对策)", The Paper, 7 mai 2020, https://www.thepaper.cn/newsDetail_forward_7284808.7 Wang Maoxiang, "Implementing innovation-driven strategy, catalyzing new development momentum through technological innovation (实施创新驱动战略. 以科技创新催生新发展动能)", Guangmingwang, 9 septembre 2020, http://theory.gmw.cn/2020-09/09/content_34168724.htm.8 Cf. Average Salary Survey, "China Salary", https://www.averagesalarysurvey.com/china. Alors que certaines institutions chinoises du secteur de la R&D peuvent s’appuyer sur des subventions publiques pour offrir des rémunérations très attractives aux meilleurs chercheurs (1000 Talents Program, Yangtze River Scholar Distinguished Professors Program, etc.), la grande majorité du personnel du secteur opérant dans des institutions publiques perçoit des salaires bien inférieurs à la moyenne nationale. 9 Shen Jian, "How big is the gap between the conversion rate of China's scientific and technological achievements and the United States, and what is the problem? (中国科技成果转化率与美国差距有多大,问题在哪里?)", zhishi fenzi, 22 novembre 2019, http://zhishifenzi.com/depth/depth/7531.html; Liaoning Association for Science and Technology, "Cutting Edge丨Discussing the Science and Technology Innovation Status and Countermeasures (前沿丨浅议科技创新现状及对策)", The Paper, 7 mai 2020, https://www.thepaper.cn/newsDetail_forward_728480810 Zhang Qizi, "Independent innovation is the key to forming a major domestic cycle (自主创新是形成以国内大循环为主体的关键)", Guangming Ribao, 3 septembre 2020.11 Yu Jiang, Guan Kaixuan, Li Zhe, Chen Feng, "Focus on Key Technology Breakthroughs, and Strengthen National Scientific and Technological Innovation Systematization Capability (聚焦关键核心技术攻关强化国家科技创新体系化能力)", Bulletin of Chinese Academy of Sciences, 2020, 35(8):1018-1023, http://zgkxyyk.alljournal.cn/ch/reader/view_full_html.aspx?file_no=20200810&flag=1; Wang Maoxiang, "Implementing innovation-driven strategy, catalyzing new development momentum through technological innovation (实施创新驱动战略. 以科技创新催生新发展动能)", Guangmingwang, 9 septembre 2020, http://theory.gmw.cn/2020-09/09/content_34168724.htm.12 Masood, Ehsan, "All roads lead to China. China’s modern-day silk routes are reshaping science around the globe", Nature, Vol. 569, 2 mai 2019, pp. 20-23. Publication en intégralitéImprimerPARTAGERcontenus associés 26/10/2020 China Trends #7 - Des débats en peau de chagrin François Godement 27/10/2020 China Trends #7 - La "double circulation" de l’économie chinoise Viviana Zhu 29/10/2020 China Trends #7 - Xi Jinping et la prophétie autoréalisatrice des "individu... Heike Holbig